La mort du Progrès continuel
On ne cessera pas avant longtemps d’épiloguer sur les causes et les conséquences de l’actuelle crise financière, désormais crise économique et probablement embryon d’une véritable crise civilisationnelle. Pour les uns, le coupable est tout désigné : c’est l’Amérique, et sa boulimie de consommation à crédit. Pour d’autre, c’est le « système », le capitalisme, le libéralisme, bref « les riches », qui, eux aussi aspirés dans une spirale de gains, nous entraînent à notre perte. Pour d’autre, enfin, ce sont au contraire les fantômes de l’Utopie du socialo-marxisme, de ce « Meilleur des mondes » devenu la société totalitaire de « 1984 »…
Sans doute y a-t-il un peu de vrai dans toutes ces analyses, dans toutes ces stigmatisations, dans toutes ces indignations ; de toute façon, on ne pourra véritablement analyser cette crise avec lucidité et objectivité que dans quelques décennies, voire quelques siècles, tout comme les Romains, les Mayas ou les Khmers, probablement, ont été incapables d’identifier et d’analyser les facteurs de leur déclin alors même que se profilait la fin de leur civilisation…
Mais, au-delà de ces querelles de clocher idéologiques, il semble possible, dès à présent, de remonter à la racine de cette crise systémique, vers ce « péché originel » de notre civilisation moderne qui englobe et dépasse ses reflets partiels que sont le libéralisme, le communisme et autres avatars issus des Lumières : l’Idéologie du Progrès continuel.
Avant le Progrès
Le mot « progrès », du latin progressus, signifiant « action d’avancer ». Selon la définition du Larousse, le « progrès » correspond au fait « d’avancer (…) d’aller vers un degré supérieur, de s’étendre, de s’accroître par étapes ». Philosophiquement, le « Progrès », avec un P majuscule, en est venu à désigner l’ « évolution régulière de l’humanité, de la civilisation vers un but idéal » ; plus prosaïquement, on le confond surtout aujourd’hui par l’amélioration des techniques industrielles et médicales, permettant une vie plus longue et moins pénible, consacrée pour une plus grande part aux loisirs et aux plaisirs sensuels.
Le concept de « Progrès » nous paraît tellement évident, aujourd’hui, qu’en fin de compte nous n’en réfléchissons même plus sur le sens et les implications, et, finalement, ne sommes plus en mesure d’en formuler une critique objective. Or, cette conception d’une humanité se construisant par son seul labeur un monde sans cesse meilleur est extrêmement récente dans l’Histoire, et caractéristique d’une partie seulement du monde ; c’est en fait, pourrait-on dire, le trait essentiel de notre civilisation occidentale moderne ; c’est-à-dire un phénomène circonscrit dans le temps et l’espace, un concept opératif appartenant à l’histoire des idées.
L’histoire de ce concept, son apparition dans le spectre de la pensée humaine, est aujourd’hui bien connue. Pour les Anciens, il n’y avait pas de « Progrès ». L’univers est marqué par un mouvement circulaire, à l’image du cycle des saisons et des planètes qui rythmaient la vie agricole et pastorale. Le jour succède à la nuit, la vie à la mort, la veille au sommeil ; l’univers est constamment produit et détruit par un feu cosmique selon un rythme régulier, de sorte que « commencement et fin coïncident sur le même pourtour du cercle » (Héraclite, Fragments). La métaphysique de l’existence se calque sur ce modèle circulaire, croyance en la métempsychose, ou réincarnation que l’on retrouve aussi bien dans les pensées orientales que chez les Philosophes Grecs. D’une certaine façon, ces doctrines contiennent implicitement une idée de « perfection » ; mais celle-ci n’est pas inscrite dans un « futur » vers lequel on pourrait « progresser » individuellement ou collectivement ; la perfection appartient au passé, fusion spirituelle avec le Tout Cosmique ou « Citée idéale » de Platon. Au mieux peut-on, par l’exercice de
