Réforme de la Justice : toujours impossible, ou pis encore ?
Après Outreau et le rapport de la Commission d’enquête parlementaire, les citoyens attendaient une réforme de la Justice française recueillant leurs plaintes et leurs inquiétudes. Malheureusement, c’est loin d’être l’impression qui ressort de la lecture des débats parlementaires et des deux textes adoptés en première lecture (635 et 639) par l’Assemblée nationale. Même l’idée « minimale » d’instaurer une séparation des carrières entre le siège et le Parquet, avancée par la Commission d’enquête, a péri dans un débat parlementaire peu couvert par les médias et auquel les « petits justiciables » ont cessé d’être appelés. Exprimant une claire insatisfaction, Georges Fenech a annoncé, avec des acquittés d’Outreau et l’un de leurs avocats, la création d’un « Observatoire d’Outreau » afin de « promouvoir une réforme profonde de la Justice ». Des auteurs de cette initiative qualifient la « réforme » en cours de « réformette insignifiante ». Mais est-ce vraiment le cas, la réalité ne serait-elle pas pire ? Car, à la lecture des textes adoptés, on peut penser à une véritable contre-réforme cachée.
On nous avait dit après Outreau quelque chose comme : « Soyez rassurés, on a compris, maintenant on va réformer la Justice ». Ensuite, on a commencé à nous « faire comprendre » que ce n’était pas aussi simple. Plus récemment, il est apparu qu’il n’y avait pas grand-chose à attendre des travaux législatifs en cours. Mais est-ce tout ? Le message rituel : « Laissons tomber pour cette fois, il ne va rien se passer avant les élections... » décrit-il avec justesse la réalité ? On peut sérieusement en douter. C’est un classique de la politique française, que dans ces situations d’apparence anodine et de « fin de règne », des choses importantes et graves surviennent dans les domaines législatif et réglementaire, mine de rien et à l’insu de l’opinion publique. Tel risque d’être le cas avec la prétendue « réformette » en cours de la Justice. Discrètement, et sans réel rapport avec les conséquences à tirer de l’affaire d’Outreau, le gouvernement a profité de l’occasion pour faire adopter des dispositions sur l’action pénale aux conséquences très importantes. Ce n’est pas en soi une surprise, vu la tendance des positions exprimées par le ministère de la Justice depuis juin dernier. Mais il appartient aux Français d’en prendre conscience, de ne pas se laisser prendre au dépourvu et de s’exprimer en conséquence.
Il faudra revenir plus en détail sur ces travaux de l’Assemblée nationale où trois rapports, avec un total de quelques centaines de pages pour les projets de loi 3391 (Formation et responsabilité des magistrats), 3392 (Médiateur de la République et justiciables) et 3393 (Equilibre de la procédure pénale), suivis de quatre séances de débats, ont conduit à l’adoption de deux lois en première lecture. Mais on peut d’ores et déjà constater que cette « petite réforme » de la Justice ressemble très peu à ce que les citoyens optimistes pouvaient espérer il y a six ou sept mois. Le ministère de la Justice et certaines corporations semblent avoir habilement instrumentalisé le débat à des fins qui paraissent parfaitement étrangères à ce que les justiciables réclamaient.
Par exemple, qui avait parlé de mettre en cause le principe d’après lequel le pénal tient le civil en l’état ? Il était admis que, dans un litige où les actions pénale et civile ont le même objet, la décision pénale doit précéder celle sur l’action civile. Or, les lois qui viennent d’être votées dynamitent ce principe prétextant « l’encombrement des cabinets d’instruction » (« petite phrase » du garde des Sceaux), sans que jamais l’avis des citoyens n’ait été demandé sur une question aussi essentielle. L’article 11 de la loi 639 adoptée le 19 décembre prescrit que « la mise en mouvement de l’action publique n’impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu’elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil ». Pour justifier une telle mesure, Pascal Clément n’a pas hésité, devant les députés (débat du 19 décembre, troisième séance), à qualifier de "dilatoires" nombre d’actions pénales des citoyens. A l’appui de cette appréciation, il invoque l’autorité des corporations de magistrats : « ... Ce sont les magistrats... qui ont souhaité cette réforme : qu’on leur fasse confiance, ce sont des professionnels ! Ils sont déjà submergés de travail toute la journée, ils n’ont pas à être victimes de procédures dilatoires. » Quelle leçon a été tirée de l’affaire d’Outreau ? Apparemment, aucune.
