Darwin mis en échec par la reine rouge

La sélection naturelle est un concept inventé par Darwin il y a 150 ans mais si l’on interroge les évolutionnistes, on trouvera des dizaines d’interprétations sur ce concept et le rôle qu’elle joue dans la genèse des espèces. Autant dire que l’évolution est le champ scientifique contemporain le plus stimulant, favorisant l’invention d’idées, concepts et hypothèses. Les données phylogénétiques peuvent être analysées en incluant ou non une confrontation avec les analyses génétiques. Le grand défi est de comprendre comment apparaissent les espèces. Les données paléontologiques et écologiques montrent qu’un autre phénomène est très répandu, surtout à l’échelle géologique, c’est l’extinction des espèces. Un simple usage du bon sens conduit à penser que la sélection naturelle explique pour une bonne part l’extinction des espèces mais beaucoup moins l’origine des espèces qui en fait n’est pas une origine mais le résultat d’un long processus avec des étapes de spéciation et d’adaptation.
La thèse de la sélection naturelle impose d’établir des liens de causalité, des corrélations si l’on veut, entre les modifications du milieu et le sort des espèces, qu’il soit « malheureux » avec les extinctions ou « heureux » avec les apparitions. Quelques grandes figures de l’évolutionnisme se sont penchées sur la question, comme Gould, auteur de la théorie des équilibres ponctués qui en résumé postule une évolution faite de périodes de rupture et de stabilité. Nombre d’évolutionnistes ont suivi les perspectives ouvertes par Gould. Voici 40 ans, la thèse de la reine rouge a été forgée par Leig van Valen. Cette conjecture postule que les espèces sont en compétition ou en concurrence avec d’autres espèces pour s’approprier les ressources du milieu naturel avec en plus l’idée d’une diversification nécessaire. Ce qui signifie que le jeu de la vie impose aux espèces d’être réactives face aux modifications du milieu et des autres espèces qui elles aussi sont réactives pour se perpétuer. Le principe de la « reine rouge » est qu’il faut être réactif, ce qui ne manquera pas de susciter quelques remarques sur l’analogie avec les mécanismes du marché imposant aux entreprises de réagir face aux innovations des concurrents.
C’est donc l’hypothèse d’une nouvelle loi de l’évolution que proposa van Valen en 1973. La « reine rouge », c’est une règle imposant aux espèces de développer de nouvelles cartes pour être utilisées dans le jeu de la sélection naturelle en considérant que d’autres espèces peuvent user aussi de leurs propres cartes. Le cas du lièvre et du renard permet de comprendre aisément la loi de la reine rouge en mettant en scène dans le jeu de la sélection naturelle un prédateur et sa proie. Pour avoir un avantage supplémentaire face au prédateur, les générations successives de lièvres ont intérêt à se doter de pattes leur permettant de courir plus vite. Mais alors, pour compenser cette évolution, les renards doivent faire de même avec des générations capables de courir plus vite. Ou alors plus rusées, ce qui suppose une évolution des dispositifs cérébraux. La règle de la reine rouge suppose une compétition dans la nature. Elle peut être transposée dans le champ économique où elle s’applique parfaitement aux entreprises dont la survie suppose d’innover au moins aussi rapidement que les concurrents. Dans un livre scientifique pour grand public, Matt Ridley a extrapolé la reine rouge pour élaborer une théorie somme toute assez classique postulant le rôle de la sexualité dans l’apparition des caractères humains et notamment l’intelligence. C’est une extension des thèses de Darwin sur la sexualité comme moyen pour les espèces de se doter d’avantages adaptatifs. Les femelles choisissant les mâles les plus robustes ce qui engendre des générations plus fortes dans le jeu de la sélection.
La loi de la reine rouge (allusion au conte de Lewis Caroll) peut être employée dans deux conjectures. Soit évolutionniste, servant d’explication à la thèse de la spéciation poussée par le ressort de la sélection naturelle. Ou alors dans une conjecture causale négative. Ainsi, quelques uns concluent, s’appuyant sur des données expérimentales, que la vie doit évoluer pour éviter l’extinction. Autrement dit, la reine rouge explique non pas la genèse des espèces mais leur disparition. C’est ce que vient d’établir une étude menée par deux chercheurs de Berkeley sur des fossiles de mammifères (T. Quintal, C. Marshall, Science, 20/06/2013). En bref, la vitesse d’extinction est plus élevée que celle de l’apparition des espèces. Ils en concluent que la perte de diversité est associée à l’extinction de ces espèces. Autrement dit, ces espèces n’ont pas pu suivre le timing adaptatif imposé par l’environnement changeant. Ils n’auraient pas appliqué la loi de la « reine rouge ». On reconnaîtra dans cette loi un fameux précepte tiré d’un autre récit, le Guépard de Lampedusa, où pour l’aristocratie, il faut que tout change pour que rien ne change, ce qui revient à dire que pour maintenir son rang social, il faut s’adapter aux transformations du monde, à l’instar des espèces obligées de se diversifier pour perdurer.
