Le monde s’est-il créé tout seul ?
« Le monde s’est-il créé tout seul ? » Telle est la question faussement naïve que s’en est allé poser l’écrivain et journaliste Patrick Van Eersel, directeur de collection chez Albin Michel et accessoirement membre illustre de l’Institut de recherche sur les expériences extraordinaires (INREES), aux « plus grands scientifiques de notre temps ». « Comment l’univers a-t-il commencé ? A-t-il existé de toute éternité ? Ou a-t-il démarré à un certain instant T ? (…) Qu’y avait-il avant cet instant T (…) Quelle est la place du hasard dans l’évolution du réel ? Qu’en est-il de la liberté humaine ? Sommes-nous étrangers au monde ? Sommes-nous au contraire les enfants que le cosmos attendait ? » Telles sont quelques-unes des questions qui émaillent ces entretiens parfois un peu décousus, mais toujours passionnants, symptomatiques des principaux courants de pensée qui agitent actuellement la communauté scientifique et parascientifique. Petite revue « au fil de l’eau » de l’ouvrage…
Trinh Xuan Thuan (Astrophysicien)
Avant de répondre à la question titre, Trinh Xuan Thuan replace de façon brillante la question dans son contexte : la place centrale dans l’histoire de la pensée humaine de la « question des origines », « quête de transcendance » qui présente un évident caractère universel et élève seul l’humain au-dessus de la simple « survie ». Cette recherche de transcendance a d’abord pris la forme primitive de l’animisme, selon lequel toute composante de la nature, homme, animaux, plantes, minéraux, était doué de la même âme et de la même vie (« Si vous butiez contre une pierre, vous vous excusiez à l’esprit pierre ! », illustre-t-il de façon un tantinet condescendante) ; le problème de l’origine, encore floue, y trouvait un début de réponse dans la figure d’un « Grand esprit » masculin ou féminin. Au fil de l’histoire, l’humanité est passée de cette vision « magique » à une vision « mythique », les esprits naturels s’incarnant sous forme de dieux à l’allure humaine, mais dotés de pouvoirs surhumains, dont les amours et les guerres expliquaient l’ensemble des phénomènes naturels et historiques, y compris la création de l’univers. Enfin se produit ce que l’astrophysicien qualifie de « miracle grec », l’acte fondateur de la science moderne occidentale, « l’intuition extraordinaire que les phénomènes naturels peuvent être compris » par la raison humaine par observation de la nature.
La discussion oppose ensuite de façon pertinente les conceptions occidentales et orientales de l’univers. Selon Trinh Xuan Thuan, la conception « déiste » et « monothéiste » de la civilisation judéo-chrétienne explique l’avance considérable prise par la science occidentale. La conception mécanique et déterministe d’un « dieu horloger » de Kepler et Newton, ayant actionné le monde avant de se retirer, était en effet la condition indispensable à la naissance de la science ; science dont le projet est précisément de démonter ce mécanisme d’horlogerie (« méthode réductionniste ») pour en comprendre les règles puis d’en prédire les évolutions futures (ce qui fit dire à Laplace que, si l’on pouvait connaître précisément le présent, on pourrait prédire exactement l’avenir). En revanche, la conception « holiste » de la pensée orientale (indouisme, bouddhisme, taoïsme...), qui ne postule pas l’existence d’un mécanisme à comprendre, n’a pas conduit à l’émergence d’une véritable science, même si ces civilisations ont donné naissance à de brillantes inventions technologiques. Néanmoins depuis près d’un siècle la science occidentale, et nommant la mécanique quantique et relativiste, semble retrouver indirectement certaines conceptions de la pensée orientale, comme l’impermanence et l’interrelation de toute chose, ou encore une certaine vision cyclique des phénomènes (le premier à décrire cette convergence insoupçonnée de la science occidentale et de la spiritualité orientale était Fritjof Capra dans le passionnant Le Tao de la physique, paru en 1975).
