La canonnière libérale
C’est le surnom qu’ont donné les chercheurs Raoul Marc Jennar et Laurence Kalafatidès à une énorme machine de guerre économique, conçue hors de tout contrôle démocratique, dont ils détaillent le fonctionnement et la finalité dans un livre paru en juillet dernier aux Editions Raisons d’Agir, fondées par Pierre Bourdieu : L’AGCS. Quand les Etats abdiquent face aux multinationales. L’objectif final de cet Accord général sur le commerce des services, mis en œuvre dans le cadre de l’OMC par phases de négociations successives, est l’annihilation des services publics par leur totale libéralisation ; il menace donc à terme la santé, l’enseignement, la culture, comme l’accès à l’eau potable. Plus d’autorité publique pour abriter l’intérêt général ; tout sera marché, l’être humain y compris, pour le plus grand bénéfice des actionnaires des plus puissantes firmes mondiales. On dévore les 117 pages de ce petit livre avec une colère croissante, et une fois informé des rouages de la monstrueuse dérégulation que l’oligarchie mondiale est en train de nous concocter, on a l’impression d’avoir avalé un gros caillou d’indignation ; solidement enkysté désormais dans le tissu de notre conscience morale et politique, il n’est pas prêt de passer. Ceux qui tiennent pour avéré que modernité et progrès ne font qu’un et escomptent que demain ne sera pas pire qu’aujourd’hui, passeront leur chemin ; ceux qui préfèrent la connaissance à la candeur ou à la quiétude ne manqueront pas de méditer cet indispensable ouvrage dont voici les grandes lignes.
Retour sur la genèse de l’AGCS. C’est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que les Etats-Unis entreprennent de mettre en place un système favorable à leur expansion économique ; pour ce faire, des organisations internationales telles que le FMI sont créées, et des négociations sont entamées pour faciliter les échanges de biens et de marchandises en réduisant voire en supprimant toute réglementation à effet protectionniste ; l’ensemble est consigné dans un traité, connu sous son sigle anglais GATT. Le but est d’augmenter le nombre de produits et de pays concernés, en procédant par cycles de discussions. A partir des années 1970, les plus grandes firmes américaines s’organisent en puissants lobbies pour inclure dans les négociations ce qu’on appelle désormais le « commerce » ou la « libéralisation des services », les grands médias, auxquels ils ont facilement accès, se chargeant de vulgariser les mots et les concepts. Les pays en voie de développement se cabrent, arguant que la libéralisation des services profitera essentiellement aux multinationales qui dominent le marché mondial. L’Union européenne, d’abord réservée, bascule sous l’ascendant d’organisations patronales comme l’ERT (l’European Round Table rassemble les dirigeants des 45 firmes européennes les plus importantes, leur but étant de modeler la construction européenne dans leur intérêt en influençant les décideurs politiques ; en 1991, son rapport Remodeler l’Europe présentait par exemple de fortes similitudes avec le traité de Maastricht adopté peu après). En 1985, le Conseil européen des ministres, sur proposition de Jacques Delors et de Willy De Clerq, annonce l’engagement de l’Europe en faveur d’un accord sur les services. « Sans les énormes pressions exercées par le secteur des services financiers américains, [...] il n’y aurait eu aucun accord sur les services », dira David Hartridge, un des dirigeants de l’OMC.
L’ordre du jour du cycle 1986-1994 du GATT englobe ainsi des champs s’écartant du commerce des marchandises comme règlementations sanitaires, propriété intellectuelle (le « commerce des idées »), investissements, subventions, etc., et un certain nombre de services (services financiers, télécommunications notamment). Les pays capitalistes avancés mènent le jeu, semant la division entre les pays du Sud pour venir à bout de leur résistance. Il s’agit en outre de créer une nouvelle instance internationale dépassant le cadre du GATT et intégrant l’ensemble des services : en 1994, les représentants de 124 gouvernements et de la Communauté européenne créent l’Organisation mondiale du commerce. Le changement de paradigme est considérable. Alors que les Etats ayant accédé au GATT étaient des « parties contractantes » adhérant volontairement aux accords, les pays « membres » de l’OMC sont tenus d’en respecter toutes les règles ; une plainte devant l’organisation conduit à des sanctions, la partie gagnante recevant l’autorisation de pratiquer un « droit de rétorsion » contre la partie perdante. Les implications sont tellement importantes « qu’il est pertinent de parler de révolution néolibérale », soulignent les auteurs ; « après l’effondrement du totalitarisme étatique en URSS, un nouveau totalitarisme émergeait : celui des marchés. Contrairement à la comptine journalistique, il ne découle pas d’une évolution inéluctable, mais de choix politiques délibérés effectués par tous les gouvernements occidentaux ».
