Soumission à l’autorité : du pain béni pour les Empereurs
Un mouton et un loup sommeillent en chacun de nous. Mieux vaut le savoir.
La tendance mimétique, exploitée par un pouvoir politique soucieux de son efficacité manipulatoire, peut conduire un peuple à se soumettre – à son insu – à toutes sortes d’injonctions, tant bénéfiques que maléfiques, du moment qu’elles servent les intérêts des puissants qui tirent les ficelles (injonctions guerrières et génocidaires comprises).
Rabelais en donne une magistrale démonstration dans Le Quart Livre (chapitre 8). Il décrit un personnage du nom de Panurge, franc fripon, cynique et dévoyé, un peu couard ; l’homme connaît mile aventures, mais surtout une : pour se venger de Dindenault, un marchand de moutons, Panurge s’embarque avec lui sur le bateau, achète un mouton... et le jette aussitôt à la mer. La nature mimétique des autres moutons fait le reste : hélas pour Dindenault, l’exemple et les bêlements du mouton jeté par-dessus bord entrainent tous ses congénères à la mer. Le marchand lui-même s’accrochant au dernier mouton se noie… Depuis ce roman (1546), l’expression « mouton de Panurge » qualifie celui qui imite inconsidérément ce qu’il voit faire par un autre, sans avoir recours à son libre arbitre et à son esprit de critique.
Certes, direz-vous, mais nous ne sommes pas des moutons. Du moins le croyons-nous...
La psychanalyse nous a rappelé (après Socrate et Platon) que notre vie est davantage dirigée par les forces occultes de notre inconscient. Les meilleurs comme les pires. Nombreux sont ceux qui refusent de l’admettre. Paix à leur âme, ils sont voués à la manipulation et l’endoctrinement.
Dans la suite de l’éveil des esprits, prendre conscience qu’un mouton de Panurge sommeille dans notre inconscient me semble une étape déterminante pour échapper à la manipulation, ennemi numéro 1 de notre liberté [vraie] de penser, et donc d’agir.
Les deux questions se posent alors :
- Nous est-il loisible d’évincer ce mouton de Panurge hébergé dans notre âme, et comment y parvenir ?
- Comment ne pas succomber au tour de passe-passe d’un méchant Panurge qui chercherait à réveiller notre loup intérieur pour la mauvaise cause ?
Ce questionnement renvoie à l’étude de Milgram Stanley :
Soumission à l’autorité, point d’appui central du sujet abordé dans ce billet (lien-1, et L’homme peut être engagé dans un processus immoral et criminel, il se soumet « naturellement » à l’autorité tant que celle-ci est homogène et reconnue.)
L’objectif avoué serait de participer au réveil des consciences endormies.
Pour prendre la mesure du puissant levier manipulatoire dans l’exercice de l’autorité, reportons-nous-en 1946 : au procès de Nuremberg, les accusés plaidaient tous l'innocence pour cause de soumission à l'autorité. Quinze ans après l'horrible découverte d'exterminations humaines massives par les nazis, Stanley Milgram a cherché à élucider le phénomène. Il a mené, de 1960 à 1963 (à l'université Yale, New Haven, NY), une expérience ayant pour but de déterminer les limites de la soumission à l'autorité et la responsabilité de l'individu. Il voulait comprendre les mécanismes psychologiques qui font taire le libre arbitre lorsqu'un individu est soumis à un ordre hiérarchique. Il allait découvrir sous quelles formes et comment ceux-ci se présentent au quotidien.
Pour celles et ceux qui n’ont pas lu l’ouvrage, rappelons simplement que cette expérience consistait à demander à des personnes recrutées sans critère spécifique d’infliger – dans un contexte bien particulier – une décharge électrique de plus en plus forte à un congénère. L’objectif était de mesurer le degré d’obéissance ou de désobéissance en fonction du contexte qui était donc la variable de l’expérimentation.
Bien entendu, les chocs électriques étaient fictifs, et le congénère supposé recevoir la décharge était un comédien qui simulait la douleur. Pour convaincre le sujet de la réalité des actes qu’il accomplira sous l’autorité de l’expérimentateur, on lui demandait de s’infliger au préalable un choc (vrai) de 45 voltes, sur l’échelle de 15 à 450 voltes disponibles.
À défaut d’une lecture intégrale, un bon résumé est disponible ici.
Un film a été réalisé sur l’inspiration de cette étude. Bien que pas totalement fidèle à l’expérience de Stanley, un extrait est visible sur Dailymotion.