Hélas, cette science ambitieuse a finalement porté plusieurs coups fatals à l’« égocentrisme » humain : non seulement la Terre n’est plus au centre de l’univers (révolution copernicienne), non seulement nous descendons du singe (révolution darwinienne), mais encore notre propre esprit nous échappe irréductiblement (révolution freudienne) ; pire, le réel est ontologiquement insaisissable et imprévisible (révolution quantique et relativiste) et le second principe de la thermodynamique nous enseigne que l’univers va peu à peu se refroidir jusqu’à une « nuit sans fin »... Débarrassé d’un Dieu devenu inutile, l’univers devient ce désespérant, cet effrayant « silence éternel de ces espaces infinis » pascalien, ce monde vide de sens qui ne peut conduire qu’au pessimisme ou au nihilisme : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard », résume ainsi en 1970 le biochimiste Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité.
C’est dans ce contexte que l’énoncé du Principe anthropique fort par le spécialiste des trous noirs Brandon Carter en 1974 a suscité l’enthousiasme d’une partie de la communauté scientifique. Selon ce principe, dont Trinh Xuan Thuan est un fervent partisan, la probabilité pour que les conditions initiales et les constantes physiques (vitesse de la lumière, constante de Planck, charge de l’électron...) de l’univers soient compatibles avec l’apparition de la vie (expansion permettant la formation des étoiles, permettant à leur tour la fabrication des éléments lourds nécessaires à l’apparition de la vie organique, mais aussi configuration particulière du système solaire, composition de l’atmosphère terrestre...) sont de l’ordre de 10 puissance 60 ! Une infime variation et « l’univers aurait été bien morne et triste : il ne contiendrait que des nuages d’hydrogène et d’hélium et n’aurait formé ni galaxie ni étoiles ni planètes ni hommes. Et, surtout, il n’aurait jamais généré cet objet le plus complexe de l’univers qui soit connu dans l’univers, le cerveau humain ». Cette probabilité est tellement inconcevable qu’elle ne peut que laisser supposer qu’il y ait quelque chose qui ait « réglé » l’univers lors de sa création avec l’« intention » de permettre l’apparition de la vie et de la conscience (définie selon Trinh Xuan Thuan comme la capacité à manipuler des symboles mentaux, à se poser des questions existentielles, à avoir un sens de la transcendance et du sacré : car « On ne verra jamais des chimpanzés, qui partagent pourtant 99,5 % de notre génome, (...) composer L’Hymne à la joie, peindre Les Nymphéas ou écrire des ouvrages de théologie traitant de Dieu et de la vie après la mort »). Finalement, ce principe anthropique permet envers et contre tout de réintroduire un principe créateur conscient et maintenir l’homme à une place prééminente, celle du projet. Ce qui faisait dire au physicien Freeman Dyson (qui participa à la fondation de l’électrodynamique quantique) : « L’univers savait quelque part que l’homme allait venir ».
Bien sûr, d’autres théories concurrentes existent, comme par exemple celle des multivers : on peut concevoir qu’il existe bien 10 puissance 60 univers, que ce soient des mondes parallèles ou se succédant dans le temps dans une série de Big Bang et de Big Crush (théorie qui prend du plomb dans l’aile si l’on en croit les dernières mesures cosmologiques semblent tendre vers un univers en expansion infinie... même si une autre théorie spécule sur la possibilité de nouveaux Big Bang au sein de notre univers à partir de trous noirs...), de sorte que l’existence d’un univers exceptionnel ayant permis l’apparition de la vie (le nôtre) n’a rien de plus extraordinaire que le fait qu’un joueur de loterie finira forcément, au bout d’une infinité de fois, par tirer le gros lot ! Néanmoins, ces théories de multivers sont par essence « invérifiables », ce qui heurte le scientifique qu’est Trinh Xuan Thuan ; l’astrophysicien voit en revanche plusieurs arguments forts (bien que tout aussi invérifiables me semble-t-il) en faveur du principe anthropique, notamment le « principe d’économie » (« pourquoi faire compliqué si on peut faire simple ? »), selon lequel il est plus logique de supposer une explication simple (un « projet » conscient de l’univers) à des explications compliquées (les diverses déclinaisons du multivers) ; autre argument, la « beauté » de l’Univers, son « harmonie » qui laisse percevoir une profonde unité, comme l’illustre l’unification progressive des forces et la recherche d’une « Théorie du tout » (qui, selon des scientifiques comme Stephan Hawking, permettrait de connaître les desseins de Dieu) : difficile de concevoir que tout cela est le fruit du seul « hasard ». Trinh Xuan Thuan postule donc, un peu à la manière du Pari de Pascal, qu’il n’y a qu’un seul univers, le nôtre, qui du coup ne peut s’expliquer de façon satisfaisante que par un « principe créateur », qu’il conçoit de façon assez proche de la Nature panthéiste de Spinoza, un « principe conscient » qui a voulu l’apparition de l’homme.
