L’ADN d’Internet est-il modifiable de l’intérieur ?
Internet EpigénéTICs
ADN : Aujourd’hui passées dans le langage courant, ces trois lettres ne désignent plus seulement le programme héréditaire des organismes vivants. On parle de l’ADN d’une entreprise, d’un organisme public, ou même de l’ADN d’un Etat, pour décrire le patrimoine accumulé, la culture, les programmes nécessaires pour faire fonctionner une organisation, le réservoir de mutations favorisant l’innovation et le développement. Dans cette logique, il est naturel d’imaginer que l’écosystème informationnel que représente Internet, possède également son ADN dont la forme s’est complexifiée par suite des interventions individuelles et massives des internautes. On peut se représenter un ADN constitué de bits et d’octets, mais aussi de liens et de sites web, de routeurs et de hubs.
L’analogie entre le « cerveau planétaire » d’Internet et le cerveau humain, dans son évolution, sa structuration, son fonctionnement a été faite par plusieurs auteurs au cours des 30 dernières années1, mais c’est la première fois qu’un Institut de recherche, le Global Brain Institute, consacre l’ensemble de ses missions et de ses programmes à des recherches internationales sur l’intelligence répartie émergeant d’un réseau planétaire de personnes et de machines. C’est à l’occasion d’un séminaire rassemblant le 7 décembre à Bruxelles des chercheurs de plusieurs pays - informaticiens, sociologiques, neurobiologistes -, que je proposerai la thèse d’une « épigénétique d’Internet ».
L’épigénétique appliquée à l’ADN d’Internet
L’objet de cet article est de tenter de répondre à cette question : l’ADN d’Internet est-il modifiable de l’intérieur ? Ou existe-t-il une épigénétique d’Internet ? En d’autres termes, est-il possible que les internautes ou les entreprises (séparément ou ensemble) réussissent à imposer une multi gouvernance d’Internet ? On pourrait ainsi parler d'épigénétique par inhibition de certains comportements et désinhibition d'autres, ou encore de changements d'organisation pour mettre en valeur certaines caractéristiques au dépend d'autres. Il y a aussi les phénomènes de flux renforçant certaines voies, ce que Freud appelait « frayage » et qu'il comparait à un fleuve creusant son lit, mais qu'on peut mettre sur le compte d'une habituation. Faut-il voir, par exemple, dans l’émergence de cette force nouvelle, baptisée GAFA (Google/Apple/Facebook/Amazon) la montée en puissance de nouveaux maîtres du réseau mondial ? L’influence de ces entreprises sur Internet paraît illimitée et, de ce fait, pose problème. Mais, en réalité, quel est l’impact réel de GAFA sur l’ADN d’Internet ? Ces grandes firmes en situation de monopole sont-elles la preuve de la mise en pratique d’une forme de « manipulation génétique » globale susceptible de modifier le génome d’Internet à des fins mercantiles ou d’exercice non partagé du pouvoir ? 2
Le processus de mutation génétique et de sélection naturelle, tel que défini par Darwin et accepté par la grande majorité des généticiens et des biologistes du monde entier, est-il transposable à Internet ? Dans ce contexte, l’ADN, par suite de mutations et de sélections, ne peut se modifier structurellement que sur de très longues durées, même si dans une espèce, des mutations peuvent intervenir de manière rapide et successive. Mais il existe une autre forme de modification du rôle de l’ADN : la modulation de l’expression des gènes par l’épigénétique. Qu’est-ce que l’épigénétique ? Imaginons, pour l’illustrer, que l’ADN soit comparable à une portée de notes de musique. À partir de ces notes il est possible d’interpréter une harmonieuse symphonie. Sa qualité et son succès dépendront du talent du chef d’orchestre et des musiciens. Les effets de l’épigénétique sont analogues à cette symphonie, jouée à partir d’une succession de notes et de signes musicaux. Cette importante découverte, présentée dans des livres récents3, s’appuie principalement sur l’observation suivante : le comportement humain (et animal en général) peut moduler l’expression des gènes. En effet, ce comportement (alimentation, exercice, management du stress, relations sociales, réseaux social et familial, plaisir…), conduit à la production dans les cellules d’un certain nombre d’activateurs ou d’inhibiteurs, jouant le rôle d’interrupteurs chimiques qui vont éteindre, allumer, augmenter ou diminuer l’expression de certains gènes. Un processus fondamental dans la prévention de maladies, le maintien d’une bonne santé, le ralentissement du vieillissement. L’épigénétique va jouer un rôle d’importance croissante dans le management de la santé, et l’industrie pharmaceutique, qui ne s’y est pas trompée, s’y intéresse de plus en plus.