L’enseignement scientifique à tirer, c’est que une fois de plus, les données expérimentales interprétées correctement ne permettent pas de comprendre la genèse des espèces, autrement dit la spéciation. On l’a vu dans le contexte de la génétique et cela est confirmé dans le cadre de la « reine rouge ». La spéciation échappe encore à l’entendement scientifique mais on en sait un peu plus sur la disparition des espèces. Avec peut-être un nouveau récit de l’évolution en vue. Un scientifique « alternatif » un peu décalé et facétieux, Richard Nelson, n’hésite pas à bousculer Darwin en suggérant que l’intitulé de son œuvre majeure aurait dû être : « essai sur l’extinction des espèces ». Ce qui est exact mais partiel car le récit de l’évolution inclut la genèse et la disparition des espèces. Darwin s’est penché sur l’apparition des espèces sans trouver la réponse, ce qu’on ne peut lui reprocher puisqu’en ce début du 21ème siècle, personne n’a livré cette réponse.
Face à l’option de la reine rouge, une alternative théorique s’est manifestée, avec le « jester court », jester signifiant fou du roi ou alors bouffon de la cour. Cette hypothèse fut proposée par Anthony Barnovsky afin d’enrichir le champ conjecturel de la sélection naturelle. Elle est formulée comme une antithèse de la « reine rouge », ne reconnaissant aucune force évolutive dans la diversification des espèces. Ce qui joue comme force, ce sont les caractères abiotiques de l’environnement, autrement dit les circonstances géologiques et climatiques. Les évolutionnistes optant pour l’hypothèse « fou du roi » pensent que la transformation des espèces à l’échelle géologique est très peu induite par la compétition entre espèces mais due essentiellement au contexte abiotique qui sur le long terme, est la principale force évolutive déterminant la sélection naturelle qui est le facteur objectif prédominant dans la spéciation. Cela étant établi, Barnovsky a quand même amendé son hypothèse en reconnaissant qu’elle peut-être modulée en incorporant la « reine rouge ». Les deux thèses étant alors complémentaires mais certainement avec des influences variables selon les contextes et les échelles de temps.
On connaît un célèbre exemple illustrant la loi du « fou du roi », celui du phalène du bouleau qui, lorsque le tronc des arbres fut noirci par les fumées d’usines anglaises, développa une forme aux ailes sombres pour échapper à ses prédateurs. Ce qui constitue une réaction adaptative face à un facteur abiotique. Quelle que soit l’option choisie, reine ou fou, c’est surtout l’extinction des espèces qui est expliquée. Les évolutionnistes pensent que la conjecture de la reine s’applique à des périodes restreintes alors que celle du fou concerne des échelles de temps géologiques. On peut aussi supposer que la règle de la reine rouge concerne un milieu riche en espèce alors que dans des contrées plus désertiques, ce seraient les facteurs abiotiques qui prévaudraient. Enfin, je suggère que les conjectures peuvent aussi concerner la place de l’espèce dans l’arbre phylogénétique. Par exemple, les mammifères étant plus concernés par la conjecture de la reine alors que les insectes dépendraient plus des conditions abiotiques plus déterminantes pour les insectes. Mais ce n’est qu’une suggestion qui n’a aucune valeur tant qu’elle n’est pas argumentée avec des données expérimentales et des modèles théoriques. Cela étant, la sélection naturelle régie par la règle du fou impose aux espèces de lutter contre l’entropie pour pouvoir se maintenir en vie face aux éléments physiques qui bousculent le milieu.
L’enseignement à tirer de ces investigations, c’est que Darwin a établi l’évolution comme un fait scientifique indéniable mais que sa théorie explique plutôt l’extinction des espèces avec la sélection naturelle que la genèse des espèces. Ainsi, le champ théorique de l’évolution est ouvert comme jamais avec comme enjeu l’explication de la spéciation qui sans doute, est pour une bonne part indépendante de la sélection naturelle qui elle, rend compte de l’extinction des espèces.
La spéciation échappe donc à la compréhension. Mais la sélection naturelle est largement documentée et l’on en trouve une transposition dans notre monde économique où les choses vont très vite et dans ce champ, la règle de la reine rouge est presque souveraine. Les entreprises doivent innover pour rester présente dans le champ économique. La recherche permet d’avoir les nouvelles cartes à abattre. La diversification et la modernisation sont indispensables. Une entreprise comme Manufrance gérée par une famille avec les méthodes d’un autre âge a disparu dans les années 1980. Mais à la différence de l’évolution biologique, on connaît les secrets de fabrication utilisés par les entreprises qui se transforment, périssent alors que d’autres naissent, comme du reste les espèces. L’analogie nous étant alors d’une évidente inutilité car le vivant se conçoit avec des mécanismes dont les codes nous échappent encore. Sans doute la recherche phylogénique manque-t-elle cruellement de données paléographiques. Et la biologie de concepts nouveaux expliquant le développement de l’organisme à partir des cellules et des molécules.
liens utiles
http://www.sciencemag.org/content/341/6143/290
http://www.darwinthenandnow.com/2013/06/new-species-darwin-wrong-again/
111 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON