L’homme qui volait 5 milliards
Des faits, des chiffres et des extraits du PV d’audition de Jérôme Kerviel pour tenter de démonter le grand mécano de la Générale et au-delà la dérive du capitalisme financier. Toute contribution ou contradiction à ce billet est bienvenue, pour une enquête... « peer to peer ».
Jeudi 21 janvier, la Société générale se couche, victime d’un délit en portefeuille. Elle liquide une position perdante de 50 milliards prise (à l’insu de son plein gré ?) par un obscur et très peu bio ionique arbitragiste. C’est le début de l’affaire Kerviel. Pour une fois, je n’aborderai pas ce sujet sous l’angle de l’humour ou de la dérision, mais avec des chiffres têtus et des faits vérifiables.
Il ne s’agit pas ici de mener un procès à charge, mais d’essayer de comprendre comment une telle déroute a pu survenir. Par ailleurs, j’invite les spécialistes et tous les autres, à apporter leurs arguments, leurs éléments. Explications.
La réalité de la position de la SocGen ?
Certains ont affirmé que le portefeuille de Kerviel était une invention destinée à masquer d’autres pertes de la SocGen, notamment sur le marché des sub-primes. Cette hypothèse est très scabreuse, car dans ce cas il y avait d’autres moyens beaucoup plus simples de le faire.
Vérifions tout de même, par acquis de conscience, la vraisemblance de la version officielle et du montant d’engagement de 50 milliards d’euros. Pour cela, il faut comptabiliser les volumes de contrats vendus par la SocGen sur les 3 jours où elle affirme avoir soldé les positions de Jérôme Kerviel sur les contrats futures Eurostoxx 50, Dax et FTSE, selon les termes précis du communiqué officiel daté du 27 janvier 2008.
Compte tenu de la limite de 10 % imposée par les autorités de marché une position de 50 milliards sur indices ne pouvait être débouclée en une seule journée. 3 jours ont été nécessaires. Ensuite, c’est assez simple, il suffit de consulter les statistiques d’Eurex (contrats Eurostoxx 50 et Dax) et du Liffe (contrat FTSE) pour avoir les volumes de contrats échangés au cours des 3 journées et de leur appliquer le pourcentage déclaré par la SocGen dans son communiqué officiel.
Les colonnes Dax et Eurostoxx50 représentent le volume total de contrats sur indices d’une journée, la colonne SocGen indique le nombre de positions débouclées selon le communiqué officiel produit par la banque. On constate effectivement que la « sortie » s’est faite selon les règles, avec des volumes de vente imputables à la SocGen autour de 8 % des échanges journaliers. Les cases saumon indiquent la position, en nombre de contrats, de la SocGen.
La réalité de l’engagement de 50 milliards d’euros ?
En repartant des volumes de contrats vendus par la SocGen sur chacun des 3 marchés, tels que donnés plus haut, il suffit de consulter les statistiques d’Eurex (contrats Eurostoxx 50 et Dax) et du Liffe (contrat FTSE) pour avoir les cours en clôture du vendredi 18 janvier.
Le tableau ci dessus indique pour chaque contrat future son prix de clôture au vendredi 18/01/08 (exprimé en nombre de points), la valeur du point, la valeur déduite de chaque contrat et la valorisation de la position de la SocGen, fonction du nombre de contrats évalué ci-dessus. Pour mémoire, un point du contrat FTSE vaut 10 £, soit au cours de la livre le 18/01/08, 7,476 euros.
On peut ainsi vérifier que la position de la SocGen (détenue par Kerviel et/ou par d’autres traders) était effectivement d’environ 49 milliards d’euros, le vendredi 18 janvier en clôture des bourses.
La perte de 4,8 milliards aurait-elle pu être évitée ?
Quand la décision de vendre a été prise, le dimanche 20 janvier, la position de Kerviel était déjà perdante, compte tenu d’une baisse des indices d’environ 10 % depuis le 1er janvier 2008.
Cependant, son PDG, Daniel Bouton, pouvait estimer que la perte restait somme tout supportable pour la Société générale dont le profit annuel se chiffre régulièrement à plusieurs milliards d’euros.
La chute des bourses asiatiques dans la nuit du 20 au 21 a entraîné les marchés européens à la baisse à partir du lundi 21 janvier. La vente s’est donc faite dans les pires conditions et la perte s’est creusée pour atteindre 4,8 milliards d’euros. C’était le prix à payer pour la transparence et la tranquillité.
En ce sens, l’argument un peu simpliste des avocats de Kerviel consistant à dire que la SocGen aurait pu attendre un peu avant de solder sa position et ainsi limiter la casse ne tient pas. Pour deux raisons.