Une première rupture va apparaître avec l’émergence, quelque part dans le Croissant Fertile, de la religion Abrahamique, mère commune des 3 Religions du Livre que sont le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam. Certes, le monde terrestre restera encore pour de nombreux siècles le domaine des phénomènes cycliques, comme l’enchaînement des messes (matines, laudes, angélus…), des saisons rythmant la vie paysanne, ou de la mécanique des astres héritée de Ptolémée ; mais l’Ancien Testament introduit pour la première fois une « flèche du temps », orientée irréversiblement du passé mythique de
L’idéologie du Progrès continuel
Futur encore hors du temps, eschatologique. Mais il ne faudra pas longtemps pour que les progrès effectués par les diverses civilisations humaines dans les domaines agricoles (charrue, collier d’épaule, moulin à eau…), industriel (horloge, machine à vapeur, métier à tisser à cartes, …), scientifiques (astronomie, mathématique, médecine…), des communications et transports (gouvernail, imprimerie, train, automobile, téléphone, avion…), ne nous persuadent que la « Cité de dieu » peut être réalisée dans ce monde, dans ce temps, par le seul fruit de notre intelligence et de notre travail. Deuxième rupture ontologique, quelque part à
A toute révolution conceptuelle correspond le besoin d’une nouvelle « idéologie », au sens marxiste de « représentation de la réalité », destinée à combler le vide laissé par la disparition de l’ancienne, désormais ravalée au rang de superstition, d’obscurantisme, de fable destiné à justifier la domination d’une caste désormais déchue. Un nouveau « mythe fondateur » doit être forgé pour justifier l’abandon des traditions, la condamnation des Anciens, le dénigrement de ce qui était jusqu’à présent présenté comme vrai, juste et bon (ce qui faisait dire à Cioran : « Le Progrès est l’injustice que chaque génération commet à l’égard de celle qui l’a précédée. »). Bacon est le premier à en proposer un avec son Novum Organum, qui répond et s’oppose à l’Organon d’Aristote : Sa Nouvelle Atlantide n’est plus une civilisation disparue de surhommes, mais une île utopique dirigée par des scientifiques dont le but est « l’expansion de l’Empire humain jusqu’à ce que nous réalisions tout ce qui est possible. » Pascal, de sa plume magnifique, définit le nouveau Credo du Progrès continuel : « Non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais tous les hommes ensemble y sont en continuels progrès à mesure que l’univers vieillit (…) de sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme, qui subsiste toujours et apprend continuellement ». Rousseau, finalement, cristallisera cette idéologie dans sa théorie de la « perfectibilité » de l’homme et son projet, révolutionnaire au sens premier du terme, d’un « homme nouveau ». Ainsi Buffon pouvait-il écrire au milieu du XVIIIe siècle, dans son Histoire naturelle : « Qui sait jusqu’à quel point l’homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique ? (…) L’esprit humain n’a pas de bornes, il s’étend à mesure que l’univers se déploient ».
Une fois posé le concept philosophique et humaniste du « Progrès continuel », il restait à définir de façon plus précise quel type de progrès était souhaitable, et quelles institutions politiques, sociales et économiques mettre en place pour le rendre pratiquement possible. Née sous des hospices philosophiques et scientifiques, l’idéologie du Progrès continuel va prendre sous la plume des Philosophes empiristes anglais de l’ « Enlightment » une tournure nettement plus matérialiste et, finalement, se décliner en une nouvelle théorie économique et politique qui englobe ses déclinaisons ultérieures que seront le « communisme » ou le « libéralisme ».