Internet, un cerveau planétaire fluide
Le cerveau humain est un des éléments de l’épigénétique : l’expression des gènes peut être modifiée par notre état psychologique, notre façon de réagir face à la maladie, notre relation aux autres, l’utilisation de placebo ou de nocebo, de pratiques millénaires telles que la méditation ou le yoga… La neuro-psycho-immunologie, montre à quel point le système hormonal, le système nerveux et le système immunitaire sont interconnectés en permanence, permettant de contrôler et de réguler la consommation d’énergie, l’humeur, la motivation, l’instinct sexuel, la volonté d’agir ou de ne pas agir.
Internet « cerveau planétaire » est connecté à un grand corps social, à un écosystème lui-même pourvu de son métabolisme propre et susceptible d’influencer Internet en retour, par coévolution. Ce cerveau planétaire pourrait-il conduire à la modification de l’ADN d’Internet en affectant les aspects scientifique, technique, culturel, politique et économique de cet immense écosystème informationnel ? Si oui, qui agit, comment, et avec quels moyens d’amplification ?
Pour être en mesure répondre à cette interrogation, il convient de revenir à la notion du « cerveau fluide ». Le neuropsychologue canadien Donald Hebb et le biologiste et philosophe français d’origine chilienne Francisco Varela, notamment, ont démontré que le cerveau ne correspondait pas au modèle traditionnel proposé par les neurobiologistes et qu’il n’était pas non plus comparable à un ordinateur numérique fonctionnant en langage binaire (avec des bits de zéro et de un). Il se reconfigure en permanence en fonction de sa communication avec le monde extérieur et avec son propre écosystème interne : réseaux, organes, tissus et cellules. Le corps humain pourrait, lui aussi, être considéré comme « fluide » puisqu’il peut s’adapter, se mobiliser grâce aux effets de l’épigénétique. Le cerveau est une machine chimique intégrée au corps et ne joue pas seulement un rôle hiérarchique qui commanderait le corps. Par exemple, des neurones possèdent des récepteurs d’hormones gastriques, tout comme l’intestin comporte cent millions de neurones. Un « cerveau abdominal » (ou entérique) qui influence notre comportement et notre santé. Tous les réseaux du corps sont en intercommunication étroite. Il en va de même pour les multiples réseaux d’Internet.
En juillet 2001, dans un article présenté au Global Brain Group4, je décrivais la stabilisation de certaines propriétés d’Internet résultant du fonctionnement global du système et des actions des internautes. Par exemple, un nouveau programme lancé et testé par des bêtatesteurs verra son utilisation amplifiée ou, au contraire, réduite selon l’intérêt et l’efficacité que lui attribuent les internautes. On pourrait parler de stabilisation sélective des synapses d’Internet, comme dans le processus décrit en 1973 pour l’évolution du cerveau par le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux et les biologistes Philippe Courrège et Antoine Danchin5.
Si on évoque l’isomorphisme entre le cerveau et Internet, il ne faut pas oublier de citer les deux formes de communication se déroulant à l’intérieur du cerveau et dans le système nerveux : La communication de neurone à neurone, comparable à un système câblé de télécommunications passant par exemple par la fibre optique. Et la communication d’astrocytes en astrocytes (les cellules gliales du système nerveux) qui ressemble plutôt au téléphone cellulaire GSM. L’information, au lieu de se propager le long de fils ou de câbles, saute en quelque sorte de hub en hub. Serait-ce la base de l’intuition qui, en parallèle, explore plusieurs solutions ou mémorisations pour trouver une voie vers la solution de problèmes ? Ce type de processus pourrait-il être à l’œuvre dans l’écosystème Internet ? On considère en effet un web intuitif, tel que proposé par Tim Berner Lee, l’inventeur du Web6, et qu’il considère comme la prochaine étape de l’évolution d’Internet.
GAFA, nouveaux maîtres du monde ?