Tout d’abord, lorsque la décision de vendre a été prise, dimanche 20 janvier, la chute des bourses asiatiques dans la nuit qui suivit et, par effet d’entraînement, celle des bourses européennes à partir du lundi 21 ne pouvait être anticipée.
Ensuite, même si elle avait pu l’être, personne ne savait où la baisse des cours allait s’arrêter (on ne le sait toujours pas aujourd’hui). Or, sur un montant de 50 milliards à découvert, 2 % de baisse représentent 1 milliard d’euros de perte. Il aurait été purement suicidaire d’attendre un éventuel rebond des marchés, empilant ainsi un casino sur un casino. D’autant plus que chaque jour, la SocGen devait payer les appels de marge pour régulariser sa position auprès de la chambre de compensation. Ce qui pouvait vite devenir critique.
Rappelons le, c’est précisément en s’obstinant que Nick Leeson coula la Barings. Sur de telles positions, invoquer le long terme et un hypothétique retour à l’équilibre aurait pu conduire purement et simplement à une faillite. Le long terme est une chimère. En bourse comme dans la vie, une seule chose est certaine, c’est qu’à long terme... nous serons tous morts.
Le mécano de la générale
Nous en arrivons au cœur du sujet, ce qui cloche dans les explications données par la SocGen.
Quand vous prenez position sur le marché des futures, vous devez déposer une somme appelée « deposit », pour garantir votre engagement. Pour une société de trading « normale »* le « deposit » est de 18 375 euros par contrat Dax et de 4 125 euros par contrat Eurostoxx 50, ce qui représente, compte tenu des volumes de contrats évoqués ci-dessus, une sortie de cash d’environ 4,9 milliards d’euros (sans aucun rapport avec la perte, ce n’est que pure coïncidence).
* En tant que membre d’Eurex, la SocGen devait bénéficier de meilleures conditions, le « deposit » exigé était certainement inférieur, toutefois l’ordre de grandeur reste valable.
Et c’est là que le bât blesse. Comment, sans aucune complicité et sans que personne ne s’en émeuve, Jérôme Kerviel, ce « médiocre trader » a-t-il pu générer une sortie de cash de plusieurs milliards d’euros.
Il faut comprendre qu’il ne s’agissait pas ici d’opérations fictives, car la position de 50 milliards était (malheureusement) bien réelle, et le « deposit » aurait du infailliblement indiquer aux contrôleurs de la SocGen que Kerviel avait effectivement pris une position délirante, bien au-delà de son mandat et des limites d’engagement auxquelles il était tenu.
Dans ces conditions, il est plus que probable que la hiérarchie de Jérôme Kerviel savait, comme ce dernier l’a d’ailleurs indiqué lui-même auprès de la brigade financière, le 26 janvier 2008. Extrait de sa déposition « Je ne peux croire que ma hiérarchie n’avait pas conscience des montants que j’engageais, il est impossible de générer de tels profits avec de petites positions. Ce qui m’amène à dire que lorsque je suis en positif, ma hiérarchie ferme les yeux sur les modalités et les volumes engagés. Au quotidien, au titre d’une activité normale avec des engagements normaux, un trader ne peut générer autant de cash ».
Une couverture fictive. Pourquoi et comment ?
S’il est assez évident que la hiérarchie de Jérôme Kerviel connaissait le titanesque montant de son engagement, ce qu’elle ignorait apparemment, en revanche, c’est que ces 50 milliards n’étaient absolument pas couverts. Toujours selon sa déposition Kerviel a déclaré « Je reconnais avoir pris de grosses positions, qui pourraient être qualifiées hors limite de mon mandat, que j’ai masquées par une opération fictive (...) Il est vrai que dans l’hypothèse où je veux garder une position importante sur un terme plus ou moins long, pour ne pas alerter mon manager, je passe une opération fictive de nature à laisser entendre que la position que j’ai prise est couverte par cette fausse opération, ce qui conduit dès lors à flatter mon résultat. Ce qui produit mon gain, c’est ma position réelle uniquement et le jour où ma position fictive tombe, il y a une réactualisation de ma position ». La fraude est là. C’est clair et net !
Kerviel jouait, via des produits dérivés (« futures » sur indices) la hausse des marchés actions, sans se couvrir contre baisse éventuelle, ce qui est strictement interdit aux traders (une banque ne spécule jamais). Et il passait de fausses écritures avec des contreparties fictives, pour faire croire que sa couverture, son assurance si vous préférez, était bien réelle.
Comment le faisait-il ? Ce Che Guevara de la finance était-il doublé d’un Kevin Mitnick, hacker de génie ? Bignolles ! Quand on connaît la paranoïa des banques, et particulièrement de la SocGen, en matière de sécurité, un piratage technique par Jérôme Kerviel est strictement impossible (pour mémoire, la dépense du secteur financier français en sécurisation de ses systèmes informatiques a été de 12,8 milliards d’euros en 2007 - Source Pierre Audoin Conseil).
