Heureux sont les mathématiciens !
Emblème de la rigueur scientifique, la science mathématique est une discipline de l’intellect qui n’a pas besoin de l’expérimentation pour prétendre à la vérité. N’étant donc pas empirique, elle se distingue de la plupart des autres branches des sciences dites dures par le caractère exclusivement abstrait de ses objets. Ainsi, ses énoncés et ses résultats tirent leur puissance d’axiomes, théorèmes et -surtout- du raisonnement logico-déductif ou l’art de la démonstration. C’est ce qui lui vaut sa désignation par le syntagme "science formelle".
Or, malgré cette singularité épistémologique, cette discipline n’en partage pas moins avec les autres sciences, dites exactes, un destin commun, entre autres. Quel est-il ? Suivons le développement ci-après pour le voir.
Une dichotomie épistémologique
D'abord cette mise en garde : si l'on se limite à la connotation péjorative que renferment -quoi qu'on dise- les termes "dure/molle" ou "exacte/humaine" (comme si, d'un côté, on a affaire à un domaine du savoir rigide, à portée normative et inhumain et, de l'autre, une sphère épistémique pas authentiquement scientifique mais humaine), l'opposition entre ces deux champs de la connaissance paraît seulement reposer sur un jugement de valeur. Ceci dit, quel que soit le degré de vérité de cette doctrine, il se trouve que la dichotomie n'en est pas moins justifiable, sur le plan épistémologique, dans la mesure où elle incarne un hiatus légitime entre, d'une part, les sciences de la nature et les sciences formelles et, de l’autre, les sciences de l'Homme. Au reste, naturellement, la dissonance entre les deux domaines de la pensée charrie avec elle des divergences non seulement du point de vue du contenu et des objectifs, mais aussi sur le plan de la méthode et des outils instrumentalisés dans l'élaboration des concepts et la conduite de la recherche.
Une fois admis ce schème, ce principe organisateur, son acceptation n'exclut pas l'idée que ces deux grands champs épistémiques puissent avoir en commun un certain nombre de prérequis nécessaires à leur approche. Au premier rang desquels figurent d'abord l'appropriation de leurs concepts propres, mais aussi la maîtrise des outils et des méthodes de travail inhérents à une entreprise intellectuelle donnée. Au reste, il relève même d'une vérité de La Palice de dire que cette idée d'une appropriation conceptuelle et d'une maîtrise méthodologique est consubstantielle à toute approche intellectuelle sérieuse. Alors, voilà qui donne à voir -sans ambages- que les sciences dites exactes, comme les sciences dites humaines, sont, en principe, réservées à une élite intellectuelle, c’est-à-dire aux gens qui possèdent l'univers conceptuel et maîtrisent la méthode de telle ou telle discipline ; bref, à une intelligentsia.
Dès lors, là encore, si l'on accepte l'idée que ces différents champs épistémiques jouissent d'une position élitiste et que celle-ci constitue -de facto- un de leurs destins communs, toute tentative d'approche de l'un quelconque de ces domaines doit -en principe- s'armer d'un maximum de circonspection et d'un socle minimal d'exigences et d'acquis préalables, eu égard au sérieux et à la rigueur intellectuelle qu'ils requièrent.
Cela semble naturel s'agissant des sciences dites exactes. Il ne viendrait jamais à l'esprit d'un vulgum pecus d'oser fourrer son nez dans la conjecture de Goldbach, les théorèmes de Gödel, les équations de Maxwell-Lorentz ou dans la controverse entre Bohr et Einstein, ou encore s'introduire dans une discussion portant sur le principe d'incertitude de Heisenberg ou sur le chat de Schrödinger ou sur la théorie du transformisme, etc. Or, c'est là qu'on voit que cet hermétisme intellectif, excluant d'emblée le profane, est un grand dénominateur commun aux sciences dites exactes. Et il est insigne de relever que l'élitisme de ces domaines de la pensée jouit d'une reconnaissance consensuelle incontestée. En revanche, les sciences dites humaines souffrent, quant à elles, de l’apparente accessibilité de leur objet, laquelle peut parfois créer l’illusion que l’on peut y pénétrer sans être nécessairement un initié.
Pourtant, si de telles disciplines ne peuvent prétendre à la vérité au même titre que les sciences dites dures, elles peuvent -néanmoins- se targuer de leur aptitude à développer une justesse tangible dans leur échafaudage discursif et à atteindre une pertinence non moins reconnaissable dans leur faculté de juger, pour peu qu’un certain nombre de garde-fous puissent être garantis : possession maîtrisée d'un corpus d'idées validées par l'histoire de la discipline, rectitude du raisonnement assurée par la conformité aux lois de la pensée (principes de la logique), respect de la rigueur lexicale et sémantique (adoption du mot juste et méfiance à l'égard de la fausse synonymie), etc. Car, au terme d'un tel cheminement, peut émerger une vérité faite d'un ensemble de principes vérifiés, de quelques idées objectivées par la mise en évidence de leur universalité et de l'établissement rationnel d'un certain nombre d'évidences, à défaut d'une certitude mathématique irréfragable.
Malheureusement, la négligence, l'oubli ou l'ignorance de ces garde-fous et de ces exactitudes consensuellement établies par les chercheurs favorisent la propension à l'audace d'y pénétrer, sans être suffisamment armé, et renforce la vision relativiste dans les sciences dites humaines. Et alors ? Qu'y a-t-il de fâcheux à cela ? Eh bien, arrêtons-nous un instant d'abord sur ce concept de relativisme pour essayer d'en montrer -au moins- quelques traits de faiblesse, pour ne pas dire des insuffisances.
Limites du relativisme
En tant que doctrine philosophique, le relativisme cherche -en général- à circonscrire la généalogie de l'activité intellectuelle dans des particularismes culturels, où la connaissance ne serait que le résultat de constructions sociologiques propres à un espace géographique et à une époque donnés. En d'autres termes, c'est dans la sphère générale des expressions morales, axiologiques ou esthétiques, c’est-à-dire dans le paradigme de l'Homme en tant que « mesure de toute chose »[1], qu'il place les représentations élaborées et les productions de l'esprit. À cet égard, le relativisme est un humanisme. Mais, en faisant dépendre ces expressions civilisationnelles uniquement des circonstances socio-historiques, il se présente aussi comme un historicisme. Fort de sa vision historiciste et culturaliste, il s'estime fondé à décréter que les produits de l'intelligence humaine, en raison justement de leur immanence, ne peuvent jamais atteindre une vérité absolue. Pour lui, le processus d'élaboration de la connaissance étant altéré par nos biais cognitifs et culturels, cela rend impossible l'établissement d'une objectivité et donc d'une vérité universelle. Tant et si bien que cela peut autoriser -aux yeux de certains esprits légers- de considérer la connaissance comme une simple affaire de point de vue. Or, si tel était le cas, voilà qui valide mécaniquement la thèse selon laquelle tous les points de vue peuvent alors se valoir.
Seulement voilà : à y réfléchir de près, on s'aperçoit que la doctrine relativiste recèle en elle une aporie, semblable à celle qui empêche de penser le néant. Alors que l'assimilation de ce dernier au non-être empêche de le penser (puisque toute tentative de penser cette conception du néant lui attribue nécessairement des attributs de l'être et fait donc de ce néant une idée qui s'anéantit elle-même : c’est-à-dire un non-être qui devient être), de même, si le relativisme applique sur lui-même son idée qu'aucune vérité ne peut être absolue, alors le dogme s'auto-détruit. Car, sinon, sur quelle légitimité se fonderait un principe qui estime que la seule chose vraie et que rien n'est vrai ? Au nom de quoi doit-il se soustraire, lui-même déjà, à "la vérité" qu'il énonce ? Ainsi, si rien n'est vraiment vrai, cet énoncé est -ipso facto- faux. Étant performatif, il ne peut être vrai, en vertu du principe même qu'il énonce.
Le deuxième problème que pose le relativisme est le subjectivisme de ses représentations. Car si « l'homme est la mesure de toute chose », tout ce que pense un sujet connaissant ne peut exprimer qu'une vérité enfermée dans sa subjectivité. Mais, que peut-on construire collectivement avec cet enfermement subjectiviste, c’est-à-dire avec cette absence d'interconnexions des consciences ? Rien, en tout cas aucune connaissance viable, nous dit Husserl qui avait compris que l'émancipation du sujet de sa solitude est non seulement possible, mais qu'elle sommeille déjà dans les tréfonds de son intériorité ; il suffit simplement que celui-ci regarde autour de lui pour l'amener à l'état de veille. Et là, le sujet, naguère inconscient de ses forces, devient soudain conscient de ses possibilités. Ainsi, grâce à cette intentionnalité, c’est-à-dire à cet élan de la conscience qui s'ouvre aux autres consciences et qui se projette systématiquement vers le monde (car toute conscience est conscience de quelque chose, nous dit le philosophe), le sujet s'aperçoit enfin qu'il partage, malgré lui, avec l'altérité, un passé, un présent et à un avenir communs. Et lorsqu'il réalise que c'est cette temporalité commune qui confère son caractère objectif à l'altérité (Il peut toujours y avoir un autre "moi" qui contemple mon "moi" comme étant l'autre de son "moi"), il comprend alors que le subjectivisme était un leurre généré par une subjectivité excessive, qui, quand elle a une expression radicale, peut confiner au solipsisme[2]. Ainsi, le sujet finit par comprendre qu'il peut briser les liens de l'enfermement. Voilà qui ne manque pas d'offrir la première réalité objective, socle d'un projet de vérité universelle, que chaque sujet peut se représenter aisément : mon "moi" est l'autre d'un autre "moi". N'est-il pas alors possible de considérer cette première vérité partagée comme la pierre angulaire sur laquelle on peut bâtir l'édifice d'autres connaissances objectives ? Car, au fond, ce n'est plus seulement l'autre "moi" qui devient une réalité objective, mais aussi le monde dans lequel interagissent tous les "moi". Et cette intersubjectivité exprime déjà la promesse d'une connaissance universelle. Or, si un tel projet est envisageable, alors il sera aussi la principale pierre d'achoppement du relativisme.
Les conséquences du relativisme
Le relativisme n'est pas seulement affecté par les limites qu'on vient de voir ; il est également producteur de deux conséquences assez corrosives pour la connaissance : une certaine légèreté et un dumping épistémologique. Pour mieux saisir ces deux tares de la doctrine, on peut envisager deux niveaux d'analyse.
- Une coupable légèreté
Le premier niveau concerne la sphère universitaire ou académique. Dans ces milieux, lorsque les préoccupations philosophiques orientent le débat sur la valeur épistémologique des savoirs, un chercheur intéressé peut construire son travail sur l'objectivisme réaliste de la connaissance (le monde est une réalité qui existe indépendamment de celui qui veut le connaître), soit fonder son savoir sur un relativisme cognitif (la vérité d'une science n'est que provisoire) ou culturel (la connaissance n'est qu'une construction sociale propre à une culture et à une époque donnés).
À cet égard, d'aucuns, prenant appui sur les théorèmes d'incomplétude de Gödel, sont même allés jusqu'à relativiser la vérité mathématique, malgré sa précision logique et sa grande rigueur. Ils ont estimé que cette vérité n'est rien d'autre qu'une projection de notre système d'intellection sur le monde ; en ce sens qu'elle est le résultat du fonctionnement de nos structures mentales. En d'autres termes, la vérité mathématique traduit simplement notre perception de la réalité et non la description objective de celle-ci. Cependant, ces affirmations n'ont jamais empêché ces théorèmes de rester enracinés dans la dichotomie vrai/faux ; paradigme épistémologique que le relativisme récuse au demeurant (nous le verrons). Mais enfin, le théorème de Pythagore a-t-il un jour cessé d'être vrai dans le cadre d'une géométrie euclidienne ? Comment le relativisme peut-il, à ce point, être péremptoire ?
Par ailleurs, il est vrai aussi que l'étrangeté de certains phénomènes quantiques (le chat de Schrödinger, par exemple, ou la dualité onde-particule) tend à accréditer l'idée que la connaissance du monde (en tout cas de la matière subatomique) dépend de l'esprit qui l'observe. Mais il se trouve que ces observations sont demeurées inchangées, depuis la naissance de la mécanique quantique, et leur contenu est systématiquement confirmé, quel que soit le lieu de leur réalisation. Jamais un physicien n'a pu observer autre chose.
