Lettre à René Girard sur le 11 septembre 2001
Quand j’ai questionné René Girard sur la possibilité que des mythes apparaissent encore à l’époque actuelle et « fonctionnent » en dépit de la révélation néotestamentaire, il m’a demandé de lui redonner mon argumentation par écrit. Il en a résulté une longue lettre que je lui ai adressée début 2009. Elle est disponible en ligne ici. Le texte qui suit constitue tout à la fois une introduction et un résumé mais sert aussi de postface à la lettre en question.
Il existe deux versions des évènements du 11 septembre : la V.O et la version (multiple) des truthers.
La V.O. peut être perçue comme un mythe actuel car il s’agit d’une représentation officielle largement partagée qui porte des accusations à l’encontre de Ben Laden sans aucun élément de preuve, ainsi que le FBI l’a reconnu.
Ben Laden pourrait donc être ici un « bouc émissaire », un accusé à tort pour les besoins de la cause [1].
Vu le caractère central du mécanisme du « bouc émissaire » dans l’anthropologie de René Girard, il est évident qu’une telle possibilité DEVAIT être évoquée dans les interprétations girardiennes du 11 septembre. Or, elle ne l’a pas été, Ben Laden y est constamment apparu comme toujours-déjà coupable. Toute la question est de savoir pourquoi.
Ce qui pose problème, ce n’est pas que les penseurs girardiens aient apporté leur soutien à la V.O., c’est qu’ils l’aient fait sans la discuter, sans la remettre en cause, c’est-à-dire, sans envisager que les accusés puissent être innocents des crimes dont on les accusait alors que tant d’éléments montraient l’incohérence de la V.O et l’inanité de son storytelling.
Avec n’importe qui d’autre, on ne pourrait pointer que l’absence du thème du « bouc émissaire », mais avec les girardiens, force est de conclure à un silence de leur part.
Ce dernier pourrait s’expliquer par le fait qu’il n’existait pas et qu’il n’existe toujours pas d’argumentation qui permette d’écarter à coup sûr l’hypothèse d’un mécanisme de bouc émissaire concernant le 11 septembre. Dès lors, aborder ce thème par simple honnêteté intellectuelle eût été comme ouvrir une boîte de Pandore.
Vu le niveau des pressions et des répressions qui ont prévalu autour de la question du 11 septembre, il ne serait pas déraisonnable de supposer une prudente soumission au consensus de la part des girardiens. Ceci serait d’autant plus plausible, qu’au moins en Amérique du Nord, leur auditoire et leurs soutiens sont principalement issus de milieux chrétiens et même théologiques qu’on peut soupçonner de ne pas être insensible à l’idée de « choc des civilisations ».
Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas ici de mettre qui que ce soit à l’index mais de mesurer la puissance suggestive du fait social que représente le 11 septembre. Pour amener les girardiens à rester silencieux, comme « interdits », sur une question dont ils ont fait leur cheval de bataille depuis trois décennies, il fallait, je crois, un événement absolument prodigieux et bouleversant, à l’instar de ce qu’a été l’arrestation du Christ pour Pierre qui, avant que le coq ne chante, l’avait renié trois fois.
Vu l’enjeu, j’ai tout naturellement souhaité en parler avec René Girard mais comment le faire sans heurter ? Il était exclu d’aborder ce thème frontalement. Je l’ai donc fait au travers d’une question détournée portant sur la possibilité de « faire du mythe » encore à l’heure actuelle.
Comme indiqué déjà, René Girard pense que la révélation néotestamentaire, en nous dotant du schéma conceptuel de la victime-innocente-accusée-par-une-foule-unanime, nous a rendu capables de repérer les « boucs émissaires » des uns et des autres [2] et d’empêcher ainsi que se referme sur eux le consensus accusateur qui est la condition sine qua non de l’apaisement de la communauté.
Il ne serait donc plus possible, selon lui, de porter actuellement une accusation sur une personne, un groupe, ou un peuple sans que vienne dans le débat la possibilité d’avoir affaire à un « bouc émissaire ».
Vous voyez où je veux en venir puisque c’est précisément ce qui ne s’est pas vérifié pour les girardiens vis-à-vis de Ben Laden et d’ Al Qaïda.
