Ni vu, ni connu, la « Dame de fer » abandonne 80 pèlerins en gare de Lourdes
La réforme de 1997 a certes permis d’assainir la situation financière de la SNCF en transférant à RFF, créé pour l’occasion, la propriété de l’infrastructure ferroviaire ainsi que sa dette de 20,5 M€, mais elle s’est faite au prix fort de l’intérêt des usagers.
Car, si le coup de bluff du législateur a bien facilité la qualification de la France dans la zone euro, les insuffisances de la "Dame de fer" ont été grossièrement glissées sous le tapis.
Ainsi, la dette de RFF n’a pas cessé d’augmenter sous l’effet conjugué des choix d’investissement au profit exclusif du TGV et de la défaillance chronique des contributions de l’Etat.
Alors que le rapport de la Cours des comptes, présenté mi-avril par Philippe Seguin, fait un état des lieux sans concessions sur la situation respective des deux entreprises publiques (*), les incidents continuent à se multiplier sur l’ensemble du réseau national.
Hubert Falco, secrétaire d’Etat chargé de l’Aménagement du territoire, s’est exprimé à ce sujet le 27 mai 2008 lors d’une séance de l’Assemblée nationale : "Ces incidents font ressortir la nécessité d’une bonne information des voyageurs en cas de problème. La SNCF m’a indiqué qu’elle s’engageait à progresser dans ce domaine et qu’elle ferait porter ses efforts sur l’information et la prise en charge des voyageurs en cas de perturbation du trafic, afin d’offrir à ses clients un service répondant à leurs attentes."
Le gouvernement serait bien inspiré d’accrocher cet ex-voto dans la grotte de Massabielle (où la Vierge apparut à Bernadette Soubirou) pour profiter de l’intercession papale, puisque Benoît XVI vient à Lourdes du 13 au 15 septembre afin d’y célébrer le 150e anniversaire des apparitions.
Car l’optimisme de notre secrétaire d’Etat risque d’être nettement refroidi s’il prend connaissance des événements tels que je me propose de les relater ici.
Lourdes, nuit du 5 au 6 août 2008, le train Corail Lunéa n° 04 678 en provenance de Irun et à destination de Genève est attendu à 21 h 39.
L’atmosphère est pesante, à peine rafraîchie par de monumentales trombes d’eau qui viennent de s’abattre sur la ville au sanctuaire marial. Les orages ayant éclaté dans la soirée sur la chaîne des Pyrénées ont fortement perturbé le trafic SNCF. Pas moins de six heures vont être nécessaires aux moyens d’intervention de RFF pour dégager les branchages affalés sur les rails et les caténaires entre Coarraze et Lourdes.
Trouvant un confort de fortune sur les quais ou dans les halls d’attente des gares de Tarbes, Lannemezan et Toulouse Matabiau, les voyageurs vont attendre toute la nuit l’arrivée de leur train "couchette" bloqué sur la voie à hauteur de Coarraze et chargé de passagers guère mieux lotis qu’eux.
Ceux au départ de Lourdes, 80 pèlerins venus de tous horizons d’Europe et même d’Asie, vieillards et nouveaux-nés, valides et moins valides, incidemment handicapés pour la plupart par la méconnaissance de la langue française, pensent que la vieille Société nationale de chemin de fer leur assurera la continuité du transport vers Toulouse, Lyon ou Genève.
Naïfs sont-ils, puisque la majorité d’entre eux ne vont finalement bénéficier d’aucune prise en charge qui leur aurait éventuellement permis d’assurer leurs correspondances vers l’étranger, alors que cette prise en charge est normalement prévue en cas de perturbation du trafic.
Le 28 juin 2007, 80 voyageurs franciliens du RER B avaient fait également les frais d’une défaillance similaire à la station La Plaine-Stade-de-France, à Saint-Denis. Guillaume Pepy, directeur général exécutif de la SNCF, avait à cette époque rappelé à l’ordre l’ensemble de ses services sur la priorité à donner à la prise en charge des voyageurs (**).
Mais dans la ville des apparitions mariales, la moindre des prises en charge eut été qu’un agent d’escale apparût aux voyageurs, fusse-t-il ou non auréolé de lumière, pour les informer simplement de la situation.
Or rien de tout cela ! A peine quelques bouteilles d’eau sont-elles mises à leur disposition. Encore leur faut-il se déplacer pour les quémander dans le bureau du chef d’escale, sans pour autant exiger de l’eau bénite.
