Heidegger, la pensée interdite ?
Heidegger, la pensée interdite ? Emmanuel Faye, en bon épurateur moderne, affirme dans son ouvrage toutefois fort riche en révélations, « Heidegger, L’introduction du nazisme dans la philosophie », (éd. Le livre de poche 2007), qu’il faudrait cesser de l’enseigner, en tout cas en tant que simple philosophe, mais qu’il doit changer de rayonnage et passer de la philosophie à l’histoire du nazisme. Philosopher sur le nazisme de Heidegger est légitime, vouloir réduire tout son apport philosophique à son engagement nazi est une approche partiale et orientée.

Suite à la traduction de cours encore inédits en France ( vingt volumes liés à ces cours plus sept volumes de notes) liés à la période 1933/44, Faye affirme que toute la pensée de ce philosophe au fondement d’une réévaluation de la métaphysique occidentale si singulière et pour l’heure inégalée ne serait qu’une entreprise raciste.
Hannah Arendt (grande intellectuelle juive à qui nous devons « Les Origines du totalitarisme » et qui entretint avec Heidegger une relation amoureuse), Hans Jonas, Herbert Marcuse, Leo Strauss, Rudolf Bultmann, Medard Boss et toute l’école de Daseinsanalyse, Henry Corbin, Jean-Paul Sartre (qui a il faut le dire « pompé » de très nombreux concepts au maître allemand), Jean Beaufret, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas (qui déclarait : « un homme qui, au XXe siècle, entreprend de philosopher, ne peut pas ne pas avoir traversé la philosophie de Heidegger »), Jacques Lacan, Michel Foucault, Jacques Derrida, Paul Ricœur, mais aussi Panikkar en Inde, les dissidents tchèques groupés autour de Jan Patoèka ( dont le président Havel), l’École de Kyoto au Japon, ou encore des poètes et artistes tels que Paul Celan, René Char, Georges Braque, Simon Hantaï, et d’autres individus irréprochables de lucidité seraient donc tous au choix des idiots ou des complices d’une idéologie criminelle et M. Faye serait le grand procureur démocrate qui ouvrirait les yeux ébahis des pauvres lecteurs que nous sommes.
Caractériser une pensée est une tâche fort ardue quand cette pensée est aussi riche et complexe que celle de Heidegger. Il est indéniable que celui-ci a travaillé sous le régime nazi en tant que recteur d’université (comme Sartre faisait jouer ses pièces sous l’Occupation). Il est avéré qu’il a fait plus qu’accompagner le cours des choses mais a éprouvé une fascination pour ce processus historique qu’il prenait pour une révolution offrant un horizon métaphysique « authentique ». Nourri comme ses contemporains de romantisme et de nationalisme, le bon martin a formulé des propos clairement complices à l’égard de ce régime.
Faye précise les raisons de son indignation : " Et, là, j ai apporté trois ou quatre volumes. Dans cette Gesamtausgabe, nous avons les cours que Heidegger a professés de 1933 à 45. Cela fait vingt volumes. Et ces cours, sous des titres d’apparences philosophiques, comme par exemple La question fondamentale de la philosophie ou bien De l’essence de la vérité ou bien Logique, ce sont des cours qui tout à fait ouvertement, explicitement, font l’apologie de la Weltanschauung du Führer, de la vision du monde du Führer, comme transformation radicale pour l’homme. Ce sont des cours qui exaltent la communauté völkisch du peuple allemand sous la Führung hitlérienne. Et voilà donc que Heidegger, après sa mort, a fait le plan d’une oeuvre telle que tout cet enseignement se trouve aujourd’hui présenté comme philosophique. Et là, je ne suis pas d’accord. C’est là où j’ai un point d’arrêt. Je dis que, pour moi, ces cours ne sont ni dans leur fondement, ni dans leur expression, philosophiques. Si on les inscrit dans le patrimoine de la philosophie du XXe siècle, c’est extrêmement dangereux. On en voit vraiment des effets parce que des auteurs comme Nolte ou Tilitski en Allemagne ou d’autres en France comme Beaufret et quelques autres, des auteurs qui, justement, reprennent cette oeuvre sans aucune distance critique, arrivent à des positions d’un révisionnisme radical."
Faye dissèque notamment un cours sur Nietzsche de 1941-42 où l’on peut lire : « Le fondement métaphysique de la pensée raciale n’est pas le biologisme mais la subjectivité (à penser métaphysiquement) de tout être de quelque chose d’étant (la portée du dépassement de l’essence de la métaphysique et de la métaphysique des temps modernes plus particulièrement).