Réfléchissant sur la « passion élémentaire » à l’origine de toutes nos actions, Hobbes, rompant avec la tradition classique héritée de la pensée Grecque, associe désormais le « bien » à l’ « agréable », prônant un « hédonisme politique » levant toute restriction à la recherche du plaisir des sens. Le but de la société n’est plus « la vie bonne » mais « la vie agréable » ; l’objectif des gouvernants n’est plus de cultiver la « vertu » des citoyens mais de les « pourvoir abondamment […] de toutes les bonnes choses […] qui procurent la délectation ». Rompant également radicalement avec les Anciens, Locke élabore quant à lui une doctrine du Droit naturel selon laquelle le bonheur n’est pas tant dans le plaisir que dans la possession de ce qui donne le plaisir, justifiant ainsi moralement la possession illimitée de biens (ce qui lui vaudra d’être considéré comme le père du « capitalisme » et du « libéralisme ») ; Bentham développe le concept d’ « utilitarisme hédonique » qui place la recherche du « bien-être » (welfare) physique, moral et intellectuel comme fondement de la vie sociétale (religion, économie, éducation, justice…). Finalement, la recherche d’un plus grand bien-être, aspiration légitime de tout être humain à la base de l’édifice des Droits de l’Homme, se réduit dans sa version matérialiste à la recherche d’un plus grand confort, d’une plus grande jouissance, de possessions toujours plus importantes ; chaque avancée dans ce sens apparaît comme irréversible, nécessaire, répondant à nos besoins fondamentaux, et donc moralement justifié. En d’autres termes, la progression de nos « besoins » suit parallèlement l’amélioration du niveau de vie que nous procure le progrès technique : « La progression des besoins est une chose nécessaire : elle est fondée sur l’essence même de l’homme, il faut que les besoins naturels, une fois satisfaits, soient remplacés par des besoins que nous nommons imaginaires, et qui deviennent aussi essentiels à notre bonheur que les premiers », écrit ainsi peu avant
Comme l’atteste notre obnubilation maladive pour l’évolution des « PIB par habitant », « pouvoir d’achat » et autres « Indices de Développement Humain », la croissance économique constitue la manifestation la plus claire de l’objectif premier de l’organisation de nos sociétés modernes : créer, sans cesse, de nouveaux besoins, au travers de la publicité et de la « culture » au sens large, afin d’alimenter une croissance économique perpétuelle. L’idéologie du Progrès marque de plein pied l’entrée de l’homme moderne dans cette « société de consommation », qui n’aura jamais été mieux décrite que par ces mots de Tyler Durden dans Fight Club (« We waste our lives working at jobs we hate to buy shit we don’t need ! »), à laquelle elle fournit une pseudo-justification morale tout autant qu’un impératif individuel et collectif : désirer plus, consommer plus, posséder plus, n’est plus immoral, c’est au contraire la condition de l’accroissement de la prospérité de la société dans son ensemble. Corollairement, la prospérité croissante d’une société permet un plus grand confort à chacun de ses membres, ce qui se traduit par l’octroi de nouveaux « droits » (sécurité sociale, chômage, retraite, congés payés…) qui seront désormais considérés par « effet cliquet » comme autant d’ « acquis sociaux » sur lesquels il serait inimaginable de revenir. Qu’il s’agisse des « capitalistes » ou du « prolétariat », tous les indicateurs doivent être orienté à la hausse : plus de profits, plus de rentabilité, plus de pouvoir d’achat, plus de protection sociale, plus de loisirs… Impératif totalitaire, absolu, de Progrès, comme ces statistiques délirantes de 1984 qui, hors de toute réalité, doivent invariablement prouver que "people today had more food, more clothes, better houses, better recreations—that they lived longer, worked shorter hours, were bigger, healthier, stronger, happier, more intelligent, better educated, than the people of fifty years ago.”
Comme on le voit, le « progrès » tel qu’il apparaît à la sortie des Lumières est avant tout un progrès matériel et hédoniste : l’amélioration des conditions de vie et de travail des citoyens, l’augmentation des ressources et des possessions, avec pour objectif final une vie sans cesse moins « pénible », plus « agréable » et « jouissive ». Toutes les caractéristiques de notre époque moderne apparaissent ainsi déjà en germe dans ce nouveau Dogme du Progrès hérités des Lumières européennes : destruction de tous les tabous, de toutes les règles morales, de tous les freins culturels et psychologiques patiemment mis en place par nos ancêtres, et qui endiguaient jusqu’à présent nos pulsions sensuelles, notre avidité, notre égoïsme. Jouir plus, toujours plus, sans entrave (Mai 68 et la révolution sexuelle…) ; ou bien posséder plus, toujours plus, sans avoir à se préoccuper des autres (libéralisme économique, puis financier) : telles sont les deux uniques préoccupations de notre civilisation moderne, facettes opposées mais indissociables de l’ « Esprit des Lumières ».
