Peut-on encore critiquer le capitalisme ?
Peut-on encore critiquer la mondialisation, l’économie de
marché, le capitalisme ? On peut se poser la question tant il est devenu
difficile d’émettre un regard critique sur le système économique actuel sans
être pris à parti : dans le meilleur des cas, on vous traite d’utopiste
naïf ou de doux rêveur ; mais on peut aussi vous taxer de gauchiste
obscurantiste ou de contestataire stérile...
Ainsi, gare à celui qui affirme que la finalité de
l’économie ne devrait pas être l’extension illimitée du domaine de la
marchandise (même si la tentation est grande...) mais la satisfaction des besoins
fondamentaux de tous !
Bienvenue en revanche à tous ceux qui réclament plus de marché, plus de déréglementation, plus de libre-échange, plus de Bourse, plus de privatisation, autant d’idées qui sont, elles, qualifiées de « pragmatiques »...
Et si c’était le contraire ? Et si c’était
ces idées qui étaient réellement dogmatiques ? On peut le penser tant sous leur apparence de vérité
indiscutable et de parole d’Évangile, elles ne se fondent en réalité que sur
peu d’arguments factuels, de preuves claires ou de résultats tangibles.
L’analyse calme et raisonnée des faits1 montre en effet que l’application de
ces idées ne garantit aucunement le bien-être du plus grand nombre,
l’optimisation de l’intérêt général ou même l’efficacité économique. Leur
application ne contribue souvent qu’à enrichir les plus riches, appauvrir les
plus pauvres et précariser la masse anonyme des autres, coincés entre l’espoir
incertain d’un avenir meilleur et la crainte réelle d’un déclassement social.
Mais bon, avant qu’on ne me traite à nouveau de
propagandiste bolchevik, je voudrais rappeler cette trivialité : critique
du néolibéralisme n’est pas forcément éloge du communisme... (du reste, le
libéralisme d’aujourd’hui emprunte beaucoup au communisme d’hier sur le plan
des croyances et des postulats, comme le montre l’essayiste Jean-Claude
Guillebaud dans ses livres La Force de conviction et La Refondation du monde.
Pour lui, le libéralisme est devenu une sorte de « marxisme blanc2 »).
Il ne s’agit pas de diaboliser le marché (encore moins
d’idéaliser l’État !) mais plutôt de le remettre à sa juste place, celle
d’un moyen au service du bien-être de la collectivité et de ses membres.
Indéniablement, le marché permet de gérer efficacement les
échanges de marchandises et de créer des richesses économiques. C’est
vraisemblablement le meilleur système pour cela.
Mais faire du business ne suffit pas à garantir la
démocratie, à fonder des ambitions collectives ou à définir un projet de
société. Si c’était le cas, ça se saurait... Pour paraphraser Lionel Jospin qui
parlait, lui, de l’État3, le
marché ne peut pas tout. Il ne peut pas lutter seul (sans intervention de
la puissance publique) contre les inégalités socio-économiques et contre les
problèmes environnementaux, deux maux majeurs que de surcroît il concourt
largement à créer...
Ces carences fondamentales du marché justifient un
encadrement strict de son développement par les citoyens, c’est-à-dire - dans
une démocratie qui fonctionne normalement - par le politique.
Et qui dit encadrement du marché dit contraintes.
Contrainte sur son périmètre d’abord, avec sa limitation aux seules vraies
marchandises, excluant ainsi de son champ les biens communs et publics (santé,
éducation, eau, énergie, culture,...) auxquels chacun devrait pouvoir accéder en
fonction de ses besoins et non de ses moyens, ce que le marché est bien
incapable d’assurer (ce n’est d’ailleurs pas ce qu’on lui demande !).
Contrainte aussi sur son mode de croissance, imposée par la finitude des
ressources naturelles (notamment énergétiques) et impliquant des
transformations profondes de nos façons de produire, de consommer... et de jeter.
Les hommes politiques disposent d’un outil de choix pour
appliquer et faire vivre ces deux contraintes essentielles : l’outil
réglementaire (lois, normes, fiscalité...) qui dans notre monde
« économisé » et « judiciarisé », peut s’avérer très
efficace. Rien d’utopique ou d’irréaliste là-dedans. Qu’ils s’en
saisissent alors !
J’aime bien l’expression « économie de marché
contrainte », je la préfère à celle d’« économie de marché
régulée ». D’abord parce que le mot « régulé » est
galvaudé : comme l’expression « développement durable », ce
terme, victime de son succès (qui, aujourd’hui, est contre une économie de marché
régulée4 ?), finit par ne
plus rien dire du tout ou par servir de caution au statu quo.