N’oublions pas qu’Internet est connecté à des réseaux de communication globaux et ramifiés, qui constituent le « corps » de la société (usines, réseaux d’échanges énergétiques ou financier, produits manufacturés, services immatériels...). Au sein de ce corps vivant, il existe un anabolisme de construction et un catabolisme de destruction ou de recyclage. En d’autres termes, l’organisme ou l’organisation sont soumis à certaines réactions qui peuvent avoir des effets sur le métabolisme du corps humain ou (du corps) de la société ou de l’organisation. Nos sociétés se montrent de plus en plus soucieuses de réguler ce métabolisme de l’énergie pour limiter les déchets et les rejets de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, accusés de contribuer au réchauffement climatique. On peut ainsi déployer une sorte « d’Internet de l’énergie », une Smart Grid ou grille intelligente de distribution de l’électricité. Il s’agit de mixer les énergies, en particulier renouvelables, afin qu’elles puissent être distribuées ou stockées de manière décentralisée par la Smart Grid. On se dirige ainsi vers une forme d’énergie en peer-to-peer (P2P), ouvrant la voie à une véritable démocratie énergétique. Le métabolisme sociétal et écosystémique est régulé par les êtres humains, mais aussi -et surtout- par des ordinateurs reliés à Internet dans un nuage ubiquitaire : le Cloud. Force est de constater l’influence grandissante de l’écosystème Internet dans le métabolisme du corps vivant, constitué par l’ensemble des populations et des structures qui l’ont construit pour survivre et se développer, en particulier les villes.
Mais un réel danger menace l’avenir d’Internet et, à travers lui, des citoyens de la civilisation du numérique. Les forces en présence (entreprises, grands lobbies,- tels que industries financière, pharmaceutique, agroalimentaire, de l’armement, des drogues, de l’énergie- méga-organisations, États…) tentent d’accaparer les ressources et le pouvoir au sein de cet écosystème et cherchent à détourner ses propriétés pour désinformer, agir sur l’information elle-même, manipuler les cours de la bourse et le monde financier ou encore mettre en difficulté des entreprises concurrentes ou identifiées comme « politiquement incorrectes », voire en mobilisant des hackers pour pénétrer et espionner des cibles stratégiques.
GAFA exerce un contrôle invisible, mais bien réel et de plus en plus oppressant et inquiétant, sur les actions de la vie quotidienne, privée ou professionnelle des internautes. Le monde politique participe, lui aussi, à ce jeu parfois inconscient de la modification des gènes d’Internet. Qu’il s’agisse de contrôler le modèle traditionnel des droits d’auteur et l’échange de musique, de vidéo ou de texte sur Internet ou d’entretenir des relations incestueuses avec des lobbies qui garantissent un soutien intéressé, Est-il donc possible de modifier profondément l’ADN d’Internet, d’exercer un contrôle multifonctionnel et multidimensionnel, bref, de prendre le pouvoir ? Comme pour l’organisme vivant, une épigénétique d’Internet pourrait-elle assurer un co-contrôle, une co-régulation par les « utilisateurs neurones » d’Internet ? Et ces modifications épigénétiques, découlant du comportement des internautes, pourraient-elles avoir des effets positifs pour la démocratie, les libertés humaines et l’avenir de l’humanité ?
La co-révolution de la société fluide et du partage, que je décris dans mon dernier essai7 montre que le partage et la coordination peuvent conduire à des mouvements massifs sur Internet. Les actions précédées par “crowd” en anglais (crowd sourcing, crowd financing…) sont la preuve que l’intelligence intuitive d’Internet peut résoudre des problèmes complexes, que la capacité de financement collective peut favoriser le lancement de nouvelles entreprises, que les tableaux de bord de santé personnalisés, grâce aux smartphones et donc à Internet, peuvent bouleverser des industries bien établies comme l’industrie pharmaceutique ou agroalimentaire. On voit apparaitre des prosumer (mot anglais formé à partir de producer et consumer : producteur et de consommateur) qui sont en train de « désintermédier » les organisations pyramidales qui contrôlent aujourd’hui notre vie, c’est-à-dire celles de l’énergie, mais aussi de la banque, de l’assurance, du tourisme, de l’éducation...
On pourrait donc, de l’intérieur, modifier ou faire modifier des règles et des lois. Changer ce que le biologiste britannique Richard Dawkins appelle, non pas les gènes sociaux, mais les memes ou ADN sociétal8. En tout cas, ce qui change "l'épigénétique" sociétale, ce sont bien des dispositifs matériels, des circuits de distribution, l'infrastructure (dont Internet fait partie), déterminant la superstructure. Internet produit des monopoles naturels, dont on ne peut guère se passer mais, on ne peut espérer remplacer les systèmes hiérarchiques par des co-productions en P2P ou des co-régulations. Ce n'est pas l'un ou l'autre, c'est l'un et l'autre. Je ne pense pas qu'on puisse en faire une alternative complète aux GAFA comme à toute centralisation, mais plutôt un complément ou la contrepartie, faisant une part grandissante à la gratuité coopérative et à la désintermédiation dans une économie plurielle.