L’AGCS, dont le premier cycle officiel est entré en vigueur en 2000 et doit s’achever fin 2007, est donc un accord programmé de négociations périodiques et obligatoires jusqu’à ce que tous les services soient entièrement libéralisés. Il ne constitue pas un traité avec des clauses précises, mais un processus ininterrompu auquel à terme aucun secteur ne peut échapper, y compris ceux où l’égalité des droits entre citoyens ne devrait jamais être remise en question, comme l’éducation ou la santé. En effet, le texte fondateur indique que sont seulement exemptés les « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », à savoir la justice, la police, la défense, ultimes territoires régaliens de l’Etat ; tous les autres, considérés comme des « marchés » à partir du moment où coexistent déjà des fournisseurs publics et privés, sont impliqués (ce qui est le cas presque partout, écoles et cliniques privées coexistant par exemple avec écoles et hôpitaux publics). Toute législation, réglementation, norme, jadis adoptée dans chaque pays au nom de l’égalité et de la protection du citoyen est assimilée à une « entrave au commerce » qu’il convient de lever.
Pour réaliser à quelle sauce piquante nous nous apprêtons à être dévorés, il importe de comprendre comment fonctionne l’AGCS - et ce n’est pas le moindre des mérites de Jennar et Kalafatidès que de mettre ses mécanismes et sa technolangue absconse à la portée du lecteur. Tous les pays membres de l’OMC sont tenus de fournir l’ensemble de leurs réglementations liées à la fourniture de services. Vient ensuite « l’engagement » : un pays indique le niveau de libéralisation qu’il concède dans un secteur donné, le degré d’application faisant l’objet de négociations. Il ne peut à partir de ce moment-là imposer aucune nouvelle protection ou restriction dans ce secteur. C’est l’effet cliquet de l’AGCS. Un gouvernement, quelle que soit l’orientation politique privilégiée par les électeurs qui l’ont porté au pouvoir, est obligé d’appliquer l’engagement pris par son prédécesseur. Ce qui est adopté dans le cadre de l’AGCS est en outre prééminent sur toute autre disposition locale, nationale et internationale.
Lorsqu’un Etat engage une activité de services dans le processus, celui-ci est dit « consolidé » si aucune limite n’a été fixée, et « non consolidé » si l’Etat en question a indiqué un degré de libéralisation souhaité (quatre modes progressifs sont distingués) ; ces « limitations » ne sont en aucun cas taillées dans le marbre, mais destinées à être remises en cause dans les cycles ultérieurs de négociations. Celles-ci se déroulent souvent sur le principe de l’offre et de la demande : je dérégule un des mes secteurs et tu dérégules un des tiens. Deux acrobaties supplémentaires cuirassent la force de frappe de l’AGCS. Le « traitement de la nation la plus favorisée » oblige chaque pays à étendre à tout fournisseur de services des Etats membres le traitement le plus favorable accordé à l’un d’entre eux. La « règle du traitement national » consiste à accorder à tout fournisseur, étranger ou national, privé ou public, d’un service impliqué dans le processus, le même traitement. Les effets sont ravageurs : un pays ne peut plus développer un service public ouvert à la libéralisation sans offrir exactement les mêmes moyens aux entreprises privées du même secteur économique.
Il n’est pas donc besoin de se demander d’où viennent par exemple l’initiative du groupe UGC de porter plainte contre la mairie de Montreuil (93) parce qu’elle projette l’extension du cinéma art et essai municipal, ou le débat actuel sur le zonage et les jours d’ouverture des supermarchés (réglementations considérés par l’OMC comme « des obstacles non nécessaires au commerce des services ») ; ni de quelle farine était pétrie la fameuse « directive Bolkenstein » de cette Constitution européenne dont nous n’avons pas voulu goûter et qui nous est resservie de force en perfusion. Elle correspond au mode 4 de libéralisation des services de l’AGCS, ou programme d’importation du « capital humain », selon la délicate terminologie de l’OMC, qui devrait permettre d’embaucher une personne en contrat temporaire selon les conditions sociales de son pays. Cette libéralisation-là n’est pourtant qu’un prélude ; la fugue est plus corsée : il s’agit en effet d’un préalable à la « libéralisation du mouvement de la main-d’œuvre » à l’échelle mondiale. « Il serait en effet impensable », expliquent Jennar et Kalafatidès, « d’accorder à des entreprises étrangères venant s’installer sur le sol européen le ’’droit’’ d’importer des employés selon le mode 4 sans avoir accordé ce même ’’droit’’ aux entreprises locales » ; ce sera un spectacle impressionnant que de voir l’éléphant Dumping s’asseoir sur les genoux de chaque employé...
