Conseil constitutionnel, lois sur la justice et impartialité des institutions
Le Président de la République a nommé vendredi Jean-Louis Debré à la tête du Conseil Constitutionnel. Deux autres nouveaux membres sont : Renaud Denoix de Saint-Marc, nommé par le Président du Sénat, et Guy Canivet qui l’a été par la présidence de l’Assemblée nationale. La veille, les deux instances délibérantes du Parlement avaient définitivement adopté, avant d’interrompre leurs séances jusqu’au mois de juin, plusieurs textes législatifs dont deux sur la justice : la loi organique sur la formation et la responsabilité des magistrats, et la loi sur l’équilibre de la procédure pénale. La première a fait le jour même l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel par le Premier ministre. Quant aux trois nominations à ce Conseil, il leur a aussitôt été reproché un certain manque de pluralité politique. Les informations sommaires des médias à propos des lois sur la justice ne s’accompagnent guère de commentaires. Mais que peuvent raisonnablement en penser les citoyens ?
Les deux tours des élections présidentielles auront lieu les 22 avril et 6 mai. Ceux des législatives, les 10 et 17 juin. Mais le 23 février, l’Assemblée nationale et le Sénat ont commencé ce qu’une dépêche qualifie de « vacances de longue durée ». Presque quatre mois pendant lesquels il paraît difficile de croire que le Parlement ne pourrait rien faire d’utile au pays s’il continuait à siéger. N’y a-t-il donc pas des dossiers urgents, ne doit-on pas contrôler en permanence l’action du gouvernement, n’aurait-il pas été préférable de travailler un peu plus longtemps sur les lois votées contre la montre ces derniers jours ?
Aux termes de l’article LO121 du Code électoral, « les pouvoirs de l’Assemblée nationale expirent le troisième mardi de juin de la cinquième année qui suit son élection ». La campagne électorale des législatives ne devrait commencer après la date limite pour le dépôt des candidatures, que l’article L157 du même Code fixe comme suit : « Les déclarations de candidatures doivent être déposées (...) à la préfecture au plus tard à 18 heures le quatrième vendredi précédant le jour du scrutin » . Les députés abandonnent donc, pour l’essentiel, l’exercice de leurs fonctions trois mois avant le début normal de leur campagne électorale, à supposer encore qu’ils soient à nouveau candidats. Et pourquoi les sénateurs cessent-ils leur activité ?
Les députés sortants souhaitant obtenir un renouvellement de leur mandat ne devraient pas avoir besoin d’une campagne électorale particulièrement poussée. Ils sont censés avoir régulièrement exposé à leurs électeurs leur propre action de parlementaires, ainsi que celles de leur groupe politique et de l’Assemblée nationale. Ce bilan transparent en temps utile doit leur avoir permis tout naturellement de dégager avec les citoyens les grandes lignes de leur futur programme. Pourquoi, alors, cette interruption de leur activité normale, trois mois avant l’expiration du délai de dépôt des candidatures ? Il ne serait pas, non plus, convenable de penser que les parlementaires considèrent le temps investi dans le soutien actif à tel ou tel candidat aux présidentielles comme faisant d’avance partie de leur propre campagne en vue des législatives. Et si jamais ces réflexions ne correspondaient pas à la réalité, cela pourrait être le signe d’un sérieux problème...
C’est en tout cas dans ces conditions que le 22 février, juste avant de plier bagages, députés et sénateurs ont conjointement adopté à titre définitif les textes de loi 697 et 698 de l’Assemblée Nationale, respectivement 248 et 249 du Sénat. Les liens du Sénat fournissent les textes définitifs complets.
Le contenu détaillé des deux lois sur la justice, telles qu’elles viennent d’être adoptées, fera l’objet d’une analyse ultérieure. Ces textes comportent toujours de nombreux aspects négatifs (voir mes articles des 25 décembre et 14 février). Cependant, sur un point, la loi organique adoptée est moins défavorable pour les justiciables que la première version du Sénat : la notion de faute disciplinaire des magistrats n’est pas vidée de son contenu.