Des rapports de force aux rapports de flux
Comment modifier de l’intérieur l’ADN d’Internet ? La question est, en effet, fondamentale pour l’avenir de notre société et de l’humanité. Les réseaux sociaux, animés par les générations nées avec Internet, pèsent déjà de tout leur poids et font sentir leur pouvoir lorsqu’ils remettent en cause les régimes des pays totalitaires ou les modèle économiques et sociaux des pays démocratiques. Les mouvements les Indignés, Occupy Wall Street, le Printemps arabe et le Printemps érable… ont prouvé leur efficacité et affiché leur détermination. Une utilisation intelligente des réseaux sociaux et de la télévision alliée aux cyberactivistes et manifestants de rue, aura contribué à faire plier les régimes les moins permissifs. Et que dire des actions subversives de WikiLeaks, du collectif Anonymous, des Pirates ou encore du mouvement anti Poutine des Pussy Riot, indiquant une pression du bas vers le haut : l’expression populaire massive catalysée par Internet ?
La question demeure : ces mouvements conduisent-ils à modifier de manière épigénétique l’ADN d’Internet ? La réponse est vraisemblablement oui, car des millions d’internautes vont modifier leurs actions, leurs créations, leurs liens, leurs enregistrements, leurs contacts, leurs amis ou leur blog… selon leur appréciation personnelle de ces différents mouvements. Comme pour l’ADN d’une entreprise ou celui d’un Etat. Un important travail de recherche doit être entrepris pour confirmer ou infirmer la modification épigénétique de l’ADN d’Internet. Ou plus généralement sur ce que j’appelle la « diginétique » ou l’épigénéTICs (par référence aux TICs). C’est d’ailleurs l’un des objectifs du Global Brain Institute que de tirer des enseignements de l’étude de l’isomorphisme entre cerveau humain et cerveau planétaire. Mais Internet peut aussi échapper à ces scientifiques…Le nombre de « maladies » d’Internet s’accroît : schizophrénie, paranoïa, mégalomanie ou dépression. Pour traiter ces maladies psycho-technico sociétales, voire guérir Internet de l’intérieur, il existe des remèdes planétaires. Mais qui décidera de leur administration et de la posologie ? Peut-il exister un management global du cerveau planétaire, une gouvernance mondiale ? Pour ma part, je crois davantage à une co-régulation citoyenne par des femmes et des hommes informés, qui agiraient par feed-back citoyen en renvoyant l’information vers des centres décisionnels exerçant une forme de pouvoir transversal. C’est le cas dans la société fluide, modèle que je propose et décrit dans Surfer la vie.
Il est clair que la technologie ne suffira pas pour modifier l’ADN d’Internet de l’intérieur, ni pour guérir ses maladies. Pour assurer la bonne santé d’Internet, il faudra partager des valeurs qui engendrent la solidarité, l’échange, le partage, le respect mutuel dans la construction du monde de demain. Un monde, souhaitons-le, plus empathique et moins compétitif. Passons des rapports de force aux rapports de flux, des valeurs guerrières aux valeurs solidaires. A l’exercice solitaire du pouvoir électif, préférons la pratique solidaire de l’intelligence collective.
Crédit photo : 13h37.me - http://www.13h37.me/adn-usb/
1- Joël de Rosnay, l’Homme symbiotique, (1995), et Le Macroscope, (1975) Editions du Seuil.
2- (Voir à ce sujet l’excellent livre de Phil Simon : « The Age of the Platform » Motion Publishing, 2011)
3- Et l’Homme créa la vie. (éd. Les Liens qui Libèrent, LLL, 2010) ou Une vie en plus. (avec Jean-Louis Servan-Schreiber, François de Closets et Dominique Simonnet. Seuil, 2005),
4- Joël de Rosnay, “Increase of complexity of Internet interfaces and the Darwinian process of selective stabilization of Internet nodes”. Summary of presentation, Global Brain Workshop, Brussels (July 4, 2001).
5- Jean-Pierre Changeux, Philippe Courrège, and Antoine Danchin, “A Theory of the Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses”. Proc. Nat. Acad. Sci. USA, Vol. 70, No. 10, pp. 2974-2978, (October 1973).
6- Tim Berners-Lee, “The World Wide Web - Past, Present and Future, Journal of Digital Information”. Vol 1, No 1 (1997).
7- Joël de Rosnay : « Surfer la vie. Comment sur-vivre dans la société fluide ? » (éd. Les Liens qui Libèrent, LLL, 2012)
8- Richard Dawkins,“The Selfish Gene”. New York City : Oxford University Press, (1976).
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