Mais chaque médaille a son revers, l’excès de sécurité, le renouvellement permanent des mots de passe, leur caractère abscons (oubliez le prénom de vos enfants ou la date de naissance du chien), font que de plus en plus d’employés les partagent, les notent sur un post-it et les collent au dos de leur écran (quand ce n’est pas dessus). La sécurité informatique, tous les experts vous le diront, n’est pas une affaire technique mais humaine.
Jérôme Kerviel arrivait tôt le mâtin et partait tard le soir. Nul doute qu’il ait pu glaner suffisamment de ces codes secrets, talons d’Achille du plus sophistiqué et coûteux des logiciels sécurisés, pour pénétrer les ordinateurs de ses collègues du « back office » chargés de veiller à la régularité de ses transactions, et y passer les écritures ad-hoc.
Petite parenthèse pour les spécialistes de la sécurité informatique, je me demande bien pourquoi la SocGen n’utilise pas depuis longtemps l’authentification par empreinte biométrique ou reconnaissance de l’iris, en lieu et place des antédiluviens « mots de passe », fermons la parenthèse.
L’obstacle de la chambre de compensation
Toutefois, il y avait un autre obstacle à surmonter, et de taille... la chambre de compensation, Eurex Clearing sur les marchés où opérait Jérôme Kerviel. Pour mémoire, une chambre de compensation est une institution financière qui assure la compensation des transactions et la sécurité financière d’un marché, en s’interposant entre acheteurs et vendeurs, en appelant les marges, les primes, en liquidant les positions des adhérents défaillants, en surveillant et en limitant les positions, et finalement en garantissant la bonne fin des transactions. Eurex Clearing est la chambre de compensation d’Eurex AG, l’opérateur des marchés où intervenait principalement Kerviel, et la plus grande bourse de produits dérivés du monde, détenue par les opérateurs de la bourse de Francfort, Deutsche Borse AG et de la bourse suisse, SWX.
Pour la majorité d’entre nous qui ignorons le phénoménal raffinement des contrôles, y compris individuels (trader par trader), exercés par une chambre de compensation, voici un aperçu du service « Eurex Risk management » fourni par Eurex. Edifiant !
Au cours de l’année 2007, la Société générale avait reçu des alertes d’Eurex Clearing, concernant des positions importantes et « déséquilibrées » (sans couverture), par conséquent très exposées au risque. Selon l’explication de la Société Générale, Jérôme Kerviel aurait produit des faux documents, faisant état de transactions de « gré à gré », c’est-à-dire de transactions hors marché, généralement passées entre organismes financiers, qui pour certaines d’entre elles pourraient se nouer en dehors de la chambre de compensation, donc hors de tout contrôle. Incompréhensible porte dérobée des marchés ouvrant sur toutes les dérives.
Ceci expliquait donc qu’Eurex Clearing n’ait constaté aucun flux financier lié aux couvertures que Jérôme Kerviel affirmait avoir souscrit et qu’il justifiait simplement par un faux document.
Ironie du sort, Kerviel a commencé à frauder pour cacher ses gains
Le plus drôle dans cette affaire, c’est que Jérôme Kerviel a commencé à frauder pour dissimuler... ses gains. De son propre aveu « En ce qui me concerne, cette valorisation à 1,4 milliard d’euros est importante, certes, mais arrivée trop rapidement -de 500 millions d’euros fin octobre 2007 à 1,6 milliard fin novembre- pour que je puisse la déclarer sans être inquiété ».
Il fut ainsi conduit à s’inventer des pertes fictives et à les passer dans le système informatique, pour ne pas avoir à justifier un gain de 1,6 milliard d’euros qui aux yeux de ses supérieurs aurait immanquablement passé pour le résultat d’une pure spéculation et lui aurait valu une mise à la porte immédiate.
Prudent, Jérôme Kerviel... Au final, il n’a donc avoué qu’un « modeste » gain de 55 millions d’euros fin 2007, ridicule en comparaison de son véritable profit (1,4 milliard d’euros au 31 décembre 2007). Il a par ailleurs négocié son bonus (sa prime) sur la base de ces 55 millions d’euros avec son supérieur comme il l’a indiqué « Pour 2007, j’ai essayé de négocier un bonus de 600 000 euros et Martial Rouyère m’a laissé entendre que je ne pouvais espérer plus de 300 000 euros. Le bonus devait être versé en mars de l’année suivante ».