Mais Pascal Clément a tenu le jour même devant le Sénat ces propos inquiétants : « Au cours des débats dans votre assemblée, la définition de cette faute [des magistrats] a été modifiée afin de mieux l’adapter aux exigences constitutionnelles. Je regrette que cette nouvelle définition n’ait malheureusement pas été retenue par la commission mixte paritaire... Le terme de "réformette" que j’ai entendu ça et là n’émane souvent pas de professionnels de la justice, avocats, magistrats ou policiers, mais bien de ceux qui dans tous les domaines regrettent le "grand soir"... Ces derniers refusent de voir les avancées essentielles effectuées... » . Pareil, à peu de chose près, devant l’Assemblée Nationale. Des remarques qui suggèrent un rejet de la définition finalement adoptée pour la faute disciplinaire des magistrats, et se rapprochent de celles adressées par le Garde des sceaux à l’Assemblée nationale le 19 décembre : « ce sont les magistrats... qui ont souhaité cette réforme : qu’on leur fasse confiance, ce sont des professionnels ! ».
Les acquittés d’Outreau, qui ont subi jusqu’à trente mois de détention provisoire étant innocents, et qui ont exprimé leur déception devant les « lois Clément » en décembre dernier, seraient-ils des nostalgiques du « grand soir » ? Une telle appréciation paraît parfaitement infondée. Quant à la définition de la faute des magistrats, la version initiale du Sénat soutenue par Pascal Clément était : « Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une ou plusieurs règles de procédure constituant des garanties essentielles des droits des parties constatée par une décision de justice devenue définitive ». Mon article du 14 février en dénonçait l’absence de contenu réel et le piège qu’elle comportait pour les justiciables. Car la vocation normale des décisions de justice est de juger les affaires au fond, et pas de constater telle ou telle faute d’un magistrat. A la place, la version finale adoptée par le Parlement prescrit : « Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, commise dans le cadre d’une instance close par une décision de justice devenue définitive », ce qui est de loin préférable mais semble avoir déplu à la magistrature et au ministère de la Justice.
Que dire, dans ce contexte, des trois nominations récentes au Conseil constitutionnel ? Il s’agit de trois magistrats de carrière : un juge de l’ordre judiciaire (Jean-Louis Debré) et deux présidents des hautes juridictions françaises. Renaud Denoix de Saint-Marc fut pendant onze ans vice-président du Conseil d’Etat jusqu’au 3 octobre dernier, et Guy Canivet est premier président de la Cour de cassation depuis 1999. Alors que : a) la réforme de la justice semble susciter de nombreuses tensions et connaître des avatars inattendus ; b) le monde politique avait pris un certain nombre d’engagements pour « après 2007 » ; c) l’Union Syndicale des Magistrats maintient, dans sa proposition de « Pacte pour la Justice », son opposition à la réforme qu’auraient pu espérer de nombreux citoyens. Avec tout le respect dû à ces magistrats, de telles nominations sont-elles bien conformes à la « théorie des apparences » souvent invoquée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) dans les nombreuses condamnations subies par la France au cours des années récentes ? Mes articles des 13 septembre et 6 novembre avaient déjà évoqué des questions analogues. Ceux des 25 juillet et 4 août ont rappelé les arrêts de la CEDH et les problèmes posés par l’application en France de cette jurisprudence. Mais la situation qui vient de se créer me semble mériter quelques commentaires additionnels.
Malgré quelques flottements, le Gouvernement a logiquement saisi le Conseil d’Etat à propos des projets de loi sur la Justice début septembre, au moment où Renaud Denoix de Saint-Marc en était le vice-président. Ce dernier doit donc être regardé, sauf démenti, comme ayant participé à l’élaboration de l’avis rendu par la haute juridiction administrative et dont le Garde des sceaux a fait état en octobre dernier. Il paraît donc contraire à l’exigence de l’apparence d’impartialité, ainsi qu’au principe de la séparation des pouvoirs et des fonctions, qu’un magistrat étant intervenu en tant que conseiller du gouvernement dans l’élaboration d’une loi en soit, quelques mois plus tard, juge constitutionnel. Plus globalement, des avis produits par le Conseil d’Etat après le départ de ce magistrat peuvent se baser sur ceux qui avaient été émis lorsqu’il en exerçait la vice-présidence. Le même raisonnement s’applique à Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale qui a adopté la loi dont le Conseil constitutionnel est saisi mais qui a également présidé l’élaboration de bien d’autres lois sur lesquelles la législature suivante peut débattre à nouveau. Quant à Guy Canivet, il s’est publiquement exprimé sur la réforme de la justice et provient d’une juridiction directement concernée par le contenu de la loi litigieuse (voir mon article du 28 août).
