Doit-on sacrifier nos élèves scientifiques sur l’autel de l’égalité ?
Pour accueillir tout le monde en filière scientifique, on l’a dénaturée et l’on a transformé ce cursus en un long tronc commun généraliste. Le principe d’égalité devant tous les savoirs a détruit la filière scientifique, et l’une des conséquences immédiates a été de donner le BAC S à des non scientifiques.
Un collègue qui enseigne en collège m’a récemment fait savoir que la philosophie sous-jacente à mes prises de positions le révulsait car sous-entendait qu’il fallait revenir à une certaine sélection à un moment de la scolarité. De fait, certains imaginent qu’il est souhaitable que tous les élèves de collège qui le souhaitent puissent passer en filière S du lycée, ceci afin de satisfaire au principe d’égalité des chances pour tous.
Je pense qu’il faut rester mesuré, et choisir une voie médiane en aidant tous les élèves du mieux possible pour que chacun puisse acquérir un bagage minimum, mais en réservant certains enseignements qui demandent des prérequis à ceux qui seront capables de les suivre. S’il est louable d’ouvrir les connaissances à tous sans exception, il est indispensable de ne pas bloquer des élèves qui progressent régulièrement et « normalement ».
Travailler au quotidien pour qu’aucun élève « ne reste au bord de la route » doit constituer un objectif prioritaire pour tout enseignant. Il faut motiver nos élèves, partir de ce qu’ils savent et les faire progresser. Il faut utiliser tous les leviers qui leur permettront de se lancer et de disposer des savoirs basiques qui les armeront tout au long de leur vie.
J’ajoute que l’on doit toujours être bienveillant, que l’on ne doit pas « placer la barre trop haut », et qu’il ne s’agit pas de décourager de nombreux élèves en leur demandant des choses impossibles. Il faut rester progressif et permettre un dialogue « facile » entre l’apprenant et le formateur. Un enseignant est au côté de ses élèves et travaille avec eux, non contre eux. On devient enseignant non par appât du gain (vous avez vu les salaires ?) mais parce que l’on veut servir la société et transmettre les connaissances aux générations qui feront la société de demain. Enseigner, c’est jouer le rôle de trait d’union, de pont entre l’ici et maintenant, et ce qui existera demain.
On m’a reproché la violence de la phrase : « Sous prétexte qu’il existe des aveugles et des borgnes, doit-on crever les yeux à tous les citoyens pour assurer un traitement égal à tous ? », mais celle-ci décrit ce que je ressens quand je vois des programmes mathématiques infirmes proposés à nos élèves de lycée, avec des horaires et des instructions qui les rendent encore moins applicables.
En section S dite « scientifique » du lycée, pense-t-on qu’il soit normal de ne plus étudier les propriétés fondamentales des nombres réels, de ne plus donner de définitions rigoureuses des limites, de la continuité et de la dérivabilité des fonctions (ce qui empêche de comprendre et de démontrer quoi que ce soit par la suite, et donc d’admettre « presque tout » en habituant l’élève à « croire sur parole » au lieu de démontrer), de ne plus donner la technique de l’intégration par parties, de ne plus étudier le produit vectoriel, de ne plus parler d’équations différentielles linéaires du premier ou du second degré, de ne plus étudier des courbes paramétrées simples, de ne plus donner de définition correcte d’une probabilité, de ne plus faire de dénombrements, d’oublier d’étudier les ellipses et les hyperboles, de ne plus introduire quelques éléments de logique (qui servirait au citoyen et pas seulement aux matheux) dès la seconde, de ne plus savoir ce qu’est une rotation dans le plan ou dans l’espace ?
Pourquoi estime-t-on que plus aucun élève entre 16 et 18 ans ne peut commencer à « faire des mathématiques » à cet âge et doit continuer à utiliser des béquilles en se contentant d’observations, de résultats admis et de quelques raisonnements sur mesure ? Que prépare un tel curriculum ? Sur quoi pourra-t-on s’appuyer à l’entrée en fac de sciences ?
Je parle ici évidemment des élèves qui désirent travailler dans des domaines scientifiques, et plus particulièrement des élèves du lycée qui désirent suivre un enseignement scientifique qui les prépare à leurs futurs métiers.
Bien sûr que l’on doit faire réussir tout le monde, mais je continue à penser que cela ne doit pas être au détriment de ceux qui peuvent progresser correctement au lycée. Ces derniers ne devraient pas être obligés d’attendre leurs camarades qui ne sont pas intéressés par les sciences et se retrouvent en section scientifique-généraliste par défaut, simplement parce qu’on leur a répété que c’était la « meilleure » section, celle qui offre le plus de débouchés, quitte à détruire les autres sections et d’autres voies qui existent pourtant, et où des élèves réussissent aussi.
Cette logique a conduit à la destruction de la filière scientifique du lycée. Dans cette filière, on se heurte maintenant au mur du temps : « celui nécessaire pour apprendre, celui nécessaire pour assimiler, celui nécessaire pour créer » (Mercier, 2012). Avec les réformes qui se sont déchaînées depuis 1994, il n'y a plus de temps suffisant pour atteindre les objectifs minimums en mathématiques, alors même que l'on constate une désaffection croissante des élèves pour l'enseignement des sciences, et que l'on affiche la volonté d’aider l'élève à s'approprier les savoirs.
Un élève de première S reçoit seulement 36% d’enseignements scientifiques : la classe de première devient indifférenciée comme celle de seconde. Les deux tiers de son temps de présence au lycée concernent les cours de français, d’histoire-géographie, de langues vivantes, de sport, et j’en passe (Mercier, 2012).
Toutes les classes de première de la voie générale du lycée ont maintenant à peu près le même programme de mathématiques sur au plus quatre heures hebdomadaires : après la seconde indifférenciée, nous voilà avec une première indifférenciée. La terminale S, quant à elle, propose environ 59% de matières scientifiques, mais pour combien de temps ?
Pour accueillir tout le monde en filière scientifique, on l’a dénaturée et l’on a transformé ce cursus en un long tronc commun généraliste. Le principe d’égalité devant tous les savoirs a détruit la filière scientifique, et l’une des conséquences immédiates a été de donner le BAC S à des non scientifiques.
J’ai pris la peine d’additionner tous les coefficients du BAC S en distinguant les matières scientifiques des autres, en supposant que l’on se trouvait en terminale S, spécialité maths, et que l’on suivait deux épreuves facultatives : une langue vivante régionale (LVR) et un enseignement EPS complémentaire comptée avec le coefficient 2 en CCF (contrôle en cours de formation). J’ai obtenu les résultats suivants (Mercier, 2012 p. 217) :
Coefficients des épreuves scientifiques :
9 + 6 + 6 = 21.
Coefficients des épreuves de culture générale :
2 + 2 + 2 + 3 + 3 + 2 + 3 + 2 + 2 = 21.
Et j’en ai conclu que « les résultats au BAC dépendent pour moitié d’épreuves non scientifiques », et donc que montrer son BAC scientifique à un employeur n’a désormais aucun sens : il s’agissait bel et bien d’un BAC généraliste.
Que dire aussi de la dévalorisation des mentions au BAC, quand on apprend que 25,9% des mentions « très bien » obtenues par les bacheliers S, 35% de celles obtenues par les bacheliers ES, et 40,2% de celles obtenues par les bacheliers L, n’auraient pas été attribuées sans les épreuves facultatives (Buchaillat, et al., 2011 p. 15) ? Il s’agit de statistiques officielles regroupées dans le tableau suivant où les pourcentages indiqués correspondent à la part des candidats qui ont obtenu le rattrapage, la mention passable, assez bien, bien ou très bien, uniquement à l’aide des épreuves facultatives.
Obtenir une mention au BAC S ne signifie donc pas que l’on possède un bon niveau dans les matières scientifiques. Ce n’est pas normal.
Entre nous, des collègues qui participaient aux jurys de BAC S à la mi-juillet 2012 m’ont confié, sous couvert d’anonymat, qu’ils avaient vu des admis aux oraux de rattrapage avec des notes de 5, et 4, et même 3 sur 20 à l’écrit de mathématiques. Si l’on ajoute que les jurys sont parfois descendus à 7,75/20 pour proposer un rattrapage, au lieu du seuil officiel de 8/20, on comprend que du côté des notes et des réussites au « prestigieux » BAC S, personne n’a vraiment de soucis à se faire. Les statistiques ne pourront qu’augmenter au gré des choix politiques qui seront imposés, ce qui finalement satisfait la majorité des citoyens.
Voilà encore le principe d’égalité qui détruit nos repères et empêche quiconque de comprendre où il est : l’élève bardé d’un diplôme scientifique dont on attend qu’il s’inscrive en fac de sciences ou de médecine pour poursuivre une formation désirée mais qui n’a pas pipé mot en maths depuis trois ans, et le parent qui estime que son fils a réussi un bel exploit en réussissant ce BAC réputé difficile malgré son niveau depuis le collège et des efforts bien sporadiques.
Si cela existe et perdure, c’est que tout le monde est gagnant à court terme : le candidat, la famille, et l’homme politique qui peut s’appuyer sur le principe républicain de l’égalité des chances et sur les bons résultats obtenus au BAC S pour tenir jusqu’aux prochaines élections où, s’il est élu, il n’aura qu’à initier de nouvelles réformes structurelles qui iront forcément dans « le bon sens ». Le hic, car il y en a un, c’est qu’il s’agit de gagnants à court terme, alors que notre société est censée durer et assurer le meilleur avenir possible à nos enfants. Les profits immédiats motivent et calment les esprits.
Parallèlement, on réduit les horaires des sciences. Le tableau suivant, tiré de mon livre (Mercier, 2012), compare les horaires hebdomadaires de mathématiques de la sixième à la terminale S entre 1992 et 2012 :
Ce qui m’a fait écrire :
« Durant ses études secondaires de la 6e à la terminale, un élève scientifique de 1992 bénéficiait au final de 5h de plus par semaine par rapport à son homologue de 2012. En comptant 36 semaines de cours, cela signifie qu’il bénéficiait de 36 x 5 = 180h de plus que son homologue de 2012.
En vingt ans, tout se passe comme si on avait supprimé une année entière d’enseignement des mathématiques (soit cinq heures par semaine) prise sur les sept années du secondaire.
Comment peut-on espérer mieux comprendre ce que l’on fait en mathématiques en supprimant une année entière d’enseignement ? Comment imagine-t-on que l’on va motiver des élèves à choisir la voie scientifique en leur demandant de travailler seuls sans accompagnement pour combler les lacunes qu’ils accumuleront inévitablement avec un horaire d’enseignement aussi ridicule ? Avec de tels choix, de nouvelles vocations pour les sciences ne sont pas prêtes à se manifester. » (Mercier, 2012 p. 238)
En supprimant pour tous une année de formation en mathématiques dans l’ensemble du cursus de la sixième à la terminale, en enlevant tant de substance au programme de mathématiques du lycée, en répétant en seconde ce que l’on a dit en troisième, pour dégouter ceux qui ont déjà assimilé ce cours, et en transformant les mathématiques en science expérimentale sans donner de définitions précises mais en s’appuyant sur des expériences louches sur ordinateurs, on formate, on aligne, on fait attendre. Bref, on transforme l’élève moyen en borgne : quel être doué de raison pourrait cautionner un tel objectif ?
Je préfèrerais sauver tout le monde, et ne faire perdre de temps à personne. J’imagine qu’un système parfait n’existe pas, mais il y a des limites à ne pas franchir, sous peine d’être rapidement ramenés à la réalité par dame nature.
Plus effrayant encore, c’est qu’avec un horaire réduit et un programme allégé on doive quand même passer du temps en activités chronophages : l’algorithmique et l’utilisation de l’ordinateur à tout propos. J’imagine alors le scénario dessiné dans la figure ci-dessous.
Quand on me rétorque que l’on croit à l’éducabilité de tous, et que l’on n’a pas l’impression que ce soit mon cas, je réponds que je pense pourtant que tout le monde peut faire des progrès dans n’importe quel domaine, que tout le monde peut trouver à s’épanouir, mais que je ne crois pas que tout le monde progresse de la même façon ni soit intéressé par les mêmes domaines. Cela explique pourquoi il faut avancer progressivement, suffisamment lentement pour permettre au plus grand nombre d’atteindre certains résultats et de choisir, ce qui est normal, et encore plus normal quand il s’agit d’enfants de moins de 16 ans, mais on ne doit pas ensuite passer trois années supplémentaires à attendre des vocations comme on attend des miracles, car ceux-ci ont peu de chance de se produire.
Les collègues de l’université le diront tous : le niveau n’est pas en train de s’améliorer malgré toutes les réformes entreprises (je le dis gentiment). Et pour moi ce n’est pas la faute des étudiants ! Et cela ne va pas s’arranger dans les années à venir où l’on ne parle que d’obliger à augmenter les taux de réussite aux trois années de licence, mécaniquement, sans lien avec le réel, rien qu’en donnant des notes « correctes » au bon moment et en diluant les savoirs.
La première année de faculté commence en perdant six mois pour parler de méthodologie et chercher où l’on s’orientera ! Six mois, c’est lourd dans une formation de trois ans. Puis ensuite il y aura la mise à niveau à partir de programmes secondaires déficients, des stages en entreprises qui enlèveront encore un mois en troisième année de licence (suivant l’organisation de chaque université), et le saucissonnage des matières en petits éléments de connaissances (EC), ce qui ne va pas sans poser des problèmes dont on ne parle jamais puisque ce saucissonnage est imposé et présenté comme une marque inéluctable de modernité. Voilà pourquoi je vois arriver des étudiants en master qui n’ont pratiquement jamais fait d’arithmétique (peut-être 24 ou 48 heures en trois ans pour certains, mais pas ceux qui ont choisi des EC différentes). Ce n’est pas leur faute.
On me reproche d’écrire que l’on « choisit avec entrain d’utiliser pour tous des méthodes et des progressions construites pour des élèves en difficulté ». C’est pourtant la sensation que j’ai quand je lis les programmes de lycée et ouvre un manuel récent. Comment pourrais-je dire cela autrement sans être hypocrite ?
On ne donne plus de cours magistral depuis belle lurette parce que « c’est mal », on évite de donner des définitions indispensables à la bonne compréhension des objets avec lesquels on doit travailler parce que l’on estime que personne ne les comprendra, et l’on évite tout raisonnement qui dépasse trois lignes. On propose des activités de découverte pour aborder n’importe quelle notion, on torture souvent ces activités pour justifier l’emploi d’une machine en imaginant naïvement qu’un tableur, Algobox ou une calculatrice auront facilement la saveur d’un argument d’autorité « pour celui qui raisonne moins », et l’on fait perdre un temps incroyable à tous les élèves pour qu’ils rédigent un mémoire (TER, TPE et consorts) en cherchant des banalités sur internet (je suis excessif en disant cela : les travaux de ce style sont intéressants et formateurs, mais seulement quand on du temps à revendre et que cela ne supprime pas des acquisitions fondamentales qui, elles, sont indispensables pour ne pas rester toujours au même niveau au raz des pâquerettes).
Que fait-on ainsi si ce n’est choisir des méthodes censées fonctionner avec des élèves en difficulté, et les appliquer à tous en faisant comme s’il s’agissait d’une panacée ?
Le pire, c’est que l’on pense que cela va attirer des étudiants vers les facultés de sciences. Je n’y crois pas. L’algorithmique va faire peur, les statistiques et le tableur inciteront les élèves à travailler dans la finance, ce qui peut tout de même rapporter « plus gros » que tous ces savoirs « inutiles » que l’on utilise quand on est professeur, ingénieur ou chercheur, et l’utilisation irraisonnée de la calculatrice va effrayer et rebuter les quelques élèves capables d’abstraction qui ne verront dans les maths qu’un tissu de drôleries qui se vérifient « à la calculatrice ».
Je me limite bien sûr aux mathématiques du lycée parce que je me contente de parler de ce que je pense connaître le mieux, mais nos collègues de sciences physiques et de SVT devraient prendre la parole : on ne les entend pas assez, et pourtant j’en entends des drôles...
J’ai par contre appris que la méthode globale de lecture s’adressait au départ à des « enfants de familles riches, en adaptant son rythme à chaque enfant, et en ne travaillant qu'avec un enfant à la fois ». J’ai aussi appris qu’Ovide Decroly l’appliquait au début du XXe siècle dans le cadre de l’éducation nouvelle, ayant travaillé lui-même à « l’Institut des aliénés mentaux », pour ensuite créer des « fermes-écoles » et devenir inspecteur au « ministère de la Justice pour les enfants délinquants » (Wiki).
Je trouve que c’est bien d’arriver à aider ainsi son prochain. Mais de là à en faire un crédo pour tous, et apprendre à tous à lire comme on le fait en Chine en reconnaissant des milliers d’idéogrammes, c’est-à-dire en associant des dessins à des idées, il y a un pas que je ne franchis décidément pas.
La méthode globale a évidemment été adaptée, puis semblant ne pas fonctionner encore, a été adaptée à nouveau, puis encore et encore… Je ne sais pas si cela a servi à quelque chose pour la grande majorité des élèves actuels vu leurs résultats en lecture. Mais je suis mal placé pour parler de ce sujet, et ne peux que recommander l’excellent livre de Marc Le Bris : Et vos enfants ne sauront pas lire, ni compter (Bris, 2004), ou une certaine page web de Michel Delors qui fait le point sur la question (Delord, 2012).
On peut aussi citer :
« Le dernier classement international PIRLS vient de tomber. Les résultats des élèves français en lecture sont catastrophiques. Notre pays recule encore, passant de la 27e à la 29e place. Pendant ce temps nos voisins anglais remontent dans le classement, ils gagnent huit places et sont maintenant 11e.
« C’est normal, depuis 2006, les écoles anglaises préfèrent utiliser des méthodes syllabiques en lecture et en écriture. Et elles sont en train d’engranger les bénéfices de ce choix. En France, on ne regarde pas l’efficacité des méthodes, on en reste aux querelles ! Le pragmatisme anglais est en train de sauver des centaines de milliers d’enfants qui, jusque-là, étaient condamnés à sortir du système sans savoir ni lire ni écrire correctement » souligne Olivia Millioz, porte-parole de SOS Éducation. « Qu’est-ce qu’on attend pour changer nos méthodes ? ».
La dernière étude menée en Angleterre comparant les méthodes d’apprentissage en lecture et en écriture a été menée sur plus de 300 élèves pendant 7 ans. Elle a conclu que les élèves bénéficiant de méthodes syllabiques ont une large avance sur les élèves apprenant avec des méthodes mixtes.
Les élèves qui tirent le plus grand bénéfice de ce changement de méthodes sont les élèves issus des populations les plus fragiles. » (BSE, 2012), (Millioz, 2012).
On me dit : « Croyez-moi, tout est bien calibré pour que les méthodes et les progressions soient faites pour les meilleurs élèves, en faisant attendre les autres… non pardon, en les faisant échouer, en les décrochant et en ne leur offrant pas le bagage commun nécessaire. Nos résultats aux enquêtes internationales sont frappants : une élite très performante et un gros groupe d’élèves décrochés. Et devinez quoi ? C’est la reproduction sociale qui prévaut. »
Je n’y crois pas ! Les méthodes ne sont pas calibrées pour les meilleurs élèves, et l’enquête PIRLS 2011 sur la lecture en CM1 menée en 2011 (PIRLS, 2012), montre que des élèves jusque-là soi-disant « protégés » voient leurs résultats décroître. Ainsi : « Les résultats français se dégradent. Entre 2001 et 2011 notre score est passé de 525 à 520. Le pourcentage d'élèves les plus avancés a régressé passant de 7 à 5%. » (Jarraud, 2012)
Quant à la « reproduction sociale », on l’invoque chaque fois pour détruire un petit peu plus le système. Pour lutter pour la mixité sociale et contre la méchante et effroyable abstraction mathématique imposée aux élèves du lycée de la section scientifique-généraliste (comme par exemple la notation n !, dite « factorielle n », qui représente le produit n x (n-1) x…x 2 x1 des n premiers nombres entiers naturels, une abstraction considérée comme étant hors de portée de tout jeune homme