Le discours sur l’encombrement des tribunaux et la prétendue superficialité des actions en Justice est ancien. Il a déjà été utilisé en 2001 à l’occasion de mesures impliquant une évolution de la Justice vers un fonctionnement de plus en plus expéditif, sommaire et difficile d’accès. Mais il ignore ce qui apparaît de plus en plus clairement. D’abord, c’est vraiment du contenu des décisions et du comportement institutionnel que se plaignent les citoyens, et pas d’un simple problème de délais. Ensuite, les justiciables ne pensent pas que leurs recours soient superficiels. Enfin, les Français sont de plus en plus nombreux à reprocher aux corps influents de l’Etat un certain corporatisme, et risquent de le faire encore davantage si le ministère de la Justice en reste à son discours actuel, au lieu d’aborder dans la transparence les problèmes réels.
Le président de la Commission des lois s’est opposé en vain à cette partie du projet de loi, invoquant notamment la jurisprudence de la Cour de cassation. Mais Pascal Clément a balayé cette jurisprudence, qui aurait, d’après lui, « conduit à un véritable dévoiement ». Un autre député, contraire à l’adoption dudit article 11, répondra au garde des Sceaux : « On ne peut laisser dire qu’une garantie essentielle pour le justiciable [la plainte pénale avec constitution de partie civile] serait une procédure dilatoire. » Dans la pratique, l’article de loi proposé par Pascal Clément, et finalement adopté à l’unanimité des 23 suffrages exprimés sur 29 votants, laisse au juge civil le soin d’apprécier le caractère dilatoire ou non de l’action pénale. Où veut en venir le ministère de la Justice ? Le garde des Sceaux invoque des plaintes pour vol déposées par des employeurs en présence de litiges devant les Prud’hommes. Mais, dans le sens inverse, on peut penser à des plaintes pénales pour discrimination ou pour harcèlement sexuel déposées par des salarié(e)s et qui ne peuvent pas être ignorées sans violer le droit européen et international. Permettre au juge civil de « passer en force », ignorant une action pénale, risque d’empêcher des « petits justiciables » de fournir des preuves susceptibles de renforcer de manière décisive leur plaidoirie.
Le même article 11 du texte adopté 639 modifie le Code de procédure pénale en lui ajoutant un alinéa aux termes duquel : « ... La plainte avec constitution de partie civile n’est recevable qu’à condition que la personne justifie soit que le procureur de la République lui a fait connaître, à la suite d’une plainte déposée devant lui ou un service de police judiciaire, qu’il n’engagera pas lui-même des poursuites, soit qu’un délai de trois mois s’est écoulé depuis qu’elle a déposé plainte devant ce magistrat, contre récépissé ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, ou depuis qu’elle a adressé, selon les mêmes modalités, copie à ce magistrat de sa plainte déposée devant un service de police judiciaire. Cette condition de recevabilité n’est pas requise s’il s’agit d’un crime ou s’il s’agit d’un délit prévu par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ou par les articles L. 86, L. 87, L. 91 à L. 100, L. 102 à L. 104, L. 106 à L. 108 et L. 113 du code électoral ». Ce qui signifie notamment, vu les statistiques avancées par le garde des Sceaux au cours du débat, que dans la plupart des cas, une plainte pénale avec constitution de partie civile commencera son existence avec le "mauvais point" d’un refus préalable du Parquet d’instruire la plainte. Pour les personnes et entités riches et influentes, ce n’est pas très grave : il suffit, moyennant une somme d’argent conséquente, de faire intervenir leur avocat, avec un dossier très bien préparé, dès la saisine du procureur. Mais pour le justiciable qui a de faibles ressources, un tel fonctionnement risque de générer de réels barrages.
Un débat, en somme, qui tranche "par la bande" des questions très importantes, mais dont les Français ont été tenus à l’écart. Quel journaliste en a parlé, qui a osé susciter une véritable discussion publique ? Vingt-neuf votants dans l’hémicycle, le 19 décembre, tard le soir, pour une loi aussi importante que celle sur l’équilibre de la procédure pénale. L’Assemblée nationale compte 577 députés. C’était donc un vote acquis d’avance, ou je n’ai rien compris...