Pauvre chef d’escale, laissé seul en faction et livré à lui-même sitôt 19 h 25 passé, heure de la fermeture des services voyageurs d’une gare qui n’accueille pourtant pas moins d’un million de passagers par an.
Vite débordé et désabusé derrière son comptoir, se voyant refuser par le coordinateur régional, joint par téléphone, toutes ses demandes de prise en charge (transbordement, taxi, hébergement, restauration), réduit à la tenue de son registre, il passe la nuit à en noircir une à une les pages pour y consigner les faits qu’il vient d’observer et qui se succèdent comme autant de preuves de son impuissance.
Encore ne se plaint-il pas trop de son isolement lorsqu’il pense au sort réservé à son collègue agent de maintenance, seul lui aussi, dépêché sur la voie au milieu de la tempête.
Autrefois, en effet, le chef d’escale aurait facilement pu mettre en œuvre les solutions de prises en charge qui auraient suffi à satisfaire l’attente des voyageurs. Mais, aujourd’hui, il constate avec amertume la carence de son pouvoir décisionnaire désormais délégué aux centres régionaux.
De leur côté, les agents de maintenance seraient intervenus en nombre suffisant pour maîtriser les travaux à effectuer sur la voie. Mais, aujourd’hui, les équipes d’intervention ayant été démantelées suite aux suppressions massives de personnel, il revient à un seul agent la charge d’arpenter à pied les 10 kilomètres de voie en amont de Lourdes, à la lumière de sa lampe torche, pour identifier et tenter de la dégager dans l’urgence des arbres et des branchages qui l’encombrent.
Dans le grand hall de gare, l’humeur est à l’abattement. Bientôt une femme geignant en italien vient supplier le chef d’escale. Elle se rend à l’enterrement de sa mère, mais vient de comprendre qu’elle ne pourra pas honorer ce dernier rendez-vous. "Que voulez-vous que j’y fasse !" lui répond l’agent au costume bleu roi, aussi dépité qu’est grande l’envergure de ses bras levés vers le ciel.
Pendant ce temps, abandonnés à leurs sorts, les pèlerins récitent leur chapelet ; les vieux abattus plongent leurs yeux hagards dans le souvenir d’un temps plus heureux où la notion d’accueil avait encore un sens ; les jeunes découragés s’enlacent par couple au fond de leur duvet ; les mères harassées dorlotent leurs enfants endormis sur leurs genoux ; les pères désemparés font les cent pas, marmonnant dans leurs langues étrangères mille grossièretés à l’adresse de cette France si peu hospitalière, d’autres l’apostrophant carrément de vive voix.
Tous ne trouvent finalement de réconfort que dans le cercle dolent de leur cellule familiale. Barrière de la langue, crise de la générosité, mise sous l’éteignoir de ses propres résistances face à la pression d’un pouvoir déshumanisé, la solidarité semble s’arrêter à la porte du "chacun chez soi".
Cependant vers 2 heures du matin, une pétition circule. Elle diffuse l’odeur de l’espoir et éclaire les regards. Les cœurs et les esprits s’éveillent à nouveau...
Peine perdue, l’alerte était trop "téléphonée". Le contre-feux de la SNCF est cinglant, sournois et redoutable. L’agent d’escale qui vient de refuser de signer les dizaines de billets joints à la pétition, sort soudain de sa casquette les enveloppes intitulées "SNCF régularité". Or dans chacune de ces enveloppes, le voyageur est invité à glisser l’original de son billet composté et de répondre au questionnaire laconique qui y est associé. Le but étant d’obtenir pour le voyageur, lésé par un retard supérieur à la demi-heure, une compensation en bon de voyage d’un montant tierce de la valeur du billet.
Une fois le billet dans l’enveloppe, plus de preuve à faire valoir. L’hésitation des pèlerins n’est pas de mise, un vaut mieux que deux tu l’auras.
4 h 30 du matin. Le haut-parleur à la fausse voix féminine annonce l’arrivée du train pour Genève. Branle-bas ! Tout le monde embarque, ni vu, ni connu. Cette nuit, rien ne s’est passé...
Je le sais, j’y étais !
(*) Lire l’article très complet (le plus synthétique à ma connaissance) de Philippe Mühlstein à propos du rapport de la Cours des comptes intitulé "Le Réseau ferroviaire : une réforme inachevée, une stratégie incertaine" sur le site ATTAC France.
(**) Le lien vers la rubrique "Prise en charge" est la seule parmi la centaine de rubriques d’information du site infolignes.com appartenant à la SNCF à pointer sur une page blanche.
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