Vingtième anniversaire de la chute de l’URSS : quelles leçons tirer de l’histoire ?
Célébré tout récemment (le 8 décembre dernier pour être plus précis), le vingtième anniversaire de la chute de l'URSS a aussi été l’occasion de rappeler la faillite des politiques menées dans les ex-pays de l’est, comme de soulever une question a priori anodine, mais pourtant non dénuée de pertinence : dans quelle mesure pouvait-on qualifier de socialiste les régimes de l’Europe orientale ? Nombreuses sont ainsi les voix, à gauche, pour dénoncer la trahison du socialisme, supposée inhérente au bloc soviétique. Mais si trahison il y eut, comment alors définir la nature idéologique des systèmes établis à l’est ? Par ailleurs, n’y aurait-il pas, du coup, nécessité à tenir compte du caractère dévoyé de ces expériences concrètes dans la perspective d’un socialisme authentique, à jamais dépouillé des scories du passé ? A ces interrogations, le présent article se propose donc, en interrogeant l’histoire, d’apporter quelques éléments de réponse. Lesquels n’ont pour autre ambition que d’alimenter le débat ‒ et notamment au sein des différentes composantes de la gauche.
Le socialisme selon Marx et Engels
Jusqu’à une période relativement récente, la quasi-totalité des gouvernements idéologiquement socialistes (qu’ils fussent autoritaires ou démocratiques) s’étaient réclamés du marxisme ou du marxisme-léninisme. Or comment se présentaient au juste cette forme particulière de socialisme ? Pour Marx et Engels, le socialisme faisait partie intégrante de leur théorie du matérialisme historique, laquelle divise l’histoire de l’humanité en six phases, chacune correspondant à un mode de production particulier : le communisme « primitif », l’esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme, auquel doit succédé dans un avenir plus ou moins proche le socialisme, lui-même précurseur du communisme « moderne », stade ultime de l’histoire du monde.
Néanmoins, ni Marx et Engels, ni Lénine après eux, n’apportèrent la moindre précision sur les formes concrètes que devait prendre un monde devenu communiste, si ce n’est que disparaîtraient frontières, États, classes sociales et propriétés privées via une phase de transition, répondant au nom de socialisme, dont ils se contentèrent de poser les bases théoriques. Envisagé uniquement dans une dimension internationale et « anétatique » (c’est-à-dire sans États), jamais par conséquent l’idéal en question ne fut atteint au sein des pays dits « communistes », de l’aveu même de leurs dirigeants. L’atteste, entre autres, l’emploi de l’expression « socialisme réel » pour désigner la politique socio-économique du bloc soviétique ‒ expression que contestèrent notamment tous ceux qui lui préférèrent celle de capitalisme d’État.1
Socialisme réel ou capitalisme d’État ?
Parmi les divers pourfendeurs de l’URSS et de ses pays satellites, d’aucuns les désignèrent idéologiquement (et les désignent toujours) par le qualificatif, au mieux discutable, au pire saugrenu, de … « capitalisme d’État ». Discutable, il l’est assurément. Saugrenu ? Rien n’est moins sûr, à dire vrai. D’une part, parce que l’ont épousé des intellectuels aussi prestigieux que Simone Weil, Guy Debord et Cornélius Costariadis. Et d’autre part, parce qu’à la lumière des faits, son évocation suscite inévitablement la réflexion.
En effet, que s’est-il produit au 20e siècle dans les pays dits « socialistes », si ce n’est la volonté d’appliquer scrupuleusement une doctrine léniniste respectueuse de la théorie marxiste de l’histoire selon laquelle il ne saurait y avoir de socialisme sans capitalisme (encore que Marx ait apporté des variantes à cette théorie) ? Or comme les révolutions d’inspiration léniniste eurent lieu dans des pays à dominante agricole et rurale, où le capitalisme privé n’en était qu’au stade embryonnaire, celles-ci s’employèrent à développer les structures d’un capitalisme non pas privé car « bourgeois », mais étatique et donc supposé « ouvrier » ou « populaire » car géré par une bureaucratie, représentante autoproclamée des intérêts du peuple et des travailleurs. Et ce afin d’aboutir au socialisme, qu’il restait néanmoins à définir concrètement. Du reste, Lénine ne disait pas autre chose à propos de la Russie, notamment dans son article intitulé « Sur l’infantilisme "de gauche" et les idées petites-bourgeoises » ‒ publié dans la Pravda le 5 mai 1918 ‒, soulignant le caractère inéluctable du capitalisme d’État comme condition indispensable à l’avènement du socialisme.2
Reste à savoir comment le capitalisme d’État s’est décliné dans le bloc soviétique et quels sont ses points de divergence avec le socialisme.