L’économiste Michel Husson formule cet
« impératif de contraintes » en proposant de changer radicalement de
perspective : « Les domaines où une société ne peut s’en remettre aux
mécanismes de marché sont de plus en plus étendus, qu’il s’agisse de l’effet de
serre ou des droits sociaux, en passant par la mise à disposition de
médicaments contre le sida. Il faut, en somme, renverser l’ordre de la
preuve : on pourrait très bien imaginer une société dont la constitution
contiendrait un article déclarant que l’offre socialisée de biens publics est
la règle et que le marché ne peut se développer que dans des secteurs où il
n’induit pas de distorsion dans la satisfaction des besoins sociaux5. »
Aujourd’hui, c’est plutôt le contraire qui se passe :
au lieu de fixer des contraintes réelles et justifiées au marché, on fait tout
pour favoriser son essor illimité, sans qu’aucune autre considération ne soit
sérieusement prise en compte... Bien sûr qu’il faut créer des richesses
économiques ! Mais est-ce une raison pour le faire sans se préoccuper de
leur répartition ou de leur impact sur l’environnement ? Ou pire, en feignant
de s’en soucier, saupoudrant ici et là quelques miettes pour sauver les
apparences, se donner bonne conscience et endormir l’opinion ? Plus
violent sera le réveil...
*
En même temps, je le répète, se questionner sur le marché
n’implique pas pour autant de prôner un « tout-Etat » aussi dangereux
que le « tout-marché »...
Je suis ainsi profondément attaché à la liberté individuelle, à
la mienne comme à celle des autres. Je crois à l’initiative privée, à l’intérêt
de développer son autonomie, de défendre son indépendance, de prendre des
risques pour se réaliser et s’épanouir dans la dignité, à travers par exemple
la création d’activités (au sens large : économiques, sociales,
culturelles,...).
Je rejoins ainsi ceux qui œuvrent pour que l’envie
d’entreprendre soit davantage encouragée, valorisée et soutenue. J’ai moi-même
accompagné de nombreux entrepreneurs dans la concrétisation de leur projet.
Entre parenthèses, on peut remarquer que la création d’entreprise est l’un des
rares moyens permettant aujourd’hui de court-circuiter efficacement les
nombreuses inégalités et discriminations qui minent en profondeur la société
française et entravent la promotion sociale6.
Ceci dit et c’est fondamental, l’entrepreneuriat doit être
un choix et non une contrainte. Tout le monde ne se sent pas entrepreneur dans
l’âme et il est évidemment totalement légitime de préférer être salarié. De ce
point de vue, « inciter fortement » un chômeur à créer son
entreprise sous prétexte qu’il rame pour retrouver un job, est le meilleur
moyen de lui gâcher son futur. L’entrepreneuriat comme palliatif au chômage
expose en effet souvent à d’amères désillusions.
Si je suis un farouche défenseur de la liberté
individuelle, il me semble aussi que cette dernière ne peut être
illimitée : elle doit s’arrêter précisément là où elle commence à empiéter
sur le bien-être collectif, notamment sur celui des personnes qui sont en
difficulté, de manière temporaire ou permanente ; elle doit être, pour
ainsi dire, bornée par l’impératif de réussite du « vivre ensemble ».
Puisqu’on ne vit pas seul, chacun dans son coin, puisque
nos destins sont imbriqués et interdépendants, chacun de nous a besoin de
l’autre tout comme il a une responsabilité vis-à-vis de lui. Je ne peux gagner,
je ne peux réussir si j’ai le sentiment que ce succès ne profite qu’à moi, ou
pire, nuit aux autres.
Sinon, la société finira par ressembler à cette vision
prophétique d’Alexis de Tocqueville, qui fut en outre un brillant avocat des
libertés individuelles : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux
le despotisme pourrait se produire dans le monde. Je vois une foule innombrable
d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se
procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils remplissent leur âme. Chacun
d’eux retiré à l’écart est comme étranger à la destinée de tous les autres. Ses
enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ;
quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit
pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même
et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins
qu’il n’a plus de patrie7.
»
Dans nos démocraties de marché, le « nous » ne
saurait se réduire à la simple superposition des « je » qu’une main
invisible (de qui vous savez) coordonnerait miraculeusement...
L’essayiste Jeremy Rifkin exprime cet enjeu de la
sorte : « Si l’intérêt matériel individuel n’est pas tempéré par un
sens de la responsabilité sociale, la société s’expose à une fragmentation
narcissique et à l’exploitation de la majorité par une minorité. Si le sens de
la responsabilité collective ne ménage pas une place à l’intérêt individuel,
nous perdrons tout sens de la responsabilité collective, au risque de voir
triompher une terreur paternaliste exercée par un État tout-puissant. [...] La
tâche est ardue mais Il importe de maintenir un cap subtil et intelligent qui
sache préserver l’équilibre, c’est-à-dire la tension, entre l’esprit
d’entreprise du capitalisme et la solidarité sociale du socialisme, sans jamais
sacrifier une vision à l’autre. Après tout, chacun d’entre nous n’incarne-t-il
pas à la fois ces deux tendances ? Nous souhaitons poursuivre notre
intérêt personnel tout en reconnaissant nos responsabilités envers nos
semblables8. »
*
Est-ce que penser tout ce qui précède fait de moi un
idéaliste ? un naïf ? un ringard ? un passéiste ? un
révolutionnaire ? un crypto-marxiste ? un obscurantiste ? un
dogmatique ? un fanatique ?
