La France contre l’espéranto
On sait que la France, en 1922, a voté à la Société des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU, contre l’adoption de l’espéranto comme langue internationale, malgré un rapport préparatoire plus que favorable. Mais on sait moins qu’elle a mené contre cette langue construite, rivale potentielle, une campagne très offensive, pro-active (pour parler comme un yaourt des temps modernes), qui s’inscrivait dans la lutte d’influence au sein de l’ancêtre de l’UNESCO, la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle (CICI), puis l’Organisation de Coopération Intellectuelle (OCI).
C’est un historien français, Jean-Jacques Renoliet, agrégé d'histoire et enseignant, qui a débroussaillé une riche documentation administrative pour raconter l’histoire méconnue de cet ancêtre de l’UNESCO dans l’entre-deux guerre, dans une thèse puis dans un ouvrage publié en 1999 aux publications de la Sorbonne : « L'UNESCO oubliée, la Société des Nations et la coopération intellectuelle (1919-1946) ».
(Tous les extraits en gras proviennent de son ouvrage.)
La SDN a été discréditée par son impuissance devant la montée des nationalismes durant les années 30, mais elle a formé le terreau sur lequel s’est bâti l’ONU, et certaines de ses institutions techniques lui ont survécu, comme le BIT. Et si le rôle précurseur de l’OCI dans l’action culturelle internationale a été oublié, le choix de Paris comme siège permanent de l’Unesco, projet anglo-saxon, témoigna d’une certaine reconnaissance de l’influence de la France, qui la première avait proposé, en 1921, la création d’un organisme international du travail intellectuel.
Mais l'idée était dans l'air depuis la fin du 19e siècle :
"En 1885, le Néerlandais Molkenboer propose de créer un "Conseil permanent international d'éducation" (...)
« En 1914, plus de 500 institutions internationales tentent de faciliter le travail des intellectuels, de défendre leurs intérêts et de développer un esprit d’entente internationale. »
Les tensions internationales d'avant-guerre, puis la première guerre mondiale ont évidemment paralysé pendant quelques années ces efforts de coopération. Malgré ce traumatisme - ou à cause de lui, - cette volonté renaît finalement très tôt.
On distingue assez nettement deux périodes : les années 20, pleines d’enthousiasme et d’espoir, et les années 30 où la nouvelle montée des tensions politiques a progressivement fait décliner toutes les coopérations internationales et réduit à néant les espoirs de bâtir un monde meilleur.
C’est justement dans cette première période, empreinte d’idéalisme, que l’espéranto a bien failli être adopté ou officiellement soutenu comme langue internationale.
Le fait qu’existe déjà la Ligue des espérantistes plaidait en sa faveur, car ses buts correspondaient bien à l’idéal de coopération et de paix qui animait la SDN, par la volonté de proposer une langue simple comme facteur de compréhension entre les hommes.
En lisant le rapport du secrétaire général adjoint Inazō Nitobe, si l’on compare avec le dédain que politiciens et médias français actuels affichent trop souvent envers l’espéranto, on est frappés par le soutien dont bénéficiait cette langue construite dans de nombreux pays, et par l’enthousiasme qu’elle suscitait partout où elle était expérimentée. On a vu également que le rapport (indépendant) confirmait les avantages spécifiques de cette langue : facilité d’apprentissage estimée à un facteur dix, qualité propédeutique pour l’apprentissage d’autres langues, langue équitable - même si le terme n’existait pas encore - et internationalité.
La France, pourtant, a voté contre ce qui n’était encore qu’un modeste rival potentiel, mais, comme le dit l’expression, mieux vaut tuer dans l’oeuf toute opposition...
« C’est dans ce contexte que se réunit la 1ère Assemblée de la SDN en décembre 1920. Après que Hanotaux, le représentant de la France, a repoussé, en défendant la langue française, un projet de résolution favorable à l’enseignement de l’espéranto soutenu par Lafontaine, le débat sur l’organisation de la coopération intellectuelle est lancé par une proposition des délégués belge, italien et roumain d’établir une organisation internationale du travail intellectuel et par le rapport de Lafontaine sur « L’organisation du travail intellectuel ».