Extraits de l’ouvrage traduit en français :
Page 12 :
Dans la réalité quotidienne, l'individu ne peut jamais agir in vacuo, il doit toujours le faire dans une situation spécifique. En outre, quoi qu'il arrive à l'individu, ou d'ailleurs à toute organisation humaine, cet événement ne peut se produire que par l'intermédiaire du contexte immédiat, physique et social, dans lequel la personne se trouve à un moment donné. [...]
[...] Au premier niveau, cette analyse est extrêmement banale. Mais il est surprenant de constater combien il est difficile de garder présentes à l'esprit les contraintes exercées par la situation ; la plupart des gens sont à la recherche d'une explication totalement personnalisée de l'obéissance, sans tenir aucun compte des pressions exercées sur l'individu par les conditions spécifiques de la situation, lesquelles, d'après mes expériences, sont d'une importance capitale dans la détermination de la soumission ou de la rébellion.
[...] Je souhaite en outre qu'il suscite chez les lecteurs une compréhension plus approfondie de la force de l'autorité dans notre vie et que, par voie de conséquence, il abolisse la notion de l'obéissance aveugle : ainsi, dans un conflit entre la conscience et l'autorité, chacun d'entre nous pourra tenter d'agir davantage en conformité avec les obligations que la moralité nous impose.
Page 152 :
[...] Dans la société actuelle, des intermédiaires surgissent souvent entre nous et l'acte ultime de destruction auquel nous participons.
C'est là en effet un des traits typiques de la bureaucratie moderne, même dans les cas où elle a été spécifiquement conçue pour assurer la réalisation d'un processus funeste : la plupart de ceux qui la composent n'exécutent pas directement les actions néfastes. Ils manipulent des papiers ou acheminent des munitions ou se livrent à d'autres activités mineures qui, bien qu'elles contribuent à l'effet final, demeurent loin des yeux et de l'esprit de ces fonctionnaires. [...]
Page 153 :
Tout directeur compétent d'un système bureaucratique chargé de l'application d'un programme destructeur doit organiser les divers éléments qui le composent de façon que seuls les individus les plus cruels et les plus obtus soient directement impliqués dans la violence finale. La majeure partie du personnel peut consister en hommes et femmes qui, étant donné la distance qui les sépare de l'aboutissement inéluctable du processus, n'éprouvent pratiquement pas de difficultés à accomplir leurs tâches secondaires. Ils se sentent doublement dégagés de toute responsabilité. D'une part, l'autorité les couvre complètement ; d'autre part, ils ne commettent personnellement aucun acte de brutalité physique.
Et enfin, page 252 :
Dans l'ensemble, ce qui m'a le plus surpris, c'est de constater le peu de corrélation entre les comportements observés en laboratoire et les individus eux-mêmes. Je suis certain que l'obéissance et la désobéissance ont pour origine un aspect complexe de la personnalité. Mais je sais que nous ne l'avons pas encore trouvé.
De toute façon, ce serait une erreur de croire que la désobéissance tient à une simple question de tempérament ou de se contenter de dire que les bons obéissent et les méchants désobéissent. Les multiples composants de la personnalité peuvent jouer un rôle trop compliqué aux divers stades des processus engagés pour autoriser des généralisations aussi simplistes. La psychologie sociale moderne nous apprend en effet une leçon d'une importance capitale : dans la plupart des cas, ce qui détermine l'action de l'être humain, c'est moins le type d'individu qu'il représente que le type de situation auquel il est affronté.
Serions-nous tous des fonctionnaires de l'horreur en puissance ?
C'est l'un des dilemmes les plus importants de notre époque qui se trouve à la base de cette recherche : où finit la soumission à l'autorité, et où commence la responsabilité de l'individu ?
Notre éducation nous a appris à cacher notre loup intérieur dans la peau du mouton.
Nul doute que la tendance mimétique que Luc-Laurent Salvador a présentée dans ses articles « théorie de la mimesis générale » (1 et 2) est à l’œuvre dans cette soumission. Allégeance qui légitime aux yeux du soumis le réveil du loup (pulsions sadiques) sagement rangé depuis l’enfance dans l’inconscient par souci de mimer les valeurs éthiques des éducateurs. Bref, c’est encore par mimétisme que nous apprenons à cacher le loup dans la peau du mouton !
Quand le plus grand nombre d’hommes et de femmes s’en tiendront à leurs propres sens critiques, cesseront d’obéir aux injonctions des dirigeants, écouteront leur cœur, s’engageront dans la désobéissance civique, ce jour-là, les Empereurs verront leur pouvoir perdre de l’ascendant : le peuple cessera de suivre bêtement le mouton-illusion montré en modèle à suivre.
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