DSK : l’exemplarité sexuelle mauvaise pour la démocratie
Marcela Iacub a encore frappé ! Avec cette lucidité et ce regard pointu qui en font une des plumes vives et un des esprits les plus originaux et libres de notre époque. Dans un article paru en ligne sur le quotidien Libération, cette juriste féministe pose les bonnes questions concernant le « sexuellement correct » que notre époque veut imposer aux politiciens et, partant, à l’ensemble de la société.
La conformité sexuelle
Sous prétexte d’exiger des dirigeants une forme sinon de pureté, au moins de normalité, normalité placée au minimum, on reconstitue peu à peu une classification morale et sociale élitiste, hiérarchique, anti-démocratique.
La sexualité est l’un des miroirs de l’état de liberté d’une société, une sorte de baromètre collectif. C’est le domaine habituellement le plus intouchable. Quand le curseur du baromètre va vers le beau cela signifie que le groupe humain vit une période de plus grande liberté et de bien-être. Quand le curseur plonge et que la sexualité est à nouveau brimée ou objet d’opprobre sociale c’est le signe d’une période où la liberté se restreint, où le jugement social collectif reprend le dessus sur la liberté individuelle.
Le cycle de la conformité sexuelle varie selon les époques. Dans l’Histoire les espaces de liberté alternent avec des périodes de répression morale. Au Moyen-Âge une large tolérance s’est instaurée en matière de pratiques sexuelles. La venue et l’expansion de la syphilis après la renaissance a remis la pression morale, possiblement dans un but de limiter les contacts sexuels et donc la propagation de la maladie. Depuis lors des périodes plus libertaires ont alterné avec des périodes plus moralistes. La masturbation a par exemple été longtemps considérée comme une pratique pathogène voire pathologique.
En 1888 le Dr John Harvey Kellogg, inventeur des corn flakes et de la viande végétale, écrivait ceci dans « Plain Facts for Old and Young » :
« Un remède qui est presque toujours couronné de succès chez les garçonnets est la circoncision, en particulier lorsqu'il apparait un phimosis. L'opération devrait être effectuée par un chirurgien sans anesthésie, car la brève souffrance qu'en ressentira l'enfant aura un effet salutaire sur son esprit, en particulier si elle est reliée à l'idée de punition, ce qui pourrait bien être le cas parfois. La douleur qui se prolonge pendant plusieurs semaines interrompt la pratique, et, si elle n'a pas été trop profondément enracinée auparavant, elle peut alors être oubliée pour ne jamais revenir. Chez le sexe féminin, l'auteur a constaté que l'application d'acide carbolique pur sur le clitoris était un excellent moyen de calmer toute excitation anormale. »
La tentation autoritaire
Aujourd’hui la répression morale reprend de la vigueur. Il n’est que de voir les tribunaux de l’opinion qui s’érigent contre Dominique Strauss-Kahn, le condamnant alors même qu’il n’est pas jugé. On peut faire feu de tout bois et prétendre que les hommes de pouvoir sont épargnés, que sa relaxe américaine est un déni de justice : ce faisant le feu gagne peu à peu tout l’espace social. On invente de toutes pièces « l’homme de mauvaises moeurs » alors que l’on a effacé la notion de « femme de mauvaises moeurs ». On en vient à juger sa sexualité, à le condamner pour ses moeurs qui, si elles sont avérées dans la mesure qui lui est accordée, ne sont en rien illicites.
En effet les fondements de la loi et des relations entre humains ont changé. L’ancienne morale héritée en gros d’une époque où la religion et l’Etat étaient fortement intriquées, jugeait les comportements sexuels selon une échelle précise. La sodomie a été longtemps interdite. Les pratiques buccales également. L’homosexualité était un crime et dans certains pays elle entraîne encore la peine de mort. N’oublions pas de quel monde nous venons : le simple fait de vivre en couple sans être marié était à une époque condamnable.
Le renversement des années 1970 a été de placer le consentement entre adultes comme référence juridique. Il n’y a plus de bonne ou mauvaise sexualité en matière de loi. L’Etat n’est plus un juge moral. Ce qui est illicite n’est pas ce qui serait « mal » mais ce qui contrevient à la liberté de choix individuel. La loi préserve la liberté individuelle. Ainsi ce qui est illicite est la contrainte - contrainte physique ou morale sous forme de chantage. La morale, elle, est de l’ordre des choix éthiques personnels.
Hors de cette loi chacun vit donc ce qu’il veut. En principe. Car en réalité, le jugement moral du passé n’a pas encore totalement disparu de la place publique. Ainsi la sexualité prêtée à DSK est qualifiée malheureusement par Michel Rocard de maladie mentale. Il s’en est excusé mais l’idée est dans l’air. Le simple fait que cette phrase digne d’un quelconque intégrisme ait pu avoir autant de répercussions montre la confusion morale et intellectuelle de notre époque, tentée par le retour du puritanisme. Il n’est que de voir les célébrités américaines qui font leur auto-flagellation en public sur leur supposée addiction au sexe, et qui vont faire une cure pour diminuer leur libido comme autrefois on allait à confesse ou dans un monastère. L’inconvénient est que la répression morale sur la sexualité et la volonté d’imposer des normes accompagne ou précède souvent des régimes politiques autoritaires. Cette répression est d’ailleurs en soi une tentation autoritaire.