Dans d’autres domaines régissant la vie quotidienne, la canonnière néolibérale, au fur et à mesure de l’avancement des négociations de l’AGCS, lancera de rudes bordées. Sa finalisation obligerait par exemple les collectivités locales à accorder à toute entreprise privée les moyens financiers et humains qu’elle consacre habituellement au service de ses administrés ; les auteurs en fournissent des échantillons édifiants ; retenons ceux-ci : « une multinationale pourra poursuivre pour concurrence déloyale une commune qui subventionne sa cantine scolaire ; [...] les clauses éthiques incitant les établissements publics à acheter des produits labellisés "commerce équitable" seraient considérées comme discriminatoires ». Est déjà venu le tour de l’éducation publique de sentir le vent du boulet, secteur que l’OMC a décrété en 2000 « mûr pour la libéralisation ». La liste des demandes de libéralisation émanant de plusieurs pays est à cet égard significative : certains visent l’enseignement pour adultes, l’enseignement supérieur et technique de troisième cycle, mais d’autres souhaitent libéraliser également les enseignements primaire et secondaire... Je laisse aux futurs lecteurs de l’ouvrage le plaisir de découvrir également ce que la marchandisation radicale fera de l’environnement, de la culture, de la santé, mutation accélérée par le creusement délibéré des déficits publics... ; notons seulement la classification de l’eau potable comme un service et comme une marchandise à privatiser, nappes phréatiques y compris, et la spécification que toute norme en matière d’eau ne peut en aucun cas primer sur les règles de la concurrence commerciale. Et mettons cela en perspective avec la récente enquête d’UFC Que Choisir qui épingle les marges « astronomiques » réalisées sur la facturation de l’eau par les prestataires privés Veolia et Suez. « La clé d’une meilleure gouvernance de l’eau reste dans les mains des élus locaux qui [...] lors de la renégociation de leur contrat [...] doivent envisager sérieusement l’opportunité d’un retour en régie publique », affirme l’association. Sauf qu’au regard des règles de l’AGCS, le retour est impossible...
De larges pans de notre histoire économique et sociale contemporaine peuvent se comprendre au travers de la progression souterraine de l’AGCS - à laquelle gouvernements de droite comme de gauche ont prêté la main -, et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas l’ouverture des JT... Derrière cette machine sévissent évidemment ses pilotes, dont Pascal Lamy, ancien commissaire européen au Commerce extérieur, directeur de l’OMC, membre du Parti socialiste pour autant que cette appartenance ait encore le moindre sens dans un tel contexte. Les méthodes néocoloniales de M. Lamy pour faire capituler les délégués de certains pays sont d’une courtoisie sans pareille : « tous les moyens sont mis en œuvre pour forcer les pays en développement, et en particulier les pays les plus pauvres, à accepter ce qu’ils refusent », expliquent les auteurs. « Ainsi, lors de la conférence ministérielle de Doha, chaque délégation des pays en voie de développement, au premier rang desquels les pays africains, a été priée de se présenter dans la suite de Pascal Lamy où furent proférées promesses et menaces. Au cours de réunions informelles convoquées soit par M. Lamy soit par son homologue américain, entourés chacun d’une armée d’experts, les ministres invités qui n’appartenaient pas au groupe des pays industrialisés n’ont pu recevoir le concours de leurs propres experts, voire de leurs ambassadeurs à l’OMC ; ils étaient interdits d’accès. » Plus fort : comment faire passer un texte de mise en œuvre de l’AGCS quand il est vivement critiqué par une majorité d’Etats ? La technique Lamy est imparable. Il suffit de le faire précéder d’une note précisant qu’il ne s’agit que d’un document exprimant la position de quelques-uns et aucunement une décision arrêtée. Puis à la conférence suivante, à Hongkong (2005), retirer purement et simplement la note introductive : le projet est considéré comme ayant fait l’objet d’un accord préalable, et adopté dans la foulée...