En outre, il est tout de même curieux de constater que la première particule d'antimatière (le positron) a été découverte par deux physiciens qui, non seulement ne se connaissaient pas, mais vivaient très loin l'un de l'autre : le britannique, Paul Dirac, en Europe et l'Américain, Carl David Anderson, aux États-Unis. Certes, l'on dira -et avec raison- que les deux physiciens vivaient dans le même modèle civilisationnel (monde occidental et culture anglo-saxonne, qui plus est) ; mais alors, toutes ces connaissances mathématiques qui ont été établies dans le monde grec depuis l'Antiquité (théorème de Thalès, Pythagore, la géométrie d'Euclide…) ont-elles été remises en question à une autre époque de l'histoire, par une autre civilisation ou par le monde moderne ? Cet état de fait n'est-il point suffisant pour conférer à ces connaissances une certaine objectivité et un caractère universel ?
De même, toutes ces connaissances relatives à la vitesse de la lumière, la rotondité de la Terre, la chute des corps, l'existence des trous noirs…, seraient-elles simplement socialement construites ou à vérité seulement provisoire, alors que ces objets cosmologiques existent dans le même état de vérité, selon toute vraisemblance, avant même l'apparition de toute conscience et donc de toute société humaine[3] ? Dès lors, que fait-on de cette apparente antériorité ontologique des objets du monde ? Qu'est-ce qui permet de s'accrocher encore à l'idée que les lois de la nature seraient le résultat d'une simple projection de notre perception du monde, c'est-à-dire qu'elles seraient nécessairement immanentes à la conscience, si l'on admet le principe qu'elles ont précédé l'existence de celle-ci ? Cela ne permet-il pas, au moins, de montrer que le doute, à l'égard de ce relativisme, est permis tant que rien n'est venu dirimer définitivement la controverse sur le statut des lois de la matière ?
Enfin, toujours est-il que le présupposé épistémologique de chacune des deux approches (l'objectivisme réaliste contre le relativisme) n'est pas sans conséquence. Alors que le paradigme de la première approche attache une importance cardinale à la notion de vérité, celui de la seconde relativise, quant à lui, cette notion et rapporte plutôt la valeur de la connaissance (notamment scientifique, au sens étroit du terme) à son utilité. À ses yeux, il n'est pas question de savoir si une connaissance est vraie ou fausse, mais simplement si elle est utile ou non. On devine alors que les notions de preuve, d'expérience, de rationalité et, au-delà, tous les principes de la logique (c’est-à-dire les lois formelles de l'intellection) se trouvent ainsi exposés à un risque de dévoiement important, puisque seuls prévalent l'intérêt et le fonctionnalisme dans le processus de validation de la connaissance. Car, c'est l'utilitarisme, et non la recherche d'une vérité, qui sera toujours convoqué pour guider l'usage de ces paramètres dans l'évaluation des savoirs ; c'est par rapport à leur utilité qu'on expérimentera, qu'on prouvera (ceci ou cela) et qu'on raisonnera.
Mais, ce faisant, c'est aussi la confiance à l'égard des savoirs qui se trouve relativisée ; en ce sens qu'aucune connaissance ne peut alors plus résister au vide menaçant du nihilisme relativiste. Et pour cause : les limites de la subjectivité étant insondables, ce qui est utile à l'un ne l'est pas forcément pour l'autre. Et là, la valeur épistémologique des savoirs perd en unicité et en stabilité. On aura alors une valeur à la carte, puisqu'elle variera au gré des utilités que ressentent les uns et les autres.
À ce compte, la poésie, qui n'est même pas un savoir au sens étroit du terme, peut être considérée comme parfaitement utile pour un appareil éducatif qui veut transmettre un patrimoine culturel à sa population scolaire ; elle le devient aussi pour celui qui estime en avoir besoin pour étancher une réelle soif de musicalité de la langue ou satisfaire un profond désir d'émotions ou d'impressions. Tant mieux pour la poésie qui peut ainsi bénéficier d'une considération intéressée.
