Costa Concordia. la croisière ne s’amuse plus
Je crois qu’il y a un engagement politique et personnel dans notre manière à nous, simples citoyens, de décrypter l’information, une responsabilité dans le fait d’allumer la radio, la télévision, l’ordinateur, ou de tourner les pages de nos journaux, pour qu’au-delà des intentions des journalistes et de nos propres fantasmes, nous puissions en tirer les leçons qui nous rendront plus sages.
Le naufrage du Costa Concordia me rappelle assez bien cela, avec son sale relent de déjà-vu, comme celui du TK Bremen et de trop d’autres navires avant eux, un arrière-goût de la même mayonnaise médiatique qui permet, depuis des lustres, d’ériger n’importe quelle fortune de mer en métaphore de l’incurie d’un équipage, les mêmes coupables prestement désignés, le même manque de clarté, le même trop-plein d’interrogations.
La route, d’abord, anormalement proche de la côte, et plus que « surprenante » pour un navire qui l’emprunte 52 fois l’an. Les explications du commandant, ensuite, imputant l’accident à une roche non signalée sur les cartes. Une probabilité infime qui confirme la « faute nautique » du capitaine, cruciale en droit maritime. Les déclarations du porte-parole des garde-côtes, enfin qui indique que le navire, probablement suite à une avarie, a heurté une roche lui ayant occasionné une déchirure d’environ 70 mètres sur le flanc gauche (visible sur les photos de la quille, avec un gros morceau de caillou dedans) et une voie d’eau importante, suite à quoi le commandant aurait décidé de rapprocher son navire de la côte pour lui éviter de sombrer en eau profonde et faciliter les opérations de sauvetage. Une autre version qui émet l’hypothèse d’une avarie. Une version divergente, pour ne pas dire dérangeante.
Près de deux heures se sont écoulées entre le choc initial, suivi du black-out, et le déclenchement du signal d’alarme (sept coups brefs + un long signifient alarme et non abandon). Le Concordia dérivait-il ? Ou bien naviguait-il encore ? Pourquoi le Concordia est-il échoué sur le flanc droit, quand visiblement l’eau s’est engouffrée par la brèche du flanc gauche ? Le commandant a-t-il tenté de ballaster pour dégager la brèche ? S’est-il vraiment échoué là où il git aujourd’hui ? Cela parait impensable. Et dans ce cas, comment personne n’a-t-il remarqué que le navire ne faisait plus route, et se trouvait à une distance de la côte où, en tendant un le bras, on pouvait éteindre les lampes de chevet des habitants de l’île de Giglio ? Beaucoup trop de « soupe », dans le récit de ce naufrage. Cela discrédite l’ensemble. Et je passe sur les détails, le directeur de Costa assurant que le commandant était à la passerelle quand certains passagers affirment qu’il dinait avec eux, lors du traditionnel « dîner du commandant ». Et les blablas habituels ! Une poignée de témoignages isolés, pimentés de quelques énormités à faire pâlir la faïence d’un chiotte, et saupoudrés d’un zeste de pathos Hollywoodien.
Où est la vérité ? Où sont les véritables fautes ? Quelles sont les implications ? Il faudra, une fois de plus, attendre les résultats définitifs d’une enquête que les media auront oubliée depuis belle lurette quand ils seront rendus publics. S’ils le sont.