Les pays du Sud ne manquent pas de protester contre les « pressions » et les « manipulations flagrantes » (déclaration de Cancun, 2004). L’Organe de règlement des différends, le tribunal de l’OMC, dans lequel siègent à huis clos des « experts » sans aucune légitimité élective, ne manquera pas de leur faire rentrer leurs doléances dans la gorge : le « droit de rétorsion » qu’il accorde est réservé de facto aux nations riches. Si certains pays renâclent devant l’AGCS, d’autres en sont le fer de lance : les Etats-Unis, le Canada, le Japon et l’ensemble de l’Union européenne, ce quadriumvirat constituant le directoire de l’OMC. « Dans ces tractations commerciales, l’Europe compte au nombre des négociateurs les plus agressifs et les plus favorables au libre-échange sans entraves », soulignent les auteurs. Du point de vue communication, ce sont paroles lénifiantes et mensonges flagrants (« on n’adresse aucune demande aux pays les plus pauvres » disait par exemple la ministre belge du Commerce extérieur en 2003 au micro de la RTBF) ; les négociations et leurs enjeux s’abritent dans la discrétion et le secret, à l’abri de l’opinion publique comme du contrôle parlementaire. En 2005, quelques-uns de nos députés ont demandé à avoir accès aux données de l’AGCS. Le ministre délégué à l’Industrie leur permit de venir consulter, pendant une semaine, dans un bureau du ministère des Finances, un document de plus de 400 pages rédigé en anglais commercial sans avoir le droit de prendre des notes ou de faire des photocopies... Outrés, les députés écrivirent au ministre pour dénoncer « cette parodie de consultation et d’apparente ouverture, inacceptable d’un point de vue démocratique ». La lettre ne reçut aucune réponse.
C’est bien là l’effet dinde de Noël de l’AGCS : comment vider le ventre de la démocratie pour le remplir d’une lourde farce de despotisme. « En acceptant de négocier les accords de l’OMC, les gouvernements se font les complices des seules bénéficiaires de la dérégulation globale : les firmes privées transnationales », concluent les auteurs. « Par faiblesse ou par intérêt, les Etats souverains n’ont rien tenté pour réguler les activités de ces entreprises dans un cadre juridique international. Au contraire, ils en sont devenus les instruments. [...] Désireuses de placer les dérégulations obtenues à l’abri de toute remise en question, elles favorisent la création de centres de décision qui échappent au contrôle démocratique. [...] Une oligarchie s’est ainsi mise en place. L’ordre mondial qu’elle entend instaurer se fonde sur la hiérarchie, la technocratie et la fortune. » Des résistances se sont organisées (voir par exemple www.portail-hors-agcs.org), la première étape étant bien entendu l’information : on ne peut s’opposer à ce qu’on ne connaît pas. Quand on fait sortir de l’ombre la scandaleuse réalité de l’OMC, il est possible de la faire reculer. En 1998, une mobilisation associative et politique, notamment en France, a permis de faire retirer un projet baptisé Accord multilatéral sur l’investissement, destiné à démanteler les politiques publiques de tous les pays et permettre aux firmes transnationales d’opérer partout sans se soumettre aux lois en vigueur. Tel un vampire, il n’a pas résisté à la lumière... Si de nos jours certaines communes se déclarent « zone hors AGCS », l’effet est pour l’instant principalement symbolique ; cette initiative a en tout cas pour bienfait de sortir l’accord de l’obscurité médiatique totale et de l’accueillir dans le débat public ; sommer nos responsables politiques de prendre position ne pourrait-il pas d’ailleurs se révéler utile pour tamiser les faux des vrais démocrates ?
Quelles que soient nos opinions politiques, il n’est pas concevable en effet que l’on puisse se résoudre à cette négation de la souveraineté des peuples à disposer d’eux-mêmes et à opter pour un projet de société, à la substitution souterraine de la démocratie par la ploutocratie la plus cynique et la plus inégalitaire. Antihumaniste, hyper-individualiste, conservatrice, totalitaire, l’idéologie qui sous-tend l’AGCS est un véritable fléau. Combien serons-nous donc à nous dresser devant la gueule obscène du canon ?...
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