P. Van Eersel observe que cette conception d’une « création » et d’un « créateur » va à l’encontre de la doctrine bouddhique, selon laquelle il est inutile de se demander comme Leibniz « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (Trinh Xuan Thuan reconnaît qu’il n’est effectivement pas un bouddhiste « orthodoxe » et que, sur ce point, il s’oppose notamment à Mathieu Ricard). Suivent alors une digression sur le Théorème d’incomplétude de Gödel puis quelques lieux communs sur le thème « science et éthique » et la complémentarité entre science et spiritualité, Trinh Xuan Thuan se targuant à ce sujet d’avoir mis en évidence avec Mathieu Ricard dans leur best-seller L’Infini dans la paume de la main cette « résonance certaine entre les deux visions, bouddhiste et scientifique, du réel » (ce qui, pour autant que j’en sache, me semble une redite vingt-cinq ans après du livre de Capra...) ; on y apprend incidemment qu’il est membre fondateur de la International Society for Science and Religion (ISSR), ce qui me semble un peu contradictoire avec les convictions de l’homme dans la mesure où celle-ci vient de condamner vigoureusement la théorie de l’Intelligent Design (qui, observant que l’apparition de certains organes ou fonctions extraordinairement complexes en un temps aussi réduit n’est pas compatible avec les lois de l’évolution, en conclut à l’intervention d’un « designer » intelligent), pourtant assez proche du principe anthropique fort...
Ilya Prigogine (physicien et chimiste)
Pour Ilya Prigogine, austère physicien et chimiste d’origine russe décédé en 2003, les principes de structures dissipatives (système loin de l’équilibre thermodynamique pouvant donner spontanément naissance à des brisures de symétrie sources de structures complexes chaotiques, concept qui lui a valu le prix Nobel) et d’auto-organisation (augmentation spontanée de l’organisation interne d’un système éloigné de l’équilibre, contournant le principe d’entropie croissante), qui permettent de conduire à l’apparition de propriétés émergentes, permettent d’expliquer l’apparition « automatique » de la vie et de la conscience sans faire appel à un principe créateur transcendantal.
Une dissertation un peu ardue sur les « systèmes non intégrables » le conduit à poser l’imprévisibilité irréductible du monde, c’est-à-dire à son caractère « probabiliste » qui, selon lui, est synonyme de « création ». Le moteur de l’univers est ultimement un mécanisme d’« autocréation », selon lequel l’apparition de la vie et de l’homme est somme toute aussi naturelle et « pas plus exceptionnelle que la chute des corps » ; cette nouvelle vision du monde rend complètement inutile le principe anthropique défendu par Trinh Xuan Thuan, que Ilya Prigogine qualifie de « gratuit » et aussi « simpliste » que l’affirmation selon laquelle la pastèque a des tranches pour être mangée en famille !
L’entretien, jusqu’ici très tranchant, s’achève de façon un peu frustrante : Ilya Prigogine élude quelque peu la question de l’origine du processus d’autocréation, ne répondant pas de ce fait au fond de la question ; puis Patrick Van Eersel, un peu refroidi par autant d’hostilité au principe anthropique qu’il semble bien aimer, ramène l’entretien sur « l’éthique du scientifique » et autres lieux communs, avant de conclure, plein d’espoir : « d’une certaine façon, ne peut-on pas dire que la vision probabiliste intègre la question d’une force créatrice divine ? » « Oui, d’une certaine manière », répond Prigogine, manifestement pas très convaincu. Ouf, tout n’est pas perdu !