Plus généralement, il est un fait que les lynchages, les exterminations et les génocides n’ont pas disparu de la surface de la terre, même si l’époque où on accusait sorcières et juifs des pires crimes est à présent révolue.
A contrario, il faut reconnaître que la présence continue d’atrocités dans l’actualité corrobore paradoxalement l’hypothèse girardienne au sens où, aussi porté à la violence que soit l’humain, cette dernière passe toujours plus clairement comme illégitime à nos yeux dans la mesure où nous la reconnaissons en général comme étant à l’origine de massacres fondés sur une part immanquable de mensonges et de mauvaise foi.
J’ai bien dit « en général » car toute la question est de savoir jusqu’à quel point, quelque chose de l’ordre du consensus ne serait pas, malgré tout, susceptible de se réaliser autour de la perspective de persécuteurs modernes.
Bref, jusqu’à quel point une accusation mensongère, mythique pourrait-elle encore actuellement être jugée suffisamment vraie pour fonder une violence perçue comme légitime ?
Girard lui-même suggère que les régimes totalitaires sont tentés de recréer du sacré (c’est-à-dire l’unité du peuple) en poussant le mécanisme victimaire à fond, avec des victimes innombrables qui permettraient de faire avaler des mensonges innommables.
Mais les régimes totalitaires sont-ils les seuls concernés ici ? Un régime démocratique puissant, disposant d’une mainmise sur les médias ne pourrait-il faire prendre des vessies pour des lanternes à son peuple ? [3]
Poser la question, c’est y répondre. Bien sûr que la chose est « possible » car rien ne l’interdit a priori et les évènements du 11 septembre 2001 pourraient en être paradoxalement le meilleur exemple.
En effet, il est clair que les truthers ne sont pas audibles dans les médias de sorte que le consensus n’a cessé de régner dans la sphère médiatico-politique : la V.O. y est tenue pour la vérité à partir de laquelle il apparaît toujours légitime qu’aient été définies les politiques nationales et internationales des grandes nations occidentales au cours de ces douze dernières années.
Des mythes semblent donc bel et bien se former et se perpétuer même à l’époque moderne.
L’objectif de ma lettre à René Girard était simplement d’évoquer cette possibilité en mobilisant, enfin, la théorie sacrificielle sur le 11 septembre. Parallèlement, j’ai essayé de discerner les raisons mises en avant par la pensée girardienne pour se détourner de la possibilité que la V.O. soit un mythe moderne, un mythe de « civilisés ».
L’argumentaire que j’ai présenté peut se résumer — avec seulement une visée indicative et non pas argumentative ou démonstrative — au travers des points ou des postulats ci-dessous. J’ai toutefois librement réorganisés ces derniers en ajoutant ici et là des considérations plus actuelles visant à rendre l’ensemble plus cohérent. Ce qui suit ne reflète donc pas tant la lettre que l’esprit (actualisé) de ce que j’ai tenté d’exprimer [4].
Voici donc l’argumentaire adressé à René Girard... :
- Le traitement du 11 septembre par la pensée girardienne a été opéré à partir de la seule théorie mimétique.
- Tout s’est passé comme si la théorie sacrificielle avait d’emblée parue sans aucune pertinence pour penser le 11 septembre.
- Il en a découlé une parfaite similitude de perspective entre les accusations portées par les néo-conservateurs et les interprétations girardiennes.
- A savoir que les islamistes radicaux supposément à l’origine des attentats seraient des envieux, bourrés de ressentiment et de haine impuissante ayant voulu détruire le symbole de la richesse et de la liberté auxquelles ils ne peuvent accéder.
- Bien que fondamentalement subversive, votre théorie est donc venue ici à l’appui d’une des pensées les plus réactionnaires et les plus violentes qui soient.
- Ceci pourrait être la conséquence du fait que le « réalisme » de la pensée de Jean-Pierre Dupuy vous a influencé et a servi à « contenir » le subversif constructivisme mimétique de la réalité auquel la théorie sacrificielle mène tout naturellement.
- Traiter du 11 septembre dans cette dernière perspective permettrait à la théorie girardienne de livrer toute sa puissance.