La France, souhaitant s’assurer le contrôle de la CICI, mobilisera un peu plus tard ses intellectuels :
« Mais il faut aussi repousser l’offensive visant à ce que la CICI et l’Assemblée de la SDN reconnaissent l’espéranto comme langue auxiliaire internationale. Coville, directeur de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique, prie donc Bergson « de bien vouloir demander fermement et obtenir la question préalable », tandis que le Quai d’Orsay engage Bergson et Marie Curie à « faire tous leurs efforts pour que cette question soit écartée, tout au moins provisoirement, pour la raison qu’elle est actuellement soumise à l’Assemblée », « insist[ant] auprès d’eux sur le grave préjudice que cette propagande risque de causer à la supériorité de la langue française ».
La France bloquera même la proposition d’utiliser l’espéranto dans le cadre plus limité d’une organisation internationale comme la poste et les télégraphes :
« la France impose d’ailleurs aussi ses vues au sein de la 3e Assemblée de la SDN qui se tient en septembre 1922. Conformément à la résolution adoptée en septembre 1921, Drummond présente un rapport sur « L’espéranto comme langue auxiliaire internationale » qui suggère à l’Assemblée de la SDN de recommander l’usage de l’espéranto dans « les administrations postales et télégraphiques, à côté des langues nationales » et de « charger le Secrétariat de continuer à suivre les progrès de l’espéranto et à faire rapport à ce sujet ». Malgré un projet de résolution présenté par Murray qui reprend les conclusions du rapport de Drummond, le représentant de la France, appuyé par les délégués polonais et roumain, invoque la souveraineté des États en matière d’enseignement pour obtenir le renvoi de la question devant la CICI, où il sait qu’elle a peu de chance de trouver une solution. »
Cette opposition de la France à l’espéranto ne se manifeste pas seulement dans les instances internationales, mais au sein même du pays par une mesure radicale, la circulaire de 1922 signée de Léon Bérard :
"…Je vous prie également d’avertir les professeurs et les maîtres d’avoir à s’abstenir de toute propagande espérantiste auprès de leurs élèves. Vous inviterez les chefs d’établissements à refuser d’une manière absolue le prêt des locaux de leurs établissements à des Associations ou des organisations qui s’en serviraient pour organiser des cours ou des conférences se rapportant à l’espéranto."
Sauf erreur, cela fait de nous le seul pays démocratique qui ait interdit l’espéranto à l'école ! Mais cette consigne fut partiellement abolie en 1938 par Jean Zay :
"…J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il me parait souhaitable de faciliter le développement des études espérantistes. Certes, il ne peut être question de donner à l’enseignement de l’espéranto une place dans les horaires des études obligatoires de nos Établissements d’enseignement du second degré et dans nos Écoles techniques. Mais si des cours facultatifs d’espéranto peuvent être institués, je n’y verrai que des avantages. On peut l’admettre aux loisirs dirigés."
De fait, divers établissements primaires et secondaires ont ces dernières années accepté des sessions d’espéranto dans leurs locaux. (ici un reportage de France 3 en 2007)
Naturellement, l’espéranto n’était qu’un rival potentiel, et les manœuvres diplomatiques de la France s’inscrivaient dans une lutte d’influence plus vaste pour la prééminence au sein des organismes de coopération intellectuelle qui se construisaient petit à petit :
« Les débats tenus à l’Assemblée de la SDN appellent trois remarques. En premier lieu, il apparaît que le soutien de la France à la CICI constitue moins la manifestation d’une adhésion à une gestion multilatérale et désintéressée de la coopération intellectuelle – comme le montre son opposition à l’espéranto – que la volonté d’utiliser à son profit un nouvel instrument diplomatique dont elle n’a d’ailleurs accepté la création en 1921 que sous la menace de l’UAI : en ce sens, l’impérialisme culturel français apparaît plutôt comme une réaction défensive que comme une politique culturelle agressive et mûrement réfléchie, dont le seul partisan semble bien n’être alors que Julien Luchaire."