Albert Jacquard (généticien)
L’interlocuteur suivant n’est autre que le très médiatique et incontournable généticien Albert Jacquard, que l’on nous présente comme un humaniste, altermondialiste de la première heure, défenseurs des sans-logis et des sans-papiers, et contributeur régulier au très gauchisant Monde diplomatique (et il a même le collier de barbe de Robert Hue !). L’entretien commence sur les chapeaux de roue : pour Albert Jacquard, la question en elle-même n’a pas de sens, parler d’un « avant » le Big Bang ne signifie rien car le temps n’existait même pas, de sorte que le concept de « création » n’a aucune signification, et par conséquence celle de « créateur » (un « rôle stupide et ridicule de bricoleur (...) du petit crétin qui fait des expériences dans son labo ») non plus.
Aiguillonné habilement par Patrick Van Eersel, qui semble ne pas avoir digéré le principe d’autocréation de Ilya Prigogine, le généticien cite le Paradoxe de Russel (impossibilité de définir un « ensemble de tous les ensembles »), assez voisin du principe d’incomplétude de Gödel, pour conclure que « nous devons en permanence nous référer à un tout supérieur à nous » (re ouf !). Toutefois, selon lui, le raisonnement du principe anthropique, qui consiste à considérer qu’un événement dont la probabilité est infiniment faible est impossible, est une « erreur logique » ; quand aux théories de l’auto-organisation, il juge « ne pas en avoir besoin », préférant le concept d’« interconnexion » et de « porosité ». L’entretien s’oriente ensuite sur la continuité entre l’inanimé et le vivant, Albert Jacquard voyant la véritable rupture ontologique de l’évolution dans l’apparition de la conscience (dont, comme le Big Bang, il est toutefois bien en peine de dater et d’expliquer l’apparition) : nous, humains, avons bien « de la chance » d’être doué de conscience (« Je suis un bout de l’univers, mais pas n’importe lequel »), ce qui confère un caractère « sacré » à l’humanité. Finalement, si Albert Jacquard s’oppose au principe anthropique, il n’en renonce pas moins grâce au concept de conscience à placer l’homme à part, au-dessus de la création.
Albert Jacquard termine l’entretien par quelques considérations hors sujet sur son « utopie », un monde « humain, sans économie, sans la notion de valeur monétaire, sans compétition » etc. Albert Jacquard, un personnage bien dans l’air du temps, dans la causticité tournant parfois à la suffisance (« Ridicule ! » « Toutes ces bêtises du XIXe siècle ! » « C’est du niveau d’un garçon qui fait sa première communion, ce n’est pas raisonnable ») trahit une haute estime de lui-même. Et qui nous laisse sur l’impression irritante, par quelques pirouettes roublardes, de ne pas avoir vraiment répondu à la question qu’on lui posait.
Joël de Rosnay (biologiste)
L’entretien suivant nous permet de faire la connaissance du biologiste Joël de Rosnay, penseur des grands enjeux de la science et de la technologie, « technologue humaniste » comme il se définit lui-même, accessoirement cofondateur d’Agoravox (avec Carlo Revelli) et surfeur émérite. Joël de Rosnay résume succinctement l’opposition entre la « causalité » de la vision « déterministe » (symbolisée par un cône partant de l’origine) et la « finalité » de la vision « téléonomique » (cône convergeant à l’apparition de la conscience), deux alternatives qu’il estime « irréductibles ». Pour lui, de façon très proche de Prigogine, l’homme est le résultat de « beaucoup de hasards, de chaos, d’amplifications, de bifurcations et de structures dissipatives successives », conduisant naturellement à une « forme émergente » comme la vie, une auto-organisation qui, rétrospectivement, nous donne l’illusion d’une intention.