- Le mécanisme sacrificiel offre en effet une saisie radicale du sacré qui articule le temps, l’espace et la causalité et permet de penser la genèse du « réel » au travers d’une dynamique de groupe, une dynamique mimétique bien sûr.
- [Rappelons que dans la perspective girardienne, le sacrifice s’accomplit lorsque le groupe se trouve rassemblé mimétiquement contre un individu que tous accusent. Acté dans la mise à mort collective de la victime, ce consensus accusateur voit, de ce fait même, son scénario causal validé puisque les troubles cessent instantanément — les protagonistes s’étant mimétiquement tous unis contre un individu à présent disparu, ils sont en paix.
- Le contraste prodigieux entre le sommet de la crise et le silence qui suit sa résolution victimaire donne à chacun des membres du groupe la conscience la plus vive possible de ce que l’être mis à mort était bel et bien à l’origine de tout ce qui est advenu. La représentation du monde qui en découle logiquement est donc celle d’un groupe innocent, passif et à présent en paix après la visite d’un fauteur de troubles reparti de son plein gré (puisqu’agent de bout en bout) vers son dangereux territoire, celui du sacré, où habitent des êtres tout puissants qui, transcendant la vie et la mort, agissent le groupe à leur guise.
- A l’issue de l’événement sacrificiel, le temps, l’espace et la causalité se trouvent fixés. L’ontologie est limpide : il y a d’un côté les membres du groupe, les semblables (homo) et puis, de l’autre, il y a les autres, ceux qui viennent du sacré, coupables et capables de tout, qui sont à craindre, à vénérer et à obéir : les dieux.]
- Selon vous, les mythes fondateurs s’enracinent dans la perspective des persécuteurs qui est celle de « victimes » innocentes ayant été le jouet de forces qui les dépassaient.
- Le « souci des victimes » semble donc indissociable du mythe comme de la violence sacrificielle et n’aurait donc pas l’origine chrétienne qu’on lui attribue généralement.
- De fait, le registre victimaire que vous avez souvent critiqué comme perversion moderne et satanique du message christique consiste avant tout à accuser l’autre de violences à l’égard de victimes innocentes.
- L’accusateur, Satan, se trouve donc toujours du côté d’une victime. C’est toujours au nom de cette dernière qu’est portée l’accusation — qui divise et initie le conflit, serait‑il seulement celui des interprétations. Il en a toujours été ainsi. Le lynchage, par exemple, répond à un besoin de justice populaire.
- L’apport du christianisme ne porte probablement pas sur le souci de la victime car ce dernier, porté par les capacités empathiques inhérentes à la mimésis, est proprement archaïque, complètement imbriqué dans la circularité mimétique de la violence. Il est de ces « choses cachées depuis la fondation du monde... » qu’il s’agit de mettre au jour. Il est donc inutile de postuler une perversion du message évangélique.
- L’apport du christianisme me paraît plutôt tenir à la formidable exigence de ne pas répliquer à la violence par la violence, de ne pas ajouter de la violence à la violence. Si souci chrétien il y a, ce serait bien celui de ne pas, soi-même, faire de victime ou, pour dire les choses peut-être plus clairement, le souci chrétien n’est pas celui de la victime mais celui du (plus) faible ; perspective — qui n’est, certes pas, exclusivement chrétienne puisqu’in fine il s’agit d’un souci de justice universel au point d’être aussi animal, mais — dont il est peu douteux qu’elle soit une caractéristique fondamentale de la chrétienté.
- La critique girardienne à l’égard du discours victimaire des minorités, quand bien même elle serait « juste » en soulignant le caractère accusatoire et donc « satanique » de ce dernier, pourrait donc être étrangère, voire contraire, au souci chrétien du plus faible, au souci de justice.
- Car (a) les minorités ne sont pas, et de loin, les seules, à adopter une posture victimaire mais (b) tout se passe comme si nous n’avions d’yeux que pour ces satanées victimes là.
- Les majorités, en effet, jouent aussi aux victimes, mais apparemment en toute impunité, car il semble que nous ne le voyons pas... lorsque nous en faisons partie ; et les girardiens pas davantage malgré vos nombreux avertissement concernant l’incapacité à repérer ses propres boucs émissaires. C’est précisément ce que le 11 septembre vérifie, je crois, parfaitement.