Mais, a contrario, si l'on juge que le principe d'utilité ne peut se définir qu'à l'aune de la praticité et du prosaïsme, alors il faudra évidemment disqualifier, non seulement la poésie et, avec elle, toute la littérature, mais aussi l'ensemble des disciplines de l'esprit qui n'apportent rien à la réalité concrète et aux conditions matérielles de l'existence. Dans ce cas, même quand il s'agit de sciences dites exactes, que du temps perdu de la part de ces "illuminés" de physiciens qui ont, par exemple, essayé d'étudier la théorie des cordes. Car, in fine, pourquoi même s'intéresser au problème qu'elle cherche à résoudre : la quiddité de l'univers ? Pourquoi, par ailleurs, se torturer l'esprit à étudier les mathématiques pures ? Enfin, d'une manière générale, que faire de toutes ces connaissances qui n'ont rien d'utile (disons-le) dans la quête d'un progrès technique, qui a plutôt à voir avec les contingences matérielles de la vie de l'Homme, puisque c'est vers ce type d'évolution que tend en principe l'utilitarisme épistémique ? Et puis, si on pousse l'utilitarisme jusqu'à ses derniers retranchements, on va s'apercevoir qu'il est des gens pour qui l'utile s'arrête à une simple réponse à la demande de satisfaction des besoins instinctifs : manger, assouvir sa libido et dormir confortablement.
Voilà pourquoi le fait de décréter qu'une production de l'esprit ne doit s'apprécier qu'en fonction de son utilité prosaïque, et non de sa véracité, est un critère de discrimination dangereusement nihiliste pour la connaissance. Encore faut-il avoir un minimum d'égards pour la connaissance, en elle-même, afin de pouvoir s'émerveiller devant l'élégance qu'exprime une valeur épistémologique désintéressée, c'est-dire celle-là même qui permet de révéler à l'œil du disciple-ascète la grande noblesse de cette simple idée des savoirs pour les savoirs.
- Un dumping épistémologique
Le deuxième niveau d'analyse se situe simplement dans les rapports que l'on entretient avec les savoirs, dans la manière dont on les fait vivre au quotidien. C'est notre degré de compréhension et le comportement à leur égard qui en découle, quand on en débat ou quand on s'y réfère, notamment quand on est enseignant. Ce deuxième registre est susceptible de nous éclairer sur la moins-disance épistémologique du relativisme, qui se manifeste dans le statut que cette vision réserve à la connaissance.
Au fait, outre les écueils mentionnés supra, une autre chausse-trape est encore inhérente au relativisme : ayant décidé qu'il n'y a pas de vérité objective et que rien n'a une référence ou un sens absolus, celui-ci ne voit pas que son humanisme (celui de « l'homme comme mesure de toute chose ») a des effets néfastes sur la connaissance. Il ne perçoit pas que le rejet de toute universalité altère évidemment le statut épistémologique des savoirs[4] et -surtout- obère sérieusement l'inviolabilité de la notion même de vérité. Certes, il n'en a cure, lui qui a décidé de ne considérer que le paradigme de l'utilité. Mais, le risque majeur inhérent à une telle situation est qu'elle autorise l'idée que la connaissance n'est rien de moins qu'une question d'opinion finalement. Dès lors, il devient possible à n'importe quel profane de croire qu'il suffit de le vouloir pour en avoir facilement une dans n'importe quel domaine de la pensée (ou presque). Que ses références bibliographiques appartiennent à l'ensemble vide, qu'il n'ait jamais lu le moindre écrit sur le sujet débattu, que la valeur épistémologique d'une opinion soit d'abord tributaire de la qualité du bagage intellectuel et du fourniment cognitif qui doivent être sollicités pour la sous-tendre, tout ceci ne représente pour lui aucune importance. Seule suffit pour son outrecuidance l'illusion qu'il peut avoir un avis.
Et pour cause : si la connaissance vraie n'est pas considérée comme une donnée qui existe en soi dans une sorte d'autarcie épistémologique solidement ancrée dans sa souveraineté, alors, pour advenir (le relativisme croit-il si bien penser), toute connaissance a seulement besoin d'une subjectivité animée par des forces psychologiques et sociales ayant cours dans un espace et à une époque donnés. Une subjectivité, avons-nous dit, pas nécessairement l'intelligence d'un clerc ou l'érudition d'un lettré ! De toute façon, voici ce qu'une telle conception engendre : ne pouvant prétendre à l'objectivité comme source d'une fortification épistémologique garante de son universalité rêvée, tout savoir se trouve alors dans l'apparence d'un patrimoine obsidional, à la merci de n'importe quel fantassin mal armé, au lieu de conserver l'allure d'une citadelle difficilement prenable.
