La fin du mot race
Faire disparaître le mot race des tablettes de la République pour combattre le racisme, c'est faire disparaître le mot beurre des recettes de cuisine pour remédier à l'obésité. La manipulation de l'opinion à si peu de frais relève de la mauvaise cuisine politicienne ; elle a au moins le mérite de donner un aperçu sur le ridicule de nos dirigeants et de convaincre les sceptiques sur les raisons qui nous enfoncent dans le marasme économique.
La proposition de loi tendant à la suppression du mot race de la législation a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 16 mai 2013. Elle avait été déposée à l’Assemblée nationale le 27 septembre 2012 par MM. André Chassaigne (Parti communiste) et Marc Dolez (Front de gauche) et plusieurs de leurs collègues. Le texte supprime le mot race des neuf codes et des treize lois dans lesquels il apparaît.
Frapper le mot race d'infamie, c'est criminaliser un mot. Doit-on pour autant ajouter à la sottise du geste en croyant qu'il est juste ? Croit-on sincèrement que la suppression d'un mot supprimera le racisme ou rendra notre monde meilleur ?
Albert Memmi écrivait en 1982 dans Le Racisme : "C'est le racisme qui est naturel et l'antiracisme qui ne l'est pas : ce dernier ne peut être qu'une conquête longue et difficile, toujours menacée, comme l'est tout acquis culturel." De l'effort et du temps.
C'est l'effort de ne pas être raciste qu'on veut rendre facile alors qu'il ne l'est pas. Revel l'expliquait en ces termes : "La défiance, la peur ou le mépris vis-à-vis de l'individu différent, qui vient d'une communauté différente, parle d'une langue différente, pratique une religion différente, a une apparence physique différente, sont des sentiments anciens et universels. Ils donnent lieu à des conduites d'exclusion. Au mieux de distinction, au pis, de ségrégation, qui sont les conduites spontanées, populaires hélas ! des hommes entre eux. Ce n'est pas un choix raisonné, c'est une donnée anthropologique. Pour surmonter ces sentiments et corriger ces conduites, il faut à chacun de nous une éducation, une philosophie politique, fruit d'une longue participation à la civilisation démocratique, d'une longue imprégnation des mentalités par une morale humaniste et universaliste."
Quand il faudrait l'élaboration d'une philosophie politique, la patiente et difficile construction d'une éducation, les hôtes des palais nationaux soignent le monde par des symboles, comme d'autres font des vœux en remplissant les fontaines de pièces de monnaie. De l'effort et du temps.
Supprimer un mot en dit long non seulement sur la compétence des gens qui nous gouvernent, mais elle en dit encore plus long sur leur volonté réelle de faire société. Que la proposition provienne de représentants de partis qui puisent leurs racines dans le totalitarisme ajoute au pitoyable de la décision. Renzo de Felice, le grand historien du fascisme, et lui-même socialiste, parlait de l'hitlérisme et du communisme en ces termes : "La vérité, en conclusion, est qu'il s'agit de phénomènes identiques. Le totalitarisme caractérise et définit le nazisme comme le stalinisme, sans aucune différence réelle. Peut-être me suis-je exprimé en extrémiste ; peut-être l'ai-je dit avec brutalité ; mais j'estime que le moment est venu de s'en tenir aux faits et de briser les mythes faux et inutiles." (Actes du colloque Le stalinisme dans la gauche italienne, mars 1988).
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On supprime donc les mots. A défaut de construire, on détruit. On prétend soigner, mais on ampute, on pratique la saignée de la pensée en s'attaquant au vocabulaire, comme un médecin de Molière. Le mot Mademoiselle a lui aussi succombé à la passion, féministe celle-là, qui agite notre époque. Croire que la suppression d'un mot améliorera le sort des femmes est affligeant, déplorable, consternant, mais nullement surprenant de la part de nos élus. Pourtant, en aparté, faut-il s'en prendre aux élus ? Quand Berlusconi est annoncé largement en tête des sondages en cas d'élections anticipées (Le Canard enchaîné du 15 mai 2013) et quand Gaston Flosse est réélu président de la Polynésie française (Le Monde du 18 mai 2013), ne devrait-on pas s'interroger sur la santé des électeurs qui donnent les clés de leur Cité aux plus mauvais d'entre eux ?
De tous les textes légaux, la Constitution est le plus connu, la pierre de voûte de notre Etat de droit. Qui l'a vraiment lue ? En quatre articles, elle proclame l'égalité entre les hommes et les femmes. La Constitution est-elle devenue inutile ou le législateur incapable de la faire respecter pour qu'on ressente la nécessité de supprimer le mot Mademoiselle pour la seconder ?
L'article premier de la Déclaration des droits de l'homme déclare que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit." Son article 6 ajoute : "La Loi est l'expression de la volonté générale. (...) Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents."
Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 affirme en son article 3 : "La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme."
Enfin, l'article Premier de la Constitution du 4 octobre 1958 stipule que "La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales."