- Ces attentats ont en effet permis à la première puissance économique et militaire du monde d’adopter une posture et un discours victimaires qui n’ont dérangé personne. Le monde occidental s’est solidarisé avec les USA comme un seul homme et les tambours de la guerre ont immédiatement commencé à résonner...
- Le plus surprenant est soit passé comme une lettre à la Poste alors que toute l’histoire guerrière des Etats-Unis est tissée de semblables casus belli dont on sait que, pour la plupart, ils n’étaient que des prétextes préfabriqués (des false flag).
- Mais peut-on vraiment être surpris ? Il y a là un principe universel : la violence nous paraît juste que lorsqu’elle est le fait d’une victime. On appelle cela la légitime défense. C’est d’elle dont Hitler s’est prévalu en 1939 pour attaquer la Pologne en organisant préalablement un incident de frontière avec des soldats allemands déguisés en soldats polonais...
- Tout se passe comme si la violence du monde venait principalement de ceux qui, comme le loup de la fable, se pensent victimes, serait-ce du plus faible des faibles, l’agneau.
- Il serait temps que nous apprenions à reconnaître la posture victimaire des puissants et pas seulement celle des plus faibles d’entre nous. En toute justice, c’est vers eux que devrait aller notre sollicitude.
* * *
- Même si le 11 septembre n’a pas été appréhendé par les girardiens sous l’angle de la théorie sacrificielle, le thème du sacré a été abordé par Jean-Pierre Dupuy dans son livre « La marque du sacré » publié en 2009.
- Ayant éprouvé un fort sentiment de « terreur sacrée » (awe) lorsqu’il s’est trouvé face à « Ground Zero », Jean-Pierre Dupuy s’est interrogé sur son origine. Il a conclu, assez platement, à un sacré de nature anthropologique (sic) dû au fait que les terroristes auraient, dans un acte haineux, sacri-fié d’innocentes victimes.
- Cette position est difficilement compréhensible car un sacrifice est TOUJOURS accompli au sein d’un ensemble, d’un tout comprenant, entre autre, l’« élément » sacrifié ET le sacrificateur lui-même.
- Les terroristes que Dupuy incrimine ont « seulement » tué ou massacré trois mille victimes, ils ne les ont pas sacrifiées car étant extérieurs à la communauté étasunienne, ils n’étaient pas en position de le faire.
- Les seuls à s’y trouver sont les « comploteurs » responsables de l’« inside-job » dont parlent les théoriciens du complot. Mais Jean-Pierre Dupuy ne regarde pas de ce côté. ;-)
- Quoi qu’il en soit, le sentiment de sacré qu’il a pu éprouver face aux décombres fumants du WTC ne peut et ne saurait s’expliquer par le fait qu’un véritable sacrifice y aurait eu lieu. Il y a là, au plan épistémologique, un « réalisme désarmant » qui consiste à penser que la réalité impacte directement les représentations comme si ces dernières n’étaient pas construites par le sujet lui-même.
- Il semblerait donc plus judicieux d’évoquer ici les effets « solidarisants » qui, par l’entremise d’une empathie directe ou mimétique (collective) apparaissent avec toute catastrophe, même et surtout naturelle comme, par exemple, le tsunami de fin 2004 dans l’Océan Indien.
- De tels désastres amènent chacun à se sentir partie prenante d’une as-semblée unanime face à une réalité extérieure (naturelle ou artificielle) qui se trouverait être la cause d’un grave préjudice à l’égard d’une partie de ladite assemblée. C’est alors un sentiment d’« union sacrée » dans la peine partagée qui nous fait nous sentir justes, moralement bons, innocents et, dans le cas d’une agression, victime parmi les victimes ; ce qui nous dispose tout naturellement à une réplique violente qui paraît si légitime qu’il semble exclu de la questionner.
- Je propose de considérer ce moment initial de « reality-shock » face à la catastrophe comme le premier temps du sacrifice, le temps de l’Avant, quand la foule se rassemble mimétiquement (en un même lieu, au même moment, avec de mêmes représentations, en partageant les mêmes émotions) et se dispose — dans une lucidité et une communion qui donne le frisson — à l’action juste parce qu’unanime : la mise à mort délibérée du coupable de la dévastation passée.