Et avec ses 1,4 milliard de gains réels, il en espérait bien plus l’année suivante. Cette pratique, dite du « matelas » qui consiste à rouler une position d’une année fiscale sur l’autre est assez courante. Elle est utilisée quand un trader, ou le manager d’un service, ou la banque elle-même, estime avoir atteint ses objectifs de gains ou de pertes pour l’année fiscale en cours. Comme l’a indiqué Jérôme Kerviel « Quand un manager, à l’instant T de l’année, estime que son desk a atteint ses objectifs de profits and loss, il peut décider de reporter la trésorerie sur l’exercice suivant, ce en le dissimulant par des moyens divers ». Moyens que maîtrisait l’astucieux Kerviel et que tout trader de base connaît... assurément.
La SocGen découvre le pot aux roses
C’est en vérifiant les fumeuses couvertures de gré à gré, réputées souscrites en dehors des organismes de contrôle des marchés, que la SocGen découvrit le pot aux roses, sous la forme d’une banque ayant soi-disant assuré une contrepartie... dont, en réalité, elle ignorait tout.
Il est ici intéressant de noter ici que la baisse des marchés entre le 1er et le 18 janvier avait vu la position de Jérôme Kerviel devenir perdante (sur un portefeuille de 50 milliards une baisse des indices de 10 % comme celle qui s’est produite entre le 1er et le 18 janvier 2008 vous fait perdre 5 milliards).
Ces mêmes contrôles de couverture, apparemment très souples alors que le portefeuille de Kerviel était gagnant et qu’il s’agissait de masquer des « gains réels » par des « pertes fictives », redevinrent subitement infiniment perspicaces, hyper efficaces, dès lors que les pertes furent devenues bien réelles et leur couverture... fictive. Voilà bien toute l’histoire !
C’est un peu comme si vous déclariez au fisc beaucoup plus que ce que vous gagnez réellement (par exemple pour blanchir de l’argent), et que vous constatiez (je n’ai pas fait l’expérience) que cela génère beaucoup moins de contrôles et... de sanctions.
Tout cela est très triste... trop. Heureusement, nous pouvons nous détendre avec l’image qu’on se fait à Londres ou New York des équipes de la SocGen chargées du contrôle, ici photographiées alors qu’elles retournaient gaillardement à leur travail, suivant leur président plutôt mal en point mais sauvé in extremis, juché sur le porte-bagages de sa ministre des finances... Autant en rire.
Dénouement
Devant les enquêteurs de la brigade financière, Jérôme Kerviel a « déballé » certaines techniques aussi illégales que, selon ses dires, couramment utilisées par les sociétés de trading pour contourner le système et dissimuler des prises de positions spéculatives.
Dans sa déclaration, il a ironiquement poussé le bouchon jusqu’à préciser « les techniques que j’ai utilisées ne sont pas sophistiquées du tout, comme peut le prétendre la presse spécialisée, et à mon sens tout contrôle correctement effectué est à même de déceler ces opérations ».
Il a également indiqué « Tant que nous gagnons et que cela ne se voit pas trop, que ça arrange, on ne dit rien... ». Ou encore « Plus l’équipe génère du cash, plus le manager sera financièrement intéressé », évoquant ouvertement ses deux supérieurs hiérarchiques, Eric Cordelle et Martial Rouyère.
Voilà donc le vrai mobile, la cause profonde de cette débâcle : l’appât du gain, à l’échelon de l’individu, Jérôme Kerviel, et au-dessus du fameux desk « GEDS » monté à la SocGen par Christophe Mianné, devenu le fleuron de la BFI de la SocGen (ce département truste les « awards » du secteur depuis des années, et génère un profit considérable pour la SocGen, leader mondial des dérivés actions). L’appât du gain à l’échelon de la banque elle-même, de son président et... de ses actionnaires, petits ou gros porteurs.
Nicolas Sarkozy (dont je ne suis pas le plus ardent supporter) n’a pas dit autre chose. Pour une fois sa communication a été sincère et bien plus habile que les turlupinades obscures, version Le Bon, la Brute et le Truand, servies par sa ministre des Finances Christine Lagarde, ou les escamotages alambiqués de Daniel Bouton, le PDG de la Générale et de Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France.
Au-delà des responsabilités individuelles, Jérôme Kerviel a dénoncé la dérive aberrante de la financiarisation à outrance de notre société, il a exposé à la face du monde ce grotesque cancer du capitalisme financier. Ce même capitalisme réputé être la négation de l’individu et dont, ironiquement, un simple individu, Jérôme Kerviel, serait aujourd’hui devenu le bourreau. Il faudra bien tirer les conséquences politiques et financières de cette lamentable équipée, puis les assumer, à tous les échelons. Parce que l’« affaire Kerviel » ne saurait rester le simple procès d’un lampiste, fût-il... l’homme qui volait 5 milliards.
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