Faire de l’homme le point d’aboutissement de l’évolution est donc une illusion qui, comme toutes les pensées systémiques, comporte des dangers (à l’instar, selon lui, de certaines dérives écologiques « totalitaires » comme la deep ecology ou les adeptes de Gaïa). Au contraire pour lui l’homme n’est qu’une étape vers un nouveau stade, une « macrovie », un « cybionte » qu’il décrit dans son ouvrage L’Homme symbiotique. L’entretien tourne un peu à la futurologie (« interfaces biotiques », « symbiose homme machine »...), la question devenant maintenant « l’homme peut-il créer un nouveau monde », une nouvelle forme de vie qui serait à l’homme ce que le corps est à la cellule ; un « organisme macroplanétaire » auquel aucune philosophie, idéologie, religion ou structure politique n’est aujourd’hui prête. Après quelques métaphores de surf à la Brice de Nice (« une sorte de flirt avec l’onde » !), Patrick Van Eersel réussit à caser in extremis une conclusion sur, encore lui, le principe d’incomplétude de Gödel selon lequel « plus ça va aller, plus l’inconnu va grandir » (re re ouf !).
Jean-Marie Pelt (botaniste)
Nous passons alors à Jean-Marie Pelt, présenté de façon un peu hétéroclite comme « l’un des plus aimés botanistes français », « écologiste de la première heure qui ne craint pas le complexe agrochimique » (on apprend également qu’il est farouchement opposé aux OGM), « citoyen responsable », « poète contemplatif », « Chrétien profondément œcuménique (...) très sévère contre les intégristes » et « Européen convaincu », bref, quelqu’un de très respectable, « l’un des authentiques sages de la France actuelle ».
Jean-Marie Pelt est le co-auteur d’Après nous le déluge, ouvrage dans lequel il s’enthousiasme sur le miracle d’improbabilité que constitue l’apparition de la vie. Il se défend pourtant d’être un partisan du principe anthropique fort, gêné par une science qui voudrait se préoccuper de la question du « sens » de l’univers. S’il est convaincu d’un « principe créateur », il met celui-ci du côté de la spiritualité et non de la science. La science n’a pas à se poser ce genre de question ; mais, inversement, un ouvrage comme la Bible ne peut pas se prétendre scientifique, notamment lorsqu’il décrit la création de l’univers et l’apparition de l’homme (qualifiant au passage les créationnistes d’« adultes demeurés en enfance »). Jean-Marie Pelt parvient ainsi sans difficulté apparente à concilier de façon complémentaire son travail scientifique et sa foi chrétienne, chacune s’adressant à une facette du réel : la science réfléchissant au « comment ça marche », la religion répondant aux questions des « causes premières » et des « fins dernières ».
La suite de l’entretien est un peu décousue et hors sujet ; Jean-Marie Pelt nous confirme qu’il est opposé aux « technoscience », au « tout génétique », mais plutôt pour « le fumier et l’humus » ; puis Patrick Van Eersel, dont ça semble être le dada, le ramène sur le théorème de Gödel qui conduit à une « mise en abyme du mystère ». Jean-Marie Pelt acquiesce : l’homme étant « fini », il ne peut accéder à l’infini de la connaissance par la science, au contraire de la « mystique » et de l’ « intuition ». Patrick Van Eersel rebondit : l’univers lui semble tellement « fantastique » qu’il ne peut être totalement dénué de « sens ». S’ensuit une nouvelle digression où Jean-Marie Pelt, « élevé dans une ferme de l’Auvergne profonde », revendique un « sentiment d’équilibre profond » alors que les jeunes sont « totalement instrumentalisé par un pouvoir économique » basé sur la technologie (MP3, Playstation, etc.). À l’« équilibre joyeux » du campagnard, il oppose la « dépression » des nouvelles générations coupées de la nature. Pour conclure, après un rappel de la « montée en complexité conscience » de Teilhard de Chardin (culminant en un « point oméga » dans lequel l’humanité rejoindrait Dieu, marquant sans tristesse la fin du Temps), que la force évolutive qui fait avancer le monde n’est autre que... « l’amour » (mais Luc Besson avait déjà compris ça).
Henri Atlan (médecin)
Le dernier entretien s’effectue avec le médecin et philosophe Henri Atlan, un des pionniers des théories de la complexité et de l’auto-organisation du vivant et penseur de l’éthique de la science.