La France n’est naturellement pas la seule à vouloir s’imposer. Ces nouvelles organisations étaient devenues un enjeu diplomatique entre les grandes puissances :
« En deuxième lieu, la France n’est pas le seul État à vouloir occuper le terrain de la coopération intellectuelle et elle doit compter avec l’autre Grand de la SDN, le Royaume-Uni, ce qui fait de la CICI un nouveau cadre de la rivalité des deux alliés d’hier, dont les conceptions ne sont pas au diapason : à une France dirigiste, soucieuse de placer la coopération intellectuelle sous le contrôle des gouvernements pour éviter tout dérapage internationaliste et pour en faire une arme diplomatique à part entière, s’oppose une Angleterre qui croit aux vertus de l’initiative privée, gage de liberté, d’impartialité et surtout d’économies, à un moment où elle fait tout son possible pour restaurer la convertibilité de la livre sterling, et qui donc essaie de limiter le plus possible les crédits que la CICI espère obtenir. »
Mieux encore, culture, économie et sécurité vis-à-vis d'une éventuelle renaissance d'une Allemagne forte ont partie liée :
"La sécurité de la France passe aussi par Genève : l'essor de la coopération internationale fortifiera la SDN et garantira le statu quo issu du traité de Versailles."
Ainsi, quoique l'espéranto n'ait été qu'un élément parmi d'autres dans le grand jeu des nations, c’est à plusieurs reprises, de 1920 à 1923, que la France s’opposera à cette langue construite - même, comme on l'a vu, pour un usage limité :
« Conformément à la résolution votée par l’Assemblée de la SDN en septembre 1922, la CICI doit donner son avis sur la question d’une langue internationale auxiliaire en général et sur l’espéranto en particulier. En juillet 1923, Reynold et Bergson repoussent une résolution favorable à l’espéranto : le premier estime que la SDN « est incompétente pour se prononcer en faveur de telle ou telle langue » ; le second souligne que le moyen de rapprochement « le plus puissant peut-être de tous » est la langue, « car elle est imprégnée de l’esprit du peuple qui la parle », et que la SDN doit donc « pousser à l’étude des langues vivantes, et non pas à celle de la langue artificielle ». La CICI ne recommande donc pas une langue artificielle à l’attention de la SDN, à la satisfaction de la France, dès le début hostile à l’espéranto qui pourrait entamer le rayonnement de sa langue et donc de son influence culturelle. »
Dès lors, les routes de l’espéranto et des organisations internationales se séparent progressivement – bien que la Croix-Rouge l’ait utilisé et recommandé, comme détaillé dans le rapport du secrétaire général adjoint Nitobe.
(téléchargeable ici)
« Cependant, la catastrophe mondiale, qui mettait des peuples entiers en présence, fit apparaître d’une manière plus tragique encore la nécessité d’une langue internationale pour le service de la Croix-Rouge, les secours aux blessés, les camps de prisonniers, les rapports entre armées alliées. Le Sous-Secrétaire d’État français du service de la Santé militaire organisa, par circulaire officielle du 20 mai 1916, la distribution de manuels Espéranto-Croix-Rouge au personnel des formations sanitaires. Dans les vastes camps d’internés en Sibérie, des milliers d’hommes de toutes nationalités apprenaient l’Espéranto pour fraterniser entre eux et avec leurs surveillants japonais. Ces faits décidèrent la dixième Conférence internationale de la Croix-Rouge, convoquée après la guerre, à recommander l’étude universelle de l’Espéranto « comme un des plus puissants moyens d’entente et de collaboration internationale pour réaliser l’idéal humain de la Croix-Rouge. »
Par la suite, l’espéranto ne retrouvera jamais des circonstances historiques aussi favorables, car l’Histoire vit se succéder la montée des nationalismes, la deuxième guerre mondiale, la guerre froide, et la montée en puissance de l’anglais - développement favorisé par les accords Blum-Byrnes.