Aux Lumières succède une période d’utopisme et de délires futuristes qui accompagne le début de la croissance économique mondiale, la mécanisation des campagnes et des usines, l’exode rural, une très forte croissance démographique ; la progression de l’espérance de vie et la diminution du temps de travail laissent imaginer pour l’Homme occidental, enfin « délivré » des superstitions religieuses et de l’aliénation du travail, un avenir radieux, entièrement consacré aux loisirs et aux plaisirs… Cette accélération de l’histoire à
Deux systèmes politiques et économiques concurrents vont essayer de théoriser et organiser pratiquement, séculariser, pourrait-on dire, cet « avenir radieux » matérialiste et hédoniste, promis par l’idéologie du Progrès : le libéralisme et le communisme. Ces 2 systèmes se revendiquent tous deux de
La croyance en la possibilité d’une croissance illimitée que partagent nos sociétés modernes est irrationnelle, abstraite, déconnectée du réel ; elle suppose une humanité se déployant dans un espace aux dimensions, aux ressources et à la durée infinies… Le monde dans lequel nous vivons, hélas, est étroitement limité par la
Le mécanisme de « rupture environnementale » a été particulièrement bien analysé par Jared Diamond, en particulier dans son dernier ouvrage « Effondrement » : le progrès technique permet un rapide accroissement de la population et de son niveau de vie, la conjonction de ces deux phénomènes se traduisant par une croissance exponentielle de la consommation qui, au-delà d’un certain seuil de « sustainability », comme disent les anglo-saxons, se traduit elle-même par un épuisement de plus en plus critique de l’environnement (déforestation, érosion, pollution…), jusqu’à ce « point de rupture » à partir duquel le niveau de vie ne peut plus être maintenu, les structures économiques, puis sociales, puis politiques commencent à se déliter, la caste au pouvoir perd la légitimité que lui assurait jusqu’alors la prospérité du groupe et doit recourir à la force pour ne pas être renversée, chacun essaye de défendre ses acquis au détriment des autres, la lutte pour la survie remplace la solidarité, et bientôt la société s’éteint dans une dernière braise de violence sans espoir… En ce qui concerne la société occidentale moderne, le point de rupture environnementale a sans doute été atteint. Les dommages infligés à notre environnement ne sont pas loin d’être irréversibles ; une croissance démographique incontrôlée plonge des continents entiers dans la misère, la famine et la guerre ; tôt ou tard les nations entreront en lutte pour s’accaparer les dernières ressources disponibles ; la guerre du pétrole a déjà commencé au Moyen-Orient ou autour du Golf de Guinée, demain ce sera pour les terres cultivables, le gaz naturel ou l’eau potable...
Comme le démontre brillamment ce même Jared Diamond, l’étude des civilisations qui nous ont précédé (Mayas, Angkor, Ile de Pâques…) nous enseigne que la disparition d’une société est la conjonction de deux facteurs : l’épuisement de son environnement ; et son incapacité politique et culturelle à définir et mettre en œuvre les mesures qui s’imposent pour inverser la tendance. Mais, aujourd’hui, tout indique que nous restons prisonniers d’un catastrophique blocage mental et structurel, qui nous empêche de lever la tête, de respirer un bon coup et d’accepter de faire, tous, les efforts nécessaires... Pourquoi cette incapacité à prendre les bonnes décisions ?
Le blocage mental du Progrès continuel
Depuis
Bien entendu ce blocage mental est en contradiction complet avec notre environnement, notre expérience et notre histoire, marqués par le cycle des saisons, la mort inéluctable des individus, et la perspective même de la disparition de notre espèce lorsque le Soleil mourant aura englouti notre bonne vieille Terre, ou que l’Univers se sera effondré sur lui-même ou dilaté jusqu’à la congélation ; la contradiction est devenue encore plus insupportable depuis qu’a été atteint, dépassé, le « point de rupture environnemental ». Ce grand écart schizophrène entre notre représentation erronée du monde et le monde « tel qu’il est » n’a cessé de s’accroître au fur et à mesure que nos prétentions et nos aspirations augmentaient ; et avec elle, bien sûr, la frustration, la déception, le mal de vivre si caractéristique de nos sociétés modernes perfusées d’anxiolytiques et d’antidépresseurs (dont les Français sont les premiers consommateurs). Car si, comme le disent les Bouddhistes, la seule forme réelle de bonheur n’est que l’absence de malheur, si par ailleurs on admet que notre sentiment de malheur est directement proportionnel à l’écart entre ce que nous avons et ce à quoi nous estimons avoir droit, on voit alors à quel point cette « idéologie du progrès » peut être génératrice de déception, de mal-être, de souffrance, finalement de violence...