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La suppression de ces mots n'est que la continuité du politiquement correct, terrorisme moral et intellectuel qui a pris racine à la fin des années quatre-vingt, aux Etats-Unis. On peut lire dans Le voleur dans la Maison vide qu'en "1988, le cours d’initiation à Stanford élimine donc Platon, Aristote, Cicéron, Dante, Montaigne, Cervantès, Kant, Dickens ou Tolstoï, pour les remplacer par une culture « plus afrocentrique et plus féminine ». Les inquisiteurs relèguent par exemple dans les poubelles de la littérature un chef-d’œuvre du roman américain, le Moby Dick d’Herman Melville, au motif qu’on n’y trouve pas une seule femme. Les équipages de baleiniers comptaient en effet assez peu d’emplois féminins, au temps de la marine à voile… Autres chefs d’accusation : Melville est coupable d’inciter à la cruauté envers les animaux, critique à laquelle donne indéniablement prise la pêche à la baleine. Et les personnages afro-américains tombent à la mer et se noient pour la plupart dès le chapitre 29. A la porte, Melville ! (…) L’histoire des programmes d’éducation dirigistes (…) se fondent tous sur la mise à l’index de grands auteurs, auxquels les censeurs substituent des auteurs bien-pensants, selon leur point de vue : des serviteurs de la servitude." On ne s'étonnera pas que les élus proposant la suppression du mot race défendent les idées totalitaires du communisme, "Serviteurs de la servitude".
Certains mêmes appellent ce mouvement la marche pour la liberté et l'instauration de l'égalité.
Au contraire, on renonce ainsi à l'éducation et à l'effort. Pire, c'est sous-entendre que l'individu est incapable de comprendre, incapable de cet effort, bête à bouffer du foin plutôt qu'à user du libre arbitre éclairé qui lui permettrait d'exercer un vote en conscience. C'est lui refuser le droit de construire l'avenir, de faire société. Les totalitarismes ne se sont jamais construits autrement.
Le politiquement correct s'est répandu comme l'herbe mauvaise. Dans Le Figaro du 6 janvier 2003, Maurice Druon écrivit un article qu'il intitulât "Un brevet de lâcheté". Il s'indignait que la Bibliothèque de la Pléiade, naguère référence des grands textes littéraires, avait décidé un changement du texte original de La Légende des siècles de Victor Hugo. Ainsi, Druon, alors secrétaire de l'Académie française, expliquait l'altération : "Tous les lecteurs de La Légende des siècles connaissent « Aymerillot ». Et tous les lecteurs d’ « Aymerillot » connaissent la fameuse tirade du comte de Gand :
(…) Et puis votre soleil d’Espagne m’a hâlé
Tellement, que je suis tout noir et tout brûlé ;
Et, quand je reviendrai de ce ciel insalubre,
Dans ma ville de Gand, avec ce front lugubre,
Ma femme, qui déjà peut-être a quelque amant,
Me prendra pour un Maure et
Non pour un Flamand.
Tel est le texte publié par Hugo en 1859, reproduit dans toute les éditions parues de son vivant et après lui. Tel il figure dans ma vieille édition populaire sur deux colonnes, qui date de la fin du XIX°, et tel encore tout récemment dans les Classiques du Livre de poche.
Or, dans le volume de la Pléiade, que lit-on ?
Ma femme, qui déjà peut-être a quelque amant,
Me prendra pour un autre et
Non pour un Flamand.
Qu’est-il arrivé à l’éminent universitaire – il ne peut être qu’universitaire et éminent – chargé d’établir et d’annoter l’édition de la Pléiade ? (...) Je décèle une même attitude de couardise et de stupidité, lesquelles d’ailleurs forment volontiers attelage."
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La capacité de la démocratie à s'accomplir malgré les vecteurs de haine qui tentent ses citoyens comme un diable ne doit pas être mise en doute. Alberto Toscano, journaliste italien correspondant en France, racontait une histoire italienne sur l'antenne de RTL le mercredi 25 avril 2012.
Dans les années 1980, un parti ouvertement déclaré néo-fasciste rappelait l’Italie aux heures les plus sombres de son passé. Le rapprochement de cette droite extrême avec la droite modérée a, comme de bien entendu, été combattu, pourfendu, inlassablement critiqué. Jusqu’en France où des appels indignés ont réclamé le boycott du retour des idées de la peste brune. Aujourd’hui, l’absorption de l’extrême droite a non seulement permis qu’elle soit effacée du devant de la scène politique italienne, mais également qu’elle soit pliée au jeu démocratique. Au point que le chef de cette ancienne extrême-droite, Gianfranco Fini, est dorénavant un homme du centre et l’un des plus proches alliés de la gauche italienne. Tout le monde est content. La même chose peut-elle se passer en France ?
Prétendre accomplir la démocratie en censurant le vocabulaire devrait conduire les plus courageux de nos parlementaires à renoncer à leur mandat. Mais s'ils étaient courageux, ils n'auraient pas choisi de détruire les mots. Doit-on s'inquiéter qu'après les mots, ils s'attachent à détruire plus qu'eux, certains livres par exemple ?
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L'Europe a été construite comme un rempart contre la guerre, contre la haine, pour la liberté, contre l'atrocité de deux Guerres mondiales, pour le besoin de paix et la volonté de faire société... La démocratie a fait son office. L'attitude de nos parlementaires pour continuer cette œuvre ne peut que susciter l'inquiétude, le doute et alimenter le scepticisme. Effacer le mot race de nos textes, ce n'est que balayer sous le tapis, à l'abri des regards, des idées qui devraient être expliquées, décortiquées, discutées sur la place publique. De l'effort, de l'éducation et du temps.
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