Devine-t-on quel type de connaissance se trouve grandement exposé aux effets néfastes de cette outrecuidance provoquée par le relativisme ? Pas besoin de chercher bien loin ; ce sont évidemment les sciences dites humaines qui sont les premières victimes de ce nihilisme intellectuel. Comment cela est-il possible ?
Conclusion
À la vérité, si l'on s'écarte quelque peu des considérations relativistes attribuées aux théorèmes de Gödel, les mathématiques paraissent suffisamment armées pour échapper au nihilisme relativiste. À un degré moindre, viennent ensuite les autres sciences dites exactes. Mais, c'est loin d'être le cas des sciences dites humaines. En effet, malgré leur aptitude à développer une certaine rigueur discursive dans leur construction épistémologique, par rapport aux questions qui les préoccupent, et leur capacité à fournir des catégories de pensée qui dénotent une certaine justesse dans leur faculté de juger, ces disciplines paraissent être les principales victimes du relativisme.
D'ailleurs, c'est dans leur vulgarisation que le problème se pose avec une certaine acuité. Dans ce registre, l'on s'aperçoit vite que le dumping épistémologique (la connaissance n'est qu'une affaire de point de vue) génère souvent une certaine désinvolture dans l'attitude des consommateurs de cette vulgarisation. Comment cela advient-il ? Eh bien, dès lors que les sciences dites humaines paraissent moins fortifiées par le même hermétisme intellectif que celui des sciences dites exactes, excluant d'emblée le profane, nombreux sont ceux qui s'estiment capables d'avoir une opinion dans les débats relatifs à des questions qui relèvent de sociologie, de psychologie, de politique, d'économie, d'histoire, etc. Le fait qu'ils ne soient pas forcément doté d'un outillage intellectuel suffisant pour naviguer dans ces domaines ne semble susciter en eux aucun scrupule, ni guère mouvoir dans leur intériorité un quelconque acquit de conscience, à l'égard de la majesté du savoir.
Or, en véhiculant des représentations fragiles, chancelantes, voire fausses, cette légèreté outrecuidante génère, à son tour, un certain nombre de dégâts sur la qualité des débats. Et là, en général, c'est une boîte de Pandore qui s'ouvre avec son cortège de préjudices épistémiques : confusions, dévoiements, galvaudages, approximations, méprises, calembredaines, fadaises, hors sujet, erreurs de jugement, aberrations, affirmations absurdes, sophismes, paralogismes… C'est là aussi que l'attaque ad hominem le dispute souvent à l'absence d'argumentaire ; phénomène qui s'accentue lorsque la discussion est spontanément acceptée avec un véritable profane.
C'est pourquoi le malheur des sciences dites humaines, provoqué par le relativisme nihiliste, est à la mesure de cette formidable chance fortifiante que procure l'hermétisme intellectif aux sciences dites exactes. Le désarmement des premières est inversement proportionnel à la sanctuarisation des secondes. Alors, bénies soient les mathématiques au bonheur de leurs sectateurs !
Par Averoes
Son site : https://www.antipedagog.com/heureux-sont-les-mathematiciens/
[1] Citation attribuée à Protagoras dans le Théétète (Wikipédia).
[2] Sorte d'égoïsme métaphysique qui consiste à considérer que la seule réalité dont on ne peut douter (l'unique certitude) est celle qu'exprime ma subjectivité (le Moi, la conscience personnelle), les autres consciences et les objets du monde n'étant alors que des représentations. Ce ne sont que des hypothèses, dans la mesure où on ne peut affirmer quoi que ce soit à propos de leur connaissance.
[3] La première espèce du genre humain n'est apparue qu'il y a moins de 3 millions d'années, alors que l'âge de la Terre est d'environ 4,5 milliards d'années dans un univers qui, lui, dépasse les 13,7 milliards d'années.
[4] Leur valeur est amoindrie.
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