En attendant, le Commandant et le second ont été arrêtés, accusés d'avoir mis en danger la vie de leurs passagers et, crime suprême, quitté le navire avant la fin des opérations de sauvetage. Et tout serait dit ? Je ne cherche pas à les défendre. Les deux hommes ont immédiatement reconnu la faute nautique et endossé la responsabilité entière de l’accident. C’est la loi du métier. Cela leur vaudra quelques mois de prison ferme et la retraite dans la foulée. Mais je trouve cela un peu court, parce qu’avant toute autre considération sur leur faute et leur sort personnel, aux termes de la convention de Bruxelles, cela exonère la responsabilité du transporteur maritime, c’est-à-dire l’armateur. On ferme le ban. Une particularité du droit maritime bien commode, et qui ne trouve aucun équivalent en droit terrestre. Un anachronisme au service des intérêts financiers exorbitants d’armateurs et de leurs assureurs, qui s’opposent à toute évolution de cette « coutume », en dépit de plusieurs tentatives juridiques. La dernière en date s’est soldée par la Convention de Hambourg à l’initiative de l’ONU en 1978. Léger hic : la convention de Hambourg, n’a été ratifiée, en 1992 — soit 14 ans après sa rédaction — que par vingt « superpuissances maritimes » (Barbade, Botswana, Burkina Faso, Chili, Egypte, Guinée, Hongrie, Kenya, Liban, Lesotho, Malawi, Maroc, Nigeria, Ouganda, Tanzanie, Roumanie, Sénégal, Sierra Leone, Tunisie, Zambie). Je vous laisse libre d’en rire ou d’en pleurer.
La nuit dernière, à petit bruit, un chalutier irlandais est allé par le fond. Cinq disparus. Pas de couverture médiatique. Je ne sais pas quel sera le bilan humain définitif du Concordia. On parle de 3 morts et 17 disparus (11 passagers et six membres d'équipage). Même s’il est dramatique, j’estime qu’on s’en tire à bon compte. Vendredi soir, à bord du Concordia, le premier péril était de voir les 4 200 passagers céder à la panique. Le Titanic, vous savez… pas le bateau, le film. Panique, précisément, qui a conduit des dizaines de personnes à se jeter à l’eau pour tenter de regagner la côte proche à la nage, occasionnant ainsi la majorité des victimes. Et le bilan aurait vraisemblablement été beaucoup plus lourd si les garde-côtes italiens n’avaient pas été présents pour en repêcher la majorité.
Sans nier les problèmes humains d’organisation, et les déboires techniques (défaut de signalisation lumineuse, de certaines brassières, manœuvre des bossoirs par forte gite pour la mise à l’eau des chaloupes), on peut quand même reconnaître à cet équipage et aux secours d’avoir, en quelques heures, réussi à évacuer 4 200 personnes, parmi lesquelles certaines âgées, d’autres très jeunes (52 enfants de moins de six ans). Sans compter la poignée de témoins reconnaissants qui se sont empressés de tirer à boulets rouges sur l’organisation du sauvetage… à peine furent-ils hors de danger et à portée de micro. Peurs et rages ! « On a minimisé l’accident », disent certains. « Le commandant ne nous a pas averti du danger » assènent d’autres. Et que voulez-vous qu’il vous chante ? « Sauve qui peut ! Vous allez tous mourir », sur l’air des lampions ? Sérieusement, la plupart de ceux qui accusent aujourd’hui, ne connaissent rien aux difficultés inhérentes à l’évacuation d’un navire, quel que soit le degré de formation ou de compétence de son équipage. Imaginent-ils seulement la complexité de calmer et contrôler 4 200 individus, en trois ou quatre langues, par le discours et le raisonnement, quand le navire tombe dans le noir et commence à prendre de la gite ? Et sans aller chercher en mer, il n’y a qu’à se rappeler des dramatiques bousculades du stade du Heysel (39 morts), du pont Al-Aaimmah en Irak (965 morts), ou plus récemment en novembre 2010 de Phnom Penh, lors de l'Om Touk (456 morts).
En revanche, sans vouloir recréer ce même climat stérile d’hystérie qui préside aux catastrophes, peut-on se demander ce qui se serait passé si le navire avait été plus loin en mer ? Avec des secours plus longs à intervenir. Le Titanic, en somme, ou pire que le Titanic, ce ferry Sénégalais — si loin d’Hollywood — le Joola, en 2002 (1953 morts sur 2017 passager). Que serait-il advenu des 4 200 passagers ?