La construction européenne actuelle constitue pour l’espéranto une occasion historique de même nature que ces débats des années 20 à la SDN, et on retrouve sans surprise la même volonté des grandes puissances de favoriser leur propre langue, au détriment de la coopération et de la réflexion sur l’intérêt général ; ou parfois de lier son destin à celui de l'anglais, comme l'illustre de façon caricaturale la télévision France 24.
Simple et équitable, l’espéranto serait très adapté comme langue de communication de l’UE, mais la force du lobby pro-anglais, et de la France satisfaite que le français soit une langue de travail - même de plus en plus symbolique - est si grande que la question n’a jamais été évoquée, encore moins débattue.
L’argument que la richesse linguistique de l’UE est sa spécificité et son atout est devenu si manifestement hypocrite qu’il n’est plus avancé qu’avec un évident manque de conviction ; de nombreuses voix n’hésitent plus à demander l’officialisation de l’anglais comme langue de l’Europe - le tabou est tombé.
D’ailleurs, 2010 a vu une intense lobbying en ce sens, notamment le rapport de la Conférence des grandes écoles, demandant « l’aménagement » de la loi Toubon afin de légaliser a posteriori ce que d’aucuns font déjà largement, l’enseignement supérieur en anglais, dans le cadre de l’intégration européenne. Cette volonté a suscité de nombreux articles dans les médias – alors même qu’un article fort documenté de C. Truchot qui contestait son utilité n’a pas eu la même publicité...
Dernière nouvelle européenne en date : la Slovaquie va rendre l'anglais obligatoire dès 6 ans.
Autre front de cette lutte d’influence : le futur brevet unique européen. Il y a peu, le protocole de Londres a donné force de loi sur le sol français à des textes rédigés dans une langue étrangère (anglais et allemand, les deux autres langues de travail de l’Union).
En fait, depuis des décennies, toutes les branches professionnelles sont concernées : poste, aviation, maritime, armée, Jeux Olympiques - bref, toutes les coopérations et Instituts européens ou mondiaux.
Le plus étonnant, c’est qu’il se trouve encore des gens pour nier la réalité de la « guerre des langues » alors qu’elle fait rage depuis un siècle !
L’espéranto n’a pas échoué, comme on le lit souvent - il a été rejeté à cause de ces rivalités politiques. Mais cette langue de communication équitable est toujours là, plusieurs générations ont continué de la faire vivre, de la développer, jusqu’à l’avènement d’Internet qui a véritablement stimulé l’espéranto, tant il lui est complémentaire.
Mais pour finir par une note optimiste, même modeste, remarquons que l’UE vient d’utiliser l'espéranto pour le nom d'un de ses projets :
« SENPERFORTO, qui signifie en espéranto « plus de violence », ou « sans violence », entend déterminer les connaissances spécifiques, l'attitude, les pratiques et les besoins du personnel et des bénéficiaires du secteur de l'accueil et des demandes d'asile quant à la violence sexuelle. Les experts expliquent que les réponses obtenues leur permettront de lancer un cadre européen de référence basé sur les besoins, les droits et les faits pour la prévention de la violence sexuelle à destination du secteur de l'accueil et des demandes d'asile en Europe. »
(Nota : mot à mot, senperforto signifie "sans-par-force".)
Peut-être s’est-on enfin rendu compte que l’espéranto était un digne descendant du latin et du grec, avec un peu de germanique et beaucoup de régularité en plus ?
L’avenir est donc ouvert. Avec la construction européenne, la France a en quelque sorte l’occasion de « racheter » son opposition des années 20, dont l’écho idéologique se sent encore aujourd’hui dans son refus en option au baccalauréat, et dans le dédain dont les grands médias font preuve envers cette langue construite - à l’exception notable de quelques radios et des journaux régionaux, probablement sensibilisés aux questions linguistiques par la difficile question des langues régionales.
Qui a dit que la question des langues est simple et naturelle ?
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