- Sous le rapport du 11 septembre, on pourrait penser que ce deuxième temps du sacrifice se serait accompli au travers des deux guerres jumelles d’Afghanistan et d’Irak.
- Cette lecture nécessite de considérer les guerres comme un temps sacrificiel à l’échelle des nations.
- Il n’y a rien là de contradictoire avec la conception présentée plus haut selon laquelle le sacrifice est « TOUJOURS accompli au sein d’un ensemble, d’un tout comprenant entre autre, l’« élément » sacrifié ET le sacrificateur lui-même ».
- Il suffit, en effet, de reconnaître avec Richard Koenigsberg# que, lors des guerres, ce sont ses propres enfants que la patrie envoie au sacrifice suprême plutôt que l’adversaire. Dans cette perspective, le sacrificateur est, bien évidemment, le donneur d’ordre et non pas l’ennemi qui joue seulement le rôle d’instrument sacrificiel.
- La fameuse définition de Clausewitz selon laquelle « la guerre, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens » peut alors s’entendre comme le fait que la guerre est au service de la politique, c’est-à-dire, qu’elle est affaire de polis, de gouvernement de la cité... De fait, quoi de plus efficace pour tenir le bon peuple dans la soumission que d’en appeler à la guerre et au sacrifice de la jeunesse ?
- Si on considère que les guerres, avant même de servir les visées impérialistes des gouvernants, servent d’abord leur volonté de puissance sur leur propre peuple, en portant régulièrement ce dernier à se sacrifier dans un holocauste juste et salvateur, on obtient un parallèle assez fascinant avec le sacrifice au sens traditionnel du terme.
- On voit bien comment tous les deux servent la fonction de pacification du groupe par « solidarisation » victimaire dans le rapport à ce qui est perçu comme une réalité plus ou moins menaçante — le sacré, la violence à l’entour, l’ennemi — qui exige son tribu en victimes issues de la communauté.
- Le sacrificiel aurait ainsi deux visages, l’un religieux, l’autre guerrier mais il s’agirait à chaque fois de la même dynamique de rassemblement du collectif par/dans une communion autour du sacrifié.
- On pourrait alors se demander si la révélation néotestamentaire qui, de toute évidence, a fortement impacté les représentations sociales en contribuant de manière décisive à la prise de conscience de l’existence de boucs émissaires dans les relations interindividuelles ne serait pas restée peu ou prou étrangère au domaine de la guerre ?
- Cette différence, si elle est avérée, pourrait dépendre du paramètre « quantité de victimes » que vous avez évoqué en pointant l’effort des totalitarismes pour restaurer le sacré par une sorte d’inflation sacrificielle.
- A moins qu’elle ne provienne de la troublante proximité entre l’attitude de consentement au sacrifice suprême exigée par l’état de guerre et le message christique lui-même qui est clairement une invitation à renoncer au sacrifice de l’autre pour choisir, en toute conscience, le sacrifice de soi.
- Ce n’est pas sans raison que William James appelait les pacifistes, s’ils voulaient avoir le moindre succès, à proposer un « moral equivalent of war », soulignant par là, tout à la fois, l’immense pouvoir de discipline et d’éducation des masses qu’amène la mobilisation guerrière et, corrélativement, l’attachement de la population aux valeurs de sacrifice qui lui sont inhérentes.
- On pourrait donc envisager que la guerre corresponde à un fond sacrificiel archaïque dont l’humain serait issu et qui se serait perpétué sous la forme d’un sacré tellement saisissant — en raison de la puissance mimétique du collectif qui s’y trouve impliqué — qu’il pourrait encore entraver tout effort de distanciation même de la part de ceux qui sont, par ailleurs, conscients de l’existence de boucs émissaires.
- C’est l’originarité même de ce fond qui rendrait possible sa proximité avec le message christique dans la mesure où, comme les cellules souches, il est totipotent au niveau du sens, et donc encore porteur de cette interprétation récurrente des mythes de fondation, à savoir, le caractère délibéré, volontaire, de la venue de la victime à son propre sacrifice. Dans la vision des persécuteurs que le mythe traduit, la victime « faite sacrée » s’est sacrifiée de son plein gré, pour le bien de tous.