Que reste-t-il des propositions formulées en juin dernier par la Commission d’enquête parlementaire ? La question d’une éventuelle séparation des carrières entre le siège et le Parquet avait déjà été enterrée dans les débats de la Commission des lois. Un amendement favorable à cette mesure a été rejeté par l’Assemblée nationale le 14 décembre (troisième séance). Pascal Clément a déclaré : « Cette proposition a beau être issue du rapport sur l’affaire d’Outreau, j’y suis défavorable. C’est en effet le type même de propositions sur lesquelles nous devrions encore réfléchir pendant quelques années ! ». Ce à quoi un député a répondu : « Cela fait déjà des années ! ». Et, en matière de responsabilité des magistrats, le débat de la deuxième séance du 14 décembre a mis en évidence qu’en réalité, la France n’a jamais appliqué la Charte de 1998 du Conseil de l’Europe sur le statut des juges, qui déclare notamment : « Toute personne doit avoir la possibilité de soumettre sans formalisme particulier sa réclamation relative au dysfonctionnement de la justice dans une affaire donnée à un organisme indépendant. Cet organisme a la faculté, si un examen prudent et attentif fait incontestablement apparaître un manquement (...) de la part d’un juge ou d’une juge, d’en saisir l’instance disciplinaire ou à tout le moins de recommander une telle saisine à une autorité ayant normalement compétence, suivant le statut, pour l’effectuer. » On avait donc « oublié » de nous dire qu’il s’agit en réalité d’un vieux débat et, chez nous, d’un vieux silence.
Rien d’étonnant à ce qu’un ministère de la Justice, qui recherche ouvertement la manière de limiter les actions pénales des justiciables privés et la portée de ces actions, soit également partisan d’un filtrage renforcé des réclamations de justiciables mettant en cause la magistrature. Mais il ne semble pas que le débat parlementaire ait abordé une question qui m’apparaîtrait essentielle en tout état de cause : celle de l’apparence d’impartialité des deux autorités potentiellement saisies. A savoir, le médiateur de la République et le garde des Sceaux, comme évoqué dans mon article du 6 novembre. Par exemple, un ministre sortant peut-il valablement être nommé médiateur de la République, alors que la prescription quadriennale n’est pas intervenue sur sa propre responsabilité administrative potentielle ? Un garde des Sceaux peut-il rester président de conseil général et, par là, justiciable institutionnel ? Une problématique qui rejoint celle de la séparation des carrières et des fonctions, mais à une échelle dépassant de loin celle des rapports entre le siège et le Parquet. Quant à la juridiction administrative, elle reste apparemment intouchable. C’est vrai qu’elle juge les litiges de gouvernements, ministères, administrations... Du monde politique et de ses proches collaborateurs, en somme.
Et ainsi de suite. Rien qui puisse m’amener à modifier de manière substantielle le point de vue exprimé dans mes articles du 23 octobre sur les débats de la rentrée, et du 31 octobre sur les projets de loi. Ou dans mes articles précédents qui y sont rappelés. Rien, si ce n’est l’aggravation de la situation de notre justice par le détournement de l’étiquette "Outreau" à des fins qui ne semblent guère présenter de rapport avec ce dont s’étaient plaints les justiciables qui ont rencontré la Commission d’enquête parlementaire il y a quelques mois.
Dans Le Nouvel observateur, Eric Dupont-Moretti a dénoncé ainsi les textes adoptés : « La réforme ne donne rien. Le travail originel des parlementaires a été taillé à coup de hache par les syndicats de magistrats et il ne subsiste plus que deux "réformettes" ridicules. » De mon modeste point de vue, la réalité est beaucoup plus grave. La mise en cause de l’action pénale comporte une sérieuse régression de notre droit et de l’accès des "petits citoyens" à la Justice. Déjà en 2001, des changements importants du droit français introduisant notamment la possibilité pour la Cour de cassation de refuser en formation restreinte l’admission des pourvois, sans avoir à motiver la décision prise, étaient passés inaperçus. Le silence des médias et du monde politique devant les citoyens avait coupé court à tout réel débat. A présent, ça recommence.
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