Aux termes de l’article 41 de la Constitution, le Conseil constitutionnel doit se prononcer dans un délai de huit jours à compter de sa saisine par le Gouvernement. En l’espèce, avant le 3 mars. Le 4 mars, Jean-Louis Debré sera le nouveau président de ce conseil et Renaud Denoix de Saint-Marc et Guy Canivet remplaceront respectivement Simone Veil et Claude Colliard. A supposer que le Conseil constitutionnel statue sans imprévu dans le délai légal, l’affaire ne sera pas close car : a) en cas de succès total ou partiel de la saisine en cours, le Parlement devra examiner à nouveau la loi attaquée ; b) dans le cas contraire, il restera la suite annoncée pour la législature suivante, avec toutes les promesses du monde politique. Quoi qu’il advienne, la question de l’apparence d’impartialité du nouveau Conseil constitutionnel risque de se poser, alors qu’il aurait été possible de faire prévaloir une meilleure séparation des carrières et une plus large ouverture de l’accès au sommet des institutions.
Quant à la revendication d’un meilleur « pluralisme politique » pour le Conseil constitutionnel, je ne souhaite pas m’y associer telle qu’elle est formulée. Elle présuppose qu’une telle instance devrait rester sous la coupe du monde politique. Or, c’est très largement de cette dépendance que viennent les problèmes des institutions françaises, les mélanges de genres qui s’installent dans la durée et les risques de confusion d’intérêts.
Un article du 15 septembre rappelait l’étude publiée en 2000 par le chercheur Alain Bancaud dans Droit et Société. Alain Bancaud souligne l’évolution depuis les années 1980 vers une politisation croissante des nominations aux plus hautes instances de l’Etat. Même pour les nominations au Conseil supérieur de la magistrature, il écrit à propos de la période de François Mitterrand : « Pour les membres désignés directement par le président de la République, les critères retenus apparaissent ainsi être la familiarité personnelle en même temps que la proximité politique ou, plus exactement, la compréhension des intérêts du chef de l’État. On trouve ainsi : un proche de François Mitterrand, un "ami" comme le qualifie un conseiller, dont le profil politico-professionnel est déjà significatif puisqu’une telle nomination déroge à la « tradition » non écrite, instaurée par Valéry Giscard d’Estaing, de désigner deux professeurs de droit ; un membre dont « la loyauté nous serait totalement acquise » et qui est préféré à un autre candidat présélectionné "très favorable à notre politique mais d’un dialogue assurément plus difficile"... »
Plus près de nous, on peut se poser un certain nombre de questions à la lecture de cet extrait du bilan 2005 du Conseil constitutionnel : « Le 22 avril, madame Simone VEIL a décidé de suspendre ses fonctions de membre du Conseil constitutionnel à compter du 1er mai 2005 et jusqu’à la proclamation des résultats du référendum du 29 mai 2005 sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Le même texte montre qu’avant le 22 avril, le Conseil avait rendu plusieurs avis concernant le référendum sur le Traité Constitutionnel Européen (TCE) et rejeté un certain nombre de recours sur le même sujet. Or, il est bien connu qu’entre le 22 avril et le 29 mai Simone Veil a mené une intense campagne en faveur du TCE. La participation de Valéry Giscard d’Estaing à la même campagne fut également source de controverses. La formation d’une commission d’enquête fut demandée, notamment, par un sénateur.
Il me semble que le bilan à retirer d’une telle évolution institutionnelle n’est pas positif. De mon modeste point de vue, il conviendrait de dépolitiser le Conseil constitutionnel et d’autres hautes instances de l’Etat, plutôt que de vouloir en « rééquilibrer » des composantes politiques à une époque où les organisations qu’elles représenteraient constituent une très faible partie de la population.
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