Finalement, l’idéologie du Progrès s’apparente à une fuite en avant qui ne fait illusion que tant que, effectivement, la croissance nous permet de vivre au dessus de nos moyens. Mais il suffit que les limites environnementales se rapprochent, puis soient dépassées, pour que tout s’enraye, se déséquilibre, se détraque, que la croissance ralentisse, voire s’inverse, que les bulles spéculatives éclatent, que les dettes publiques et privées explosent, que les systèmes de santé et de retraites deviennent des puits de déficit, que le pouvoir d’achat se tarisse, que le moral des ménages s’effondrent, que la peur et l’insécurité se généralisent, bref que des pans entiers de notre structure économique, sociale et mentale s’effondrent en entraînant les autres comme autant de dominos…
La crise actuelle comme symptôme du blocage
La crise financière actuelle est la plus parfaite illustration des conséquences dramatiques de ce blocage mental après que le point de rupture ait été dépassé : car, derrière tous ces produits financiers toxiques aux acronymes barbares, il faut bien se rappeler que, fondamentalement, la crise financière trouve son origine dans l’acharnement des USA à soutenir artificiellement, à crédit, la croissance chancelante de leur consommation intérieure, entraînant avec eux, dès lors que la limite était atteinte, leurs créanciers, c’est-à-dire le reste du monde. C’est donc bien la rupture d’une économie artificielle reposant sur une augmentation exponentielle du crédit pour maintenir sans cette l’appétit du consommateur, comme un drogué a sans cesse besoin d’une dose plus forte (selon les données bien connues de
La racine de la crise actuelle se trouve donc bien dans le refus d’accepter un nécessaire ralentissement de la croissance, sans même parler d’une stagnation ou d’une décroissance « vertueuse » : véritable blocage mental qui s’explique bien évidemment par cette croyance irrationnelle en la possibilité d’une croissance continuelle, et qui nous empêche aujourd’hui, individuellement et collectivement, de ralentir, de se restreindre, d’accepter de réviser à la baisse nos ambitions. Les américains ne sont pas les seuls à s’acharner envers et contre tout à maintenir un train de vie qu’ils ne peuvent plus se permettre. Les Européens aussi sont prêts à tout pour maintenir en vie des systèmes sociaux extrêmement coûteux mais insoutenables ;
Le principe fondamental sur lequel repose notre système social et économique n’est tout simplement plus adapté au réel. Rationnellement, nous devrions changer d’idéologie et adopter une vision du monde qui tienne compte de ces nouvelles contraintes environnementales. Rationnellement, nous devrions adapter nos systèmes et nos procédures en fonction, et si nécessaire les remplacer par d’autres, qui ne spéculent plus sur un avenir radieux mais « internalisent », comme disent les économistes, les contraintes actuelles et les coûts futurs. Mais il y a tellement d’intérêts financiers, sociaux et politiques en jeu, d’ « effets cliquets » qui sont devenus autant de blocages mentaux et structurels, que nous paraissons incapables de poser convenablement et lucidement le problème, sans même parler de mettre en œuvre des mesures appropriées… Trop de lobbys, de syndicats, de groupes de pression émanant du monde économique, social ou politique, qui sont autant de points de blocage d’un système essoufflé que ceux qui en profitent encore parviennent, au prix de plus en plus de tension, à maintenir en vie artificielle… Finalement, malgré tous les indicateurs, malgré tous les avertissements des experts, nous continuons notre fuite en avant vers un bonheur de plus en plus radieux et illusoire, comme le Coyote de Tex Avery qui continue
Une nouvelle idéologie, de nouveaux réactionnaires ?
L’humanité est entrée dans l’ère du Progrès le jours ou les gens ont commencé à se dire que leur enfants vivraient mieux qu’eux. L’ère du Progrès s’est achevée le jour où les gens ont commencé à se dire que leurs enfants vivraient moins bien qu’eux. Ce basculement entre une ère de progrès et une ère de décadence est de plus en plus perceptible aujourd’hui : un sondage du Nouvel Observateur, réalisé lors de la campagne présidentielle de 2007 (mais il me semble que des sondages identiques commençaient à livrer des résultats similaires dès la fin des années 90), en est à mon sens particulièrement révélatrice : si 66% des Français estiment mieux vivre que leurs parents, 56% pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux...