Les vrais fanatiques, les vrais dogmatiques ne sont-ils pas
plutôt ces apôtres du « toujours-plus-de-marché », du
« toujours-plus-de-profit », du
« toujours-plus-de-dérégulations » ?
Pour bien prendre conscience de l’ampleur de ce « grand
bond en arrière9 »
qui frappe nos esprits et notre inconscient collectif, il suffit de constater
le caractère audacieux et progressiste qu’aurait aujourd’hui à nos yeux un
projet politique comme le Programme du Conseil national de
Ce programme prévoyait en effet (entre autres) : « L’instauration
d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des
grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;
une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des
intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature
professionnelle instaurée à l’image des États fascistes [...] Un
rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de
traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la
dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine [...] Un plan
complet visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous
les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec une
gestion appartenant aux intéressés et à l’État. »
En voilà une ambition réellement moderne ! Et pourquoi
diable cette ambition ne devrait-elle plus être à l’ordre du jour alors qu’elle
est plus que jamais d’actualité et même plus que jamais à notre portée ?
L’historien Serge Wolikoff met en relief ce contresens : « L’histoire
avancerait-elle à reculons ? Si le programme du Conseil national de
Alors, à quand un nouveau « Programme de
Résistance », un « néo-PCNR » qui transcenderait les clivages
politiques, rassemblerait les énergies de droite, de gauche et du centre pour
transformer et dépasser ce système économique anthropophage aux relents
totalitaires ? On peut toujours rêver...
En tout cas, fait hautement symbolique, à l’occasion de la
commémoration du 60e anniversaire du PCNR en 2004, des grandes
figures de
________________
1 Sur ce sujet, voir notamment les
Éconoclastes, Le Petit Bréviaire des idées reçues en économie,
2 Jean-Claude Guillebaud, La Refondation du monde, Seuil,
1999 et La Force de conviction, Seuil, 2005. Pour l’auteur, le
néolibéralisme a repris à son compte (au moins !) sept croyances qui
structuraient l’idéologie communiste. Parmi elles : la prétention à la
scientificité et la référence à des mécanismes naturels (et donc
incontestables), la promesse (jamais tenue) de lendemains radieux,
l’indifférence à l’égard des faits et la résistance aux leçons du réel (avec
l’idée que si ça ne marche pas c’est qu’on en fait pas encore assez), la foi
révolutionnaire et l’existence d’une avant-garde éclairée censée conduire les
masses vers leur propre bonheur...
3 À l’automne 1999, Lionel Jospin alors Premier
ministre, se faisait interpeller par des ouvriers de Michelin victimes d’un «
licenciement boursier » ; pour se justifier, il avait alors sorti cette fameuse
sentence, rentrée depuis au panthéon des petites phrases françaises : « L’État
ne peut pas tout. » Même s’il avait très mal choisi le moment pour le dire
et même si sa formulation était plutôt maladroite pour un leader socialiste,
son constat n’en demeure pas moins vrai : il est clair de toute façon que
l’État ne peut pas tout, sauf à vouloir retourner au doux régime stalinien...
4 Fait symbolique de ce consensus autour de la
nécessaire « régulation » du capitalisme, on assiste depuis quelques
années à une multiplication d’essais critiques sur le capitalisme écrits par
des auteurs pleinement acquis à l’économie de marché et peu soupçonnables de
dérive gauchiste, comme par exemple : Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit
Lyonnais (Le Capitalisme total,
5 Michel Husson, Les Casseurs de l’État social,
6 Sur ce sujet, voir par exemple Aziz Senni et Jean-Marc
Pitte, L’Ascenseur social est en panne... j’ai pris l’escalier,
L’Archipel, 2005.
7 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en
Amérique, 1835 -1840.
8 Le Nouvel Observateur, 16-22 juin 2005. L’équilibre
entre ces deux forces peut prendre concrètement la forme de mesures comme le «
capital-initiative » proposé par Jean-Baptiste de Foucauld, ancien Commissaire
au Plan, fondateur de SNC (Solidarités nouvelles face au chômage) et fervent
promoteur du « droit à l’initiative pour tous » : il s’agit de permettre à
chacun de disposer, une fois dans sa vie et au moment choisi par lui, d’un «
droit de tirage » financier sur un « capital-initiative », dans le
but de réaliser un projet. Ce capital-initiative serait financé par ceux qui
profitent des initiatives.
9 Voir Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière,
Fayard, 2004.
10 Serge
Wolikoff, « L’Esprit de la Résistance toujours d’actualité",
11 Les vétérans de
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