Le capitalisme d’État dans le bloc soviétique
Au sein des ex-pays de l'est, les rapports de classes ne variaient guère, au fond, de ceux des autres sociétés capitalistes : les travailleurs échangeaient leur force de travail contre un salaire versé par une bourgeoisie bureaucratique (la nomenklatura), responsable des moyens de production. En outre, l'Etat, en véritable patron, fixait des objectifs de production à atteindre (via le Gosplan) selon un modèle productiviste (également connu comme le « stakhanovisme ») permettant de dégager des profits. De sorte qu’il ne saurait être question de socialisme, lequel se fonde (pour synthétiser ses diverses obédiences) sur une gestion plus ou moins égalitaire et démocratique des moyens de productions et des services par l’ensemble des travailleurs (toutes catégories confondues) pour le bien-être de tous. A l’inverse, le capitalisme est un système socio-économique qui, bien qu’en constante évolution, repose sur les principaux traits caractéristiques suivants : l’accumulation du capital, la compétition (en l’occurrence avec le capitalisme occidental), le productivisme (en l’occurrence le stakhanovisme), le salariat, la production pour l’échange (et non pour la consommation directe) ; auxquels s’ajoutent, du moins dans le cadre restreint du modèle libéral du capitalisme, la propriété privée, l’intérêt personnel et le marché libre.
Pourtant, les populations des pays de l’est ne bénéficièrent-ils pas d’indéniables avancées sociales telles que la gratuité de l’éducation et de la santé, les retraites précoces et l’absence de chômage ? En effet, sauf que celles-ci s’apparentaient à celles inhérentes aux États-providences, graduellement mis en place dans les pays occidentaux à partir de la fin du 19e siècle, et qui, bien que garants d’une certaine équité en matière de redistribution des richesses ‒ notamment sous forme d’allocations permettant aux citoyens de se prémunir contre le besoin face à la maladie, au chômage et à la vieillesse ‒ n’en demeuraient pas moins dans un cadre capitaliste.
On est donc en droit de penser que ce que nous appelions « socialisme réel » ne fut rien d’autre que l’application d’une doctrine léniniste qui, si elle formait le dessein sincère d’aboutir au socialisme puis au communisme, ne dépassa jamais le cadre d’un capitalisme d’État, fruit d’une interprétation dogmatique des écrits de Marx et Engels. Est-ce à dire pour autant que le socialisme n’a jamais connu d’expression pratique ?
Les micro-socialismes d’hier à aujourd’hui
Tout d’abord, il convient de ne pas oublier un fait des plus importants : Marx, Engels et Lénine ne furent pas les seuls et uniques théoriciens du socialisme. Ainsi en fut-il également, entre autres, de Pierre-Joseph Proudhon, Robert Owen, Charles Fourier, Mikhaïl Bakounine, Piotr Kropotkine…, dont les écrits inspirèrent bien souvent les seules applications authentiquement socialistes ‒ du moins au regard de la définition du socialisme proposée plus haut ‒ sur une échelle plus ou moins grande, à l’époque contemporaine. Lesquelles applications, loin d'être parfaites, ne furent pas légion et connurent pour certaines un destin à la fois tragique et funeste. A titre d’exemples, citons : la Commune de Paris en 1871 (écrasée par les troupes versaillaises aux ordres d’Adolphe Thiers, chef du pouvoir exécutif) ; le mouvement makhnoviste ukrainien de 1919-21 (écrasé par l’Armée Rouge) ; les communes agricoles et industrielles orchestrées par les anarcho-syndicalistes de la Confédération nationale du travail (CNT) au cours de la Guerre d’Espagne (écrasées par les forces franquistes et les sbires de Staline)…
Les échecs de ces « micro-socialismes » témoignent-ils, par conséquent, du caractère inamovible du capitalisme ? Il est permis d’en douter, et ce pour la bonne et simple raison que, parallèlement à l’économie capitaliste, existent de par le monde d’autres variétés d’expériences relevant du « micro-socialisme », à commencer par les organisations, telles les coopératives et les mutuelles, issues d’une économie sociale et solidaire ‒ elle-même inspirée des théories socialistes de notamment Proudhon, Owen et Fourier ‒ qui, malgré ses échecs, a fait depuis près de 150 ans la démonstration et de sa viabilité et de son efficacité, en termes de répartition équitable des richesses créées, mises au service de la justice sociale, et donc de l’Homme, et non plus du Capital comme dans les entreprises classiques. Il s’agit certes d’un secteur non-capitaliste mais œuvrant néanmoins dans le système capitaliste. Comme le souligne à ce propos le PDG d’une coopérative minière du Pays de Galles, Tyrone O’Sullivan : « Nous vivons dans un monde capitaliste, mais nous gérons notre entreprise sous un mode socialiste ».3
A cette gestion de l’entreprise sur le mode socialiste s’ajoutent d’autres expériences obéissant à des logiques non-capitalistes, parmi lesquelles les monnaies complémentaires ou locales (tels les SOL) et les divers services d'échanges locaux (les SEL), tous deux non spéculatifs et à but non lucratif. Preuve s’il en est que rien n’est irréversible et que le capitalisme, loin d’être une fatalité, peut être dépassé à la faveur d’outils existants qui nécessiteront néanmoins développement et perfectionnement. A condition aussi de savoir tirer certains enseignements de l’histoire, de manière à éviter que ne se reproduisent les échecs du passé.