Henri Atlan commence par rejeter l’aspect « scientifique » de la question, qui touche au domaine de la métaphysique, du mythe : l’humanité aspire depuis son origine à « enchanter » le monde, mais ce n’est en aucun cas le sujet de la science. Le concept même de temps 0 n’a pas de sens si l’on prend une échelle de temps logarithmique (idée déjà avancée par Albert Jacquard). Le principe anthropique fort lui semble une « version moderne des théories très naïves de Bernardin de Saint-Pierre » (celui qui prétendait que les melons avaient des tranches pour être facilement découpé par l’homme, exemple déjà donné par Ilya Prigogine). La métaphore du vivant comme un « programme informatique », en vogue dans la deuxième moitié au XXe siècle et inspiré par la découverte de l’ADN, qui induisait l’idée d’un programmateur divin, est aujourd’hui dépassée par celle de « systèmes dynamiques complexes », qui se passe de Dieu et de finalité. La distinction entre vivant et non vivant, animé et inanimé, disparaît également ; à l’instar d’un Spinoza, la nature est considérée comme un « tout », ce à quoi la science moderne semble donner raison contre ceux qui voyaient dans l’homme un être à part. Henri Atlan considère même que le concept de « complexité » n’est plus vraiment explicatif, mais devient un champ de recherche ayant pour but d’en faire une « notion scientifique opérationnelle » (comme les concepts d’énergie et d’entropie le furent dans le passé) ; la notion de propriété émergente n’a plus de caractère « miraculeux » et concerne bien d‘autres phénomènes que la vie.
Un peu déçu, Patrick Van Eersel revient à son obsession, le principe d’incomplétude. Pour Henri Atlan, l’incomplétude signifie avant tout la limitation de la connaissance humaine, qui oblige à passer par des calculs probabilistes, mais ne signifie pas du tout que le monde ne soit pas entièrement déterministe comme le pensait Laplace. Patrick Van Eersel, qui n’a pas saisit l’idée, s’enflamme, manifestement choqué que l’on puisse penser comme les « scientistes mégalomanes » que « bientôt, on saura tout », citant pêle-mêle Einstein (« plus la science avance, plus l’inconnu augmente »), les inégalités d’Eisenberg, le « réel voilé » de Bernard d’Espagnat, l’« inconnaissable », l’« incomplétude ontologique » des physiciens quantiques... Henri Atlan, mettant en garde l’auteur contre les « pseudo-concepts », répète et précise patiemment sa pensée au cours d’un dialogue désopilant (« non », « je ne suis pas d’accord », « ce n’est pas mon avis », « je pense que vous vous trompez dans votre façon de poser le problème », « je n’ai jamais dit ça ») : le réel est entièrement « intelligible » et déterministe (« mécanique »), mais infini, alors que nos sens, nos moyens d’investigations, sont finis, et donc notre science et notre connaissance : l’inconnu n’augmente pas du tout au fur et à mesure que notre connaissance progresse, mais la limitation ontologique de cette connaissance nous empêchera à jamais de tout savoir ; autrement dit, postuler qu’il n’y a pas de limite à la compréhension de la nature n’implique pas de croire à aucun moment que l’on a atteint la « connaissance ultime ». Par exemple, rebondit Patrick Van Eersel, tout heureux de trouver une porte de sortie aux perspectives démoralisantes du déterminisme, la science ne pourra jamais expliquer le « subjectif », la « vie intérieur », les « sentiments », la « création au sens où l’entendent les Chinois » !