- Les soldats qui vont au sacrifice suprême ne font-ils pas de même ? Ils accomplissent ce qu’il y a de plus noble : mourir pour sauver ceux qu’on aime. Chacun de ceux qui sont morts pour la patrie devient de ce fait même une authentique figura Christi.
- Il se pourrait donc que la guerre soit bien davantage qu’un simple duel entre nations. Tout se passe en effet comme s’il s’agissait d’un sacrifice encore non reconnu comme tel faute d’être explicitement associé à un dieu clairement identifié. Y aurait-il là une condition sine qua non du sacrifice ? Je ne le pense pas.
- Comme la chasse protosacrificielle des chimpanzés de Gombé, la guerre pourrait être apparue à des stades antérieurs à l’humain, dans les conflits de territoire omniprésents chez l’animal. Des troupes de chimpanzés sont parfaitement capables d’organiser des sortes de « patrouilles » de surveillance de leur territoire et de se livrer à des « guérillas », avec escarmouches, captures, conquêtes, etc.
- Cet archaïsme du registre guerrier ouvre sur la possibilité que le sacrificiel religieux qu’on peut penser propre à l’humain et donc d’apparition plus tardive, soit venu s’articuler à des pratiques archaïques de chasse et de guerre pour les « récupérer » ou se les assimiler en raison de leurs similitudes sous le rapport de la cohésion sociale qu’amène la mort d’un membre de la communauté, c’est-à-dire, ce qui, me semble-t-il, permettrait de définir très précisément le sacré.
- Cette pure conjecture laisse dans l’obscurité bien des points et pourrait donc vite se voir infirmée mais, pour le moment, elle rend logique le fait que le mouvement inexorable de sécularisation et de conscience victimaire auquel contribue la révélation néotestamentaire — par la diffusion du schéma du « bouc émissaire » — affecte en priorité les formes tardives du sacrificiel, à savoir celles de nature religieuse et épargne à peu près complètement les registres de la chasse et de la guerre qui semblent florissants comme jamais grâce, en particulier, au progrès technologique.
- Il est toujours périlleux d’ajouter la conjecture à la conjecture mais je ne peux résister à la tentation de situer le sacrificiel religieux dans la verticale, dans ce que vous avez appelé une « médiation externe » et le sacrificiel guerrier à l’horizontale, dans une « médiation interne » qui fait tout le problème du politique.
- Dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours la logique du sacré qui serait à l’œuvre, au moins dans l’acception que je privilégie ici, à savoir, cette dynamique de r(e)ssemblement mimétique du collectif par/dans une communion autour du sacrifié, l’accusé, celui qui est cause et qui a donc le pouvoir d’engendrer de prodigieux effets.
- Cette dynamique d’attribution de causalité constitue, me semble-t-il, l’essence même du sacrificiel pour la bonne raison qu’elle est aussi celle de la construction mimétique de la réalité inhérente à la méthode scientifique. C’est, en effet, toujours un consensus entre observateurs qui permet de tenir une chose comme cause (accusée) de la phénoménologie [5]. L’invariance entre observateurs permet de conclure que la réalité ainsi désignée ne dépend pas de notre vouloir : elle s’impose à nous et nous ne pouvons que nous y soumettre.
- Le fait accompli d’une horreur comme celle des attentats du 11 septembre a ainsi offert au monde une réalité incontournable qui, en tant que telle, a été productrice de sacré [6], puisqu’elle amène chacun à se sentir empathiquement inscrit dans un consensus quasi universel que l’expression « nous sommes tous américains » illustre parfaitement.
- Face à cette réalité, pris dans un consensus mondial avec les victimes, nous consentons à l’accomplissement du sacrifice nécessaire à la restauration de l’ordre. Nous consentons à la guerre car autrement, qu’en serait-il de la justice et de la sécurité à laquelle nous aspirons tous ? Ainsi parle le syndicat des victimes sûres de leur bon droit. Si tant est qu’elles aient entendu le message du Christ, il est probable qu’elles le réinterpréteront pour le rendre conforme à leurs visées maléfiques.
- Il semblerait donc que le mouvement inexorable de sécularisation, c’est-à-dire, de désacralisation, loin d’ébranler le sacrificiel guerrier, n’aura fait que le rendre à sa nature première, ante-religieuse, avec simplement le gain d’une conscience et d’un langage dorénavant axés sur des réalités naturelles ou conventionnelles comme le droit.