Tirer les leçons de l’histoire : quelques pistes pour un socialisme authentique
A la lumière de ce qui précède, plusieurs questions s’imposent : comment empêcher le capitalisme de subvertir les expériences évoquées ci-dessus, comme cela est déjà le cas pour un certain nombre de coopératives et mutuelles ? Que faire pour éviter qu’un projet d’inspiration sincèrement socialiste ne dépasse jamais le cadre d’un capitalisme d’État (version « communiste ») ou d’une économie mixte (version social-démocrate), doublé d’un puissant État-providence, comme ce fut le cas par le passé ? Ne faudrait-il pas s’en prendre directement aux piliers du capitalisme ‒ présentés plus haut telles qu’ils s’appliquèrent dans les pays du bloc soviétique ‒ que sont l’accumulation du capital, le salariat, le productivisme et la compétition ? Sans nul doute. D’où les quelques pistes suggérées ci-dessous pour y parvenir ‒ lesquelles s'inspirent, entre autres, de la théorie de l'économie distributive ‒4, dont certaines viennent s’agréger à des propositions déjà existantes, émises notamment par le Front de Gauche via son programme partagé et populaire :
‒ Entraver l’accumulation du capital passe certes par une planification démocratique, écologique et décentralisée (ou régionalisée) ‒ et non plus bureaucratique et centralisée via un Gosplan (URSS) ou un Commissariat général au plan (France) ‒ de la production pour répondre aux besoins des citoyens de façon raisonnée, sans gaspillage ni recherche de profit ; certes par l’instauration d’un revenu maximum qu’il conviendra de fixer démocratiquement ; mais aussi et surtout par la création d’une monnaie distributive, non spéculative et non thésaurisable, puisqu’elle reposera sur les biens et services disponibles sur le marché pour une période donnée ‒ suivant les décisions prises démocratiquement par les divers planificateurs ‒ et disparaîtra automatiquement après usage. La masse monétaire sera ainsi créée en fonction de la valeur totale des biens et services mis en vente, et distribuée équitablement aux citoyens sous la forme d’un revenu social, sur lequel nous reviendrons plus bas. L’euro ne deviendrait dès lors plus qu’un instrument de règlement pour les échanges internationaux.
‒ Sortir du salariat passe certes par le développement des entreprises de l’économie sociale et solidaire ‒ qu’il faudra associer étroitement à l’élaboration des plans régionaux évoqués plus haut ‒, mais aussi et surtout par l’instauration d’un revenu social alloué à chacun, sa vie durant, via la monnaie distributive mentionnée ci-dessus. Un tel revenu ‒ là encore fixé démocratiquement ‒ aura pour objet d’affranchir chaque être humain de la contrainte du travail salarié puisqu’il garantirait une sécurité matérielle à vie et donnerait la possibilité de choisir une activité professionnelle non plus en fonction de sa valeur marchande mais de son utilité sociale.
‒ Substituer les principes d'émulation et de coopération à ceux de concurrence et de compétition dans le domaine économique implique aussi de chercher non pas à surpasser les pays capitalistes libéraux en termes de production, de consommation et de « progrès » techno-scientifiques ‒ aux conséquences incertaines, voire parfois mortifères ‒, mais au contraire à sortir des voies du productivisme et du consumérisme ‒ inhérentes au capitalisme ‒ , néfastes à la fois pour l’environnement et le bien-vivre des humains. Cela passe notamment par une relocalisation de la production pour une consommation essentiellement locale et des projets techno-scientifiques visant non plus à produire toujours davantage au détriment de la qualité et de l’environnement, mais à le faire mieux en misant sur la notion de durabilité des biens, et ce de manière à orienter la société sur le chemin de la sobriété en matière de consommation.
En guise de conclusion : la principale leçon à tirer de l'histoire est qu'il ne saurait y avoir de socialisme sans éradication préalable des principaux fondements sur lesquels repose le capitalisme. Ne pas s'y résoudre reviendra inéluctablement à singer le système capitaliste et, partant, à vouloir « faire grossir indéfiniment le gâteau pour ne pas avoir à mieux le partager », pour reprendre la formule de Jean Aubin.5
1Sur ce thème, voir Michel Barillon, D'un mensonge « déconcertant » à l'autre, Agone, Marseille, 1999.
2Lénine, « Sur l’infantilisme "de gauche" et les idées petites-bourgeoises », http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/05/vil19180505.htm
3Sur la coopérative minière de Tower Colliery, voir notamment le film documentaire de Jean-Michel Carré, « Charbons ardents », Grain de sable, 1999.
4 Sur l'économie distributive, voir notamment l'ouvrage de vulgarisation de Marie-Louise Duboin, Les Affranchis de l'An 2000, Voici La Clef, Waterloo (Canada), 1999.
5Jean Aubin, Croissance : l'impossible nécessaire, Planète bleue éditions, Saint-Thurial, 2006.
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