La discussion se poursuit sur l’intelligence artificielle, l’euthanasie, les cultures de cellules humaines, le clonage thérapeutique, l’utérus artificiel (titre de l’un des ouvrages de Henri Atlan), et de façon générale les techno-sciences (son point de vue consistant à dire qu’il n’y a rien de « non naturel » et qu’il n’y a donc aucune raison d’être opposé par principe à des évolutions scientifiques, même si celles-ci nécessitent ou engendrent un « changement dans les rapports moraux inter-individuels »). Ce qui attire une question de Patrick Van Eersel sur le « principe de précaution » (que Henri Atlan pulvérise gentiment en arguant que la logique voudrait parfois de ne pas appliquer le principe de précaution au nom de ce même principe de précaution, le dénonçant comme une « fausse rationalité qui se veut faussement rassurante »). Le débat, à nouveau hors sujet mais passionnant, s’oriente alors vers l’illusion que nous pouvons avoir d’une maîtrise de nos choix, ce « libre arbitre » que Henri Atlan considère comme une illusion ; reprenant le point de vue de Spinoza contre les dualistes comme Descartes, il réaffirme l’unité indissociable de la matière et de la pensée. Poursuivant l’analyse du déterminisme absolu de Spinoza, qui nie le libre-arbitre, il y voit malgré tout une « éthique de la liberté », estimant que « la nature ne laisse aucune place au libre arbitre humain, mais que, dans certaines conditions – savoir y acquiescer, l’intégrer, l’intérioriser, le vivre -, cette situation devient une source de liberté, mais différente du libre arbitre, du libre choix. »
Henri Atlan évoque ensuite la nécessité de résister au désir de satisfaire ce « besoin profond d’unité, (…) de synthèse scientifico-mystique qui expliquerait tout », théorie du tout dénuée de sens mais qui a côté « totalitaire ». Patrick Van Eersel, du tac au tac, rétorque que certains philosophes jugent avec « une sévérité équivalente » les théories de l’auto-organisation, les qualifiant de « globalisante ». Pour Henri Atlan, ces jugements témoignent d’une « ignorance » du concept de systèmes auto-organisés, qui sont au contraire ouverts et dynamiques. Le danger totalitaire réside davantage, selon lui, dans le « tout biotechnologique » ou au contraire le « tout écologique », qui chacune à sa façon nourrit l’illusion d’une connaissance absolue et définitive. « Ce qui me conduit à une question à la Woody Allen, conclut énigmatiquement Patrick Van Eersel ; le bonheur est-il régulé ? ».
Ebauche de conclusion
En conclusion, deux visions semblent s’opposer dans le petit landernau scientifique : d’un côté les partisans du hasard et / ou de l’auto-organisation, position qui conduit à priver l’univers de sens, et donc notre existence même d’humain ; de l’autre côté les partisans d’un principe créateur qui, en postulant que la vie ou la conscience est le résultat de la volonté d’une intelligence créatrice, remettent l’homme au sommet, à défaut d’être au centre, de l’univers. Ainsi, le principe anthropique fort, que Trinh Xuan Thuan préfère appeler « principe de complexité », permet de repositionner l’homme, écarté du centre de l’univers par la science moderne, à son sommet (celui de la pyramide de la complexité chère à Hubert Reeves), mieux, comme sa finalité.
A la question « le monde s’est-il créé tout seul », seul le principe anthropique apporte donc une réponse claire : non. Malheureusement, à part Trinh Xuan Thuan, les interlocuteurs de Patrick Van Eersel contestent vigoureusement la validité scientifique de ce concept. Mais sans apporter de véritable alternative : les multi-univers ou l’auto-organisation apportent-ils vraiment des réponses scientifiquement satisfaisantes ? La question de départ a-t-elle même un sens ? Nous resterons un peu sur notre faim, la question soulevée étant manifestement encore trop ambitieuse pour la traiter dans un cadre purement scientifique. Finalement, que ce soit au nom du principe anthropique, du principe de complexité, ou comme Patrick Van Eersel en se raccrochant un peu burlesquement au principe d’incomplétude (mais après tout, son fonds de commerce n’est-il pas l’« extraordinaire » ?), ce livre me paraît surtout révélateur du refus farouche, et parfois irrationnel, de renoncer à la vision ethnocentrique de la création, renoncement qui amènerait à relativiser la place de l’homme dans l’univers et à priver de sens métaphysique son existence. Peur du néant, angoisse pascalienne, parfaitement résumée par Albert Jacquart : « Je crains surtout qu’il n’y ait rien ».
« Le Monde s’est-il créé tout seul ? », Patrice Van Eersel, entretiens avec Trinh Xuan Thuan, Ilya Prigogine, Albert Jacquard, Joël de Rosnay, Jean-Marie Pelt et Henri Atlan, Albin Michel, 2008, 224 p., 16 €
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