- La logique du sacré entendue comme unanimité mimétique dans l’accusation reste à l’œuvre, invariante, et permet donc « l’union sacrée ». Elle permet la construction de mythes, seraient-ils portés à bout de bras par la propagande.
- Pour impacter l’espace du sacrifice guerrier, comme pour celui du sacrifice religieux, la révélation n’a, me semble-t-il, d’autre voie d’accomplissement que celle des témoins des victimes véritables, c’est-à-dire, des accusés à tort, ceux du camp ennemi. Car l’unanimité est la clé du sacré et le dissensus son issue.
- Mais rompre « l’union sacrée », c’est s’exposer soi-même au risque de devenir « bouc émissaire » du système. Même à l’époque actuelle ce risque est loin d’être négligeable, les « lanceurs d’alerte » en savent quelque chose. La réalité est comme le sacré : nous faisons tout pour l’évacuer à distance confortable.
- Qui peut donc prendre le risque de se désolidariser du groupe et de s’exposer à de terribles sanctions ? Ainsi qu’il apparaît dans la scène de la femme adultère, ce sont les plus vieux, ceux à qui le respect est dû et dont l’élan vital s’est assagi qui peuvent faire ce pas de côté pour sortir du groupe, de l’uniformité, de l’unanimité accusatrice.
- Pour ce que je sais de vous, je serais porté à penser que si vous vous tenez au sein du consensus accusateur qui fait de Ben Laden et de ses acolytes d’Al Qaïda les responsables des attentats du 11 septembre 2001 et qui est à l’origine de deux conflits armés, ce n’est pas pour occuper cette place définitivement mais, au contraire, pour la quitter, exactement comme ceux qui, en s’éloignant de la foule qui se disposait à lapider la femme adultère, ont initié le mouvement de dispersion.
- Même si « ce dont je parle maintenant semble complètement fou » il me semble que les événements du 11 septembre 2001 pourraient bel et bien constituer le sommet historique de la violence sacrificielle, le point de rebroussement à partir duquel le sacré archaïque, c’est-à-dire, la violence issue du mensonger souci des victimes pourrait enfin venir au jour et amener les hommes à explorer résolument les voies christiques de la non réciprocité violente, de la réconciliation non violente et de l’aide aux plus faibles.
- Pour ma part, je suis convaincu que votre théorie éclaire depuis longtemps le chemin à suivre. Il me semblerait logique que ce soit vous qui l’ouvriez.
- Mais peut-être êtes vous comme le Moïse des sciences humaines ? Peut-être qu’il n’est pas dans votre destin d’atteindre la terre promise vers laquelle vous nous avez guidés toutes ces années ?
[1] Cf. le projet de refondation du grand Moyen Orient qui, selon le général Wesley Clark était prêt avant le 11 septembre 2001 et dont on lui a fait état dans les jours qui suivirent en évoquant les renversements successifs de pouvoirs prévus en Afghanistan, Irak, Syrie, Liban, Somalie, Iran, etc.
[2] A l’exception des nôtres vis-à-vis desquels nous restons généralement aveugles. Heureusement, sur ce point, nous pouvons toujours compter sur les « autres » pour nous rappeler que nous sommes aussi coupables de nous donner ici et là des « boucs émissaires »
[3] Comme les médias occidentaux, après avoir menti tant d’années sur l’Irak et ses prétendues armes de destruction massives, essaie actuellement de nous donner accroire que le gouvernement syrien a fait usage de gaz sarin afin de légitimer la guerre de « pacification » que l’Empire USraëlien entend y mener.
[4] Ou plus exactement, ce qu’actuellement je pense que j’aurais voulu exprimer alors...
[5] Il est donc dommage que Jean-Pierre Dupuy, dans son ouvrage La marque du sacré, n’ait pas retenu la « réalité », scientifique ou commune, comme trace d’un sacrificiel sécularisé. De la part d’un « réaliste », ce n’est toutefois pas surprenant puisque cette perspective est constructiviste
[6]Pour autant que l’on consente à cette définition du sacré comme imitation (unanimité) dans l’attribution de causalité externe.
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