L’exemplarité, une dérive moraliste
Ce que dit Marcela Iacub est intéressant : l’addiction au sexe n’est ni une maladie ni un problème. Un homme politique peut très bien avoir des addictions - au sexe, à la lecture dans l’exemple qu’elle donne, et être compétent et capable de gouverner un pays. Les addictions à l’alcool sont plus dangereuses dans la mesure où il est démontré qu’elles altèrent chimiquement l’état de conscience.
Dans les périodes de répression moraliste on voit se développer des soupapes, comme les orgies chez les nazis. Dans les périodes de liberté, pour autant, ce qui se passe aujourd’hui montre qu’il vaut mieux ne pas être pris. Se cacher, être hypocrite, est mieux pour éviter le jugement moral de gens dont on ne connaît pourtant rien et qui font peut-être pareil. Les hommes et les femmes politiques modernes aimeraient-ils la sodomie ? Pas de problème tant qu’on n’en sait rien. Mais que cela se diffuse et le jugement moraliste réapparaît. Pourtant que font les gens dans leur vie et dans leur sexualité ? Masturbation, sexe à plusieurs, amants et maîtresses, sodomie, sont-ils donc si exceptionnels ? Cessons-là l’hypocrisie. Après tout, Tristane Banon a aussi sa forme de sexualité non conventionnelle. Doit-elle être condamnée pour cela ? En aucun cas et l'on n'a pas à lui en faire reproche comme je l'ai lu sur certains forums.
On a beaucoup parlé d’une nécessaire exemplarité des hommes politiques suite à l’affaire Strauss-Kahn-Diallo. Mais on fait fausse route. On ne doit pas attendre des politiciens qu’ils soient des modèles moraux. Le fait qu’ils ne soient pas des criminels doit suffire. Demander une exemplarité morale c’est conférer à l’Etat un nouveau rôle quasi-religieux. Or l’Etat s’occupe de ce qui est licite ou non. La morale, si elle fonde nombre de lois, évolue en parallèle : ainsi l’adultère qui était une faute à une époque ne l’est plus, et la loi a changé : l’Etat ne juge plus les gens pour cause d’adultère. On est passé d’une forme de charia européenne à la démocratie laïque. Faut-il le regretter ? Chacun donne sa propre réponse. Mais la liberté individuelle, fondement de la démocratie et de la responsabilité devant la société, en est l’enjeu.
Une société adulte et libre, ou un Duce
Demander une exemplarité aux politicien-ne-s c’est envisager de former une caste à part, au-dessus du peuple qui par définition, ne serait pas exemplaire mais corrompu. Les politiciens deviendraient les sauveurs de ce peuple immoral et corrompu - car c’est bien le message en creux que signifie l’appel à l’exemplarité : le peuple, ignare, sale, dépravé et corrompu, a besoin de modèles. Les politicien-ne-s seront donc éduqués différemment afin d’être l’élite morale. A terme, ils y aura des lois spécifiques contre eux en cas de défaut d’exemplarité. C’est déjà le cas avec ces « tribunaux populaires » que l’on voit fleurir dans la presse et sur le net contre DSK. Les politiciens ne seront plus des citoyens comme les autres, des humains comme les autres.
C’en sera finit de la démocratie et l’on retournera vers une forme d’aristocratie et une nouvelle féodalité morale. Ou pire.
Comme le dit Marcela Iacub dans son article :
« ... Comme si, en s’indignant qu’un présidentiable puisse participer à des partouzes et payer des prostituées, ces gens étaient au fond mélancoliques d’un monarque absolu, d’un duce, censé ne jamais se tromper, savoir, voir et comprendre à la place du peuple lui-même. »
Aujourd'hui la sexualité est mal gérée socialement alors même que la liberté individuelle autorise des pratiques qui sont loin d'être marginales. Hier soir au journal télévisé, Dominique Strauss-Kahn n'a pas présenté d'excuses. Il n'avait pas à le faire. S'il avait reconnu une pathologie addictive, s’il s'était soumis au tribunal de l’opinion, il aurait introduit la culpabilité sexuelle américaine en Europe. Ç'eût été le plus mauvais service à rendre. S’il avait fait cela, il se serait perdu, à la merci du moindre jugement, et réduit au rang de petit garçon. Mais heureusement il n'a pas pratiqué l'auto-flagellation.
Je pense que les féministes, à la place de jouer les mères la morale et de dénier la justice qui a relaxé DSK, devraient soutenir ce point de vue. C’est leur responsabilité historique.
Quand je dis que ces féministes ont une responsabilité historique et qu'elles devraient laisser tomber et défendre la liberté à disposer de soi, c'est parce que c'est ce qu'elles ont fait pour les femmes il y a des décennies. Elle devraient maintenir cette position. Les féministes historiques étaient plus audacieuses que celles d'aujourdhui, qui vont juste dans le sens du courant, et qui tentent de rattraper le coup après la décision de Vance. On est dans le déni et la lutte d'intérêt, voire juste la lutte de pouvoir.
Je me fiche de DSK ou autre. J'ai défendu dans mes blogs des "petits" comme Khalid, qui avait le grand tort d'être d'origine nord-africaine, et qui a été condamné sur des accusations invraisemblables. J'ai soutenu Loïc Sécher, et d'autres.
La position de Iacub, que je rejoins, se fonde sur un principe civilisationnel du droit. Le même droit fondamental qui garantit ici et ailleurs notre liberté d'expression. L'exemplarité sexuelle, en ce qu'elle mettrait la vie privée des dirigeants (puis de tout le monde) sous le nez du public, avec à la clé la menace des tribunaux de l'opinion, ne sert pas la liberté chèrement acquise en démocratie.
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