L’idéologie du Progrès s’est imposée aux croyances séculaires comme la sélection naturelle conduit des espèces mieux adaptées à s’imposer à d’autres : parce que ses adeptes, débarrassés des freins moraux de leurs contemporains, se sont montrés moins inhibés, plus entrepreneurs, plus inventifs, en un mot plus efficace, et ce sont imposés naturellement. Cette idéologie du Progrès s’est installée aussi facilement dans l’inconscient collectif parce qu’elle semble cohérente avec ce que l’homme de la rue observe autour de lui (les automobiles, les avions, le téléphone, les vaccins, autant de miracles qui prouvent l’existence du Dieu Progrès comme la multiplication des pains et la marche sur l’eau prouvait celle du Dieu d’Abraham…) ; elle s’y ancre avec d’autant plus de facilité qu’elle flatte la nature humaine en lui promettant de subvenir à ses plus bas instincts : toujours plus de nourriture et de sexe, pour tous et sans effort ; elle en sera d’autant plus difficile à expurger.
Lorsque l’Idéologie du Progrès triomphait, le Conservatisme faisait figure de résistance héroïque. Aujourd’hui, il n’est même plus question de « rester en l’état » : on parle de « « décroissance durable », certains écologistes extrémistes prônent même la disparition de l’Homme… Sans tomber dans ces extrêmes, il est certain aujourd’hui que l’idéologie du Progrès perpétuel est morte. Elle doit être remplacée par une autre idéologie, une autre représentation du monde pour accompagner ce mouvement de reflux, ce retour à l’équilibre. On peut souhaiter que cette nouvelle représentation repose sur un retour aux cycles et au respect des contraintes naturelles, une sorte de religion « chtonienne » qui ne tomberait pas dans le paganisme aux relents néo-nazis, ni dans le new age sous acide ; une acceptation sereine de nos limites, que pourraient nous inspirer la méditation des philosophies orientales comme le Bouddhisme ou le Taoïsme… Une représentation du monde radicalement différente, qui nous fasse accepter l’idée qu’être moins nombreux, vivre moins longtemps et plus péniblement n’est pas impossible, est même nécessaire, et n’est en tout cas pas incompatible avec le bien-être et la plénitude d’une existence sereine ; qui nous permette d’arrêter de croire que la science et la technologie, comme par miracle, vont nous permettre de résoudre nos problèmes sans effort (éolien, solaire, appareil pour perdre du poids en dormant…) ; qui nous fasse accepter le monde et l’humanité tels qu’ils sont, et non tels que nous voudrions qu’ils soient…
« La tradition et le progrès sont deux grands ennemis du genre humain. », disait Paul Valéry. De même que le salut ne doit plus être attendu d’un illusoire « progrès », il ne doit pas non plus être recherché dans un retour aux « vieilles croyances », une nostalgie d’un « passé idéalisé » tout aussi illusoire. Les Anciens voyaient la perfection dans le passé ; les Modernes dans le futur ; aujourd’hui, il est plus qu’essentiel de se débarrasser de ces constructions mentales, de voir le présent tel qu’il est, et de prendre les décisions qui s’imposent raisonnablement en toute lucidité. C’est bien de ces nouveaux « réactionnaires » que viendra le salut de notre espèce, car, comme l’écrit magnifiquement Nicolás Gómez Dávila dans Le réactionnaire authentique, « Si le progressiste se tourne vers l’avenir, et le conservateur vers le passé, le réactionnaire ne cherche ni dans l’histoire d’hier ni dans l’histoire de demain le paradigme de ses aspirations. Le réactionnaire n’acclame pas ce que doit apporter la prochaine aube, ni ne s’accroche aux ombres ultimes de la nuit. Sa demeure s’élève dans cet espace lumineux où les essences l’interpellent par leur présence immortelle. »
L’idéologie d’une civilisation n’est que la représentation du monde de son élite dirigeante. Un changement d’idéologie doit donc passer par un changement d’hommes. L’histoire montre que les hommes ne changent pas : ils sont simplement remplacés par d’autres, selon les lois de la sélection naturelle qui veut que les individus les mieux adaptés survivent et remplacent peu à peu, sans violence, les individus autrefois majoritaires mais désormais moins adaptés, jusqu’à former une nouvelle espèce. Espérons simplement qu’une nouvelle élite mieux adaptée à notre environnement fragilisé parviendra à prendre dans les décennies à venir la direction de notre espèce ; espérons que cela se produise avant que nous n’ayons irrémédiablement détruit notre planète…
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