« C’est seulement là où la subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance devient vérité de l’étant en entier qu’est possible et donc métaphysiquement nécessaire le principe sur lequel s’instaure une sélection raciale. ». Faye tronque ce propos par « Le principe de la sélection raciale est métaphysiquement nécessaire. »
Il trouve aussi cette saillie prise hors contexte :
« La motorisation de la Wehrmacht est un acte métaphysique ».
Mais pour Heidegger, tout est métaphysique en quelque sorte, en quoi une telle assertion peut être à charge ?
Sans le moindre repentir ou amendement, Heidegger a été nazi (passivement en tant que fonctionnaire et à de courtes périodes activement dans sa sémantique), sa pensée n’a offert aucune résistance à ce courant et a même parfois épousé ses contours et fourni des armes théoriques pour celui-ci. Pour autant, sa philosophie ne peut aucunement être réduite au nazisme. Sa critique de la technique, du capitalisme, de l’obscurcissement du monde, de la.décadence spirituelle, de la rupture avec la nature, l’opérabilité de l’être réduit à une marchandise absolument totale, la technique dépossèdant l’homme via une métaphysique de la subjectivité perçue comme racine de la modernité déshumanisante, toutes ces problématiques sont plus que jamais d’actualité et sa pensée demeure utile et vitale pour en comprendre les tenants et aboutissants.
Il faut donc lire et relire Etre et Temps, Des Chemins qui ne mènent nulle part, Acheminement vers la parole, Essais et conférences, la Lettre sur l’humanisme, Questions, Qu’est-ce qu’une chose et tout le reste de son oeuvre qui ne doit aucunement changer de rayonnage.
"Mais là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve" écrivait Hölderlin. La pensée de Heidegger est dangereuse comme l’était celle de Nietzsche qu’il a en quelque sorte prolongée. Mais ce danger, justement, il le pensait :
« Le mal n’est pas ce qui n’est que moralement mauvais, surtout pas un défaut et manquement au sein de l’étant -, mais c’est l’Être lui-même comme dégondement et méchanceté. »...
« Mais le danger s’annonce-t-il déjà par là comme le danger ? Non, périls et urgences pressent de toutes parts plus que de mesure les humains à toute heure. Mais le danger : l’Etre se mettant lui-même en péril dans la vérité de son être, y demeure voilé et dissimulé. Cette dissimulation est ce qui du danger y est le plus dangereux. »
Le ton parfois apocalyptique ("invasion du démoniaque") qui orne la pensée de Heidegger est selon moi de type gnostique, sa théologie d’un être initial, source de tout sens, subissant une altération qui affecte le monde qui en est le résultat, à savoir règne de l’aliénation. L’homme est perçu comme participant de l’être et de l’étant, le néant néantise, l’être est le néant, sa source demeurant voilée et emportée dans le flux temporel, ce fameux "être là", pendant que l’homme doit aspirer à la résolution de la différence ontologique (entre l’être et l’étant), qui ne passe pas par la conscience mais par "l’écoute éclairée", sous peine de tomber dans l’inauthenticité. Ce qui meurt authentiquement est au contact de l’être, le reste périt. Seul meurt ce qui affronte l’être, les autres disparaissent. L’occasion d’échapper à la fatalité de la modernité (usa-russie de l’époque) passe par l’historialité de l’être, par la possession du peuple, par l’eros du peuple pour le soumettre à une organisation authentique. Toutes ces propositions ne sont pas de l’ordre du rationalisme occidental mais bien d’une gnose singulière.
« La mise à l’écart dont je suis l’objet n’a au fond rien à voir avec le nazisme. On subodore dans la manière dont je pense quelque chose de gênant, sinon même d’inquiétant ; qu’en même temps on y prête tant d’attention n’en est qu’une preuve de plus." Martin Heidegger, Mis à 1’écart (1946) (Traduction inédite de François Fédier).
Cette oeuvre philosophique est vitale car elle pose une inquiétude essentielle sur le sens de l’être, sur celui de nos possibilités techniques et des mutations qui vont caractériser l’avenir de "l’humain". Descartes approuvait le dessein humain de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ... ». Selon moi, pour Heidegger, la pensée occidentale est contaminée dès ses origines (dès Platon et même Parménide) par ce projet de toute puissance aveugle et tous les avatars totalitaires de l’histoire n’en seraient que les manifestations cycliques. Il n’est donc pas aisé de trancher entre ce qui serait de sa part une apologie rampante ou bien plutôt une mise en accusation permanente !
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