C’est un accident isolé, dit-on. Ça ne remet pas en cause la sécurité des croisières. Peut-être. Savez-vous, par exemple que le 23 Septembre 2010, à 04H26, le paquebot Queen Mary 2 (Cunard Line) approchait Barcelone quand il a subi une avarie sur un équipement électrique (filtre d’harmoniques, en très gros une batterie de condensateurs utilisée sur les navires à propulsion électrique afin de prévenir les perturbations électriques, quelle que soit la puissance réclamée par la propulsion), accompagnée d’une explosion qui a causé des dégâts importants et un black-out. Le courant principal a été rétabli à 04H55 et le navire a pu reprendre sa route à 05H23, sans plus de conséquences, en l’absence de danger pour la navigation. Un coup de bol vite étouffé.
Sur le Concordia la puissance électrique totale installée (64 MW dont 2 x 20 MW pour la propulsion) équivaut à la consommation d'une ville de 50 000 habitants. La croisière devient folle. Voilà la vérité. Le pognon La course au gigantisme. Celui des navires comme celui des empires financiers. Costa Croisières appartient à la famille israélienne Arison, qui a inventé l’industrie de la croisière moderne, en 1972, avec Carnival Cruise et la célèbre « Croisière s’amuse » qui l’a popularisé. Aujourd’hui, le groupe comporte plus de 100 navires de croisières et de nombreuses compagnies dans le monde (Carnival Cruise Lines, Princess Cruises, Holland America Line, Windstar Cruises, Seabourn Cruise Line, P&O Cruises, Cunard Line, Ocean Village Holidays, AIDA, Costa Cruises en Europe et P&O Cruises Australia). Le pognon !
Faire endosser la responsabilité par les capitaines sans remettre en question la course au gigantisme, prétendre que les navires sont sûrs sous prétexte qu’ils sont aux normes, est aussi stupide que de garantir qu’aucun capitaine ne commettra plus jamais de faute nautique. Seulement, il y a les intérêts économiques. Le marché de la croisière en Europe, c’est 11 millions de passagers transportés à l’année, 17% de croissance en 2010, 5 000 escales touchées. On mesure les enjeux. Et pas uniquement ceux des armateurs. Alors on fait des normes, et d’autres normes que l’on fait évoluer, le plus souvent suite à une catastrophe, et bien d’autres réglementations encore. Et on s’abrite derrière. Je ne conteste pas le sérieux des personnes qui travaillent à la sécurité maritime. Sur un paquebot, par exemple, tout est calculé au millimètre, on va jusqu’à modéliser les « mouvements de foule » en cas de panique, afin de dimensionner les ponts, les ouvertures, et bien d’autres calculs plus étranges encore. Simplement, la mer reste la mer, avec ses risques. Et la course au gigantisme y ajoute les siens.
On va mettre deux hommes en prison, probablement réglementer un ou deux couloirs de navigation. Réglementation qu’on cassera par la suite, comme chez nous où, depuis le 21 décembre 2011, les ferries et bateaux de croisière de moins de 220m ont été autorisés à emprunter les passages du Fromveur, du Four, de La Helle et du raz de Sein. Vous avez bien lu, amis bretons. Et puis on va oublier, rassurer le chaland. Ne surtout pas faire évoluer le droit maritime vers des textes plus contraignants pour l’armateur. Il est blanchi. C’est une erreur humaine. Les navires de croisière sont archi-sûrs. Dollars et blablas ! Jusqu’au jour où une avarie majeure (incendie, voie d’eau) surviendra sur un de ces mastodontes des mers, plus de 150 000 tonneaux (contre 46 000 au Titanic), près de 350 mètres de long, le Queen Mary II, l’Independence of the Seas, la série des Oasis, 7 600 personnes à bord. En attendant mieux. Un autre capitaine en tôle. D’autres progrès mirifiques. Et d’autres paradoxes. Toujours plus de risques pour une société qui les tolère de moins en moins. Quoi de plus douillet que le cocon d’une croisière ? Jusqu’à ce que la croisière ne s’amuse plus du tout.
Sources :
La Repubblica (en italien) :
- Témoignage du porte-parole des garde-côtes italiens (vidéo)
- Témoignage d’un des premiers sauveteurs (video)
- Images prises par une passagère et son témoignage (vidéo exclusive)
Rapport du Marine Accident Investigation Branch (MAIB) sur l’avarie du Queen Mary 2
Wikipedia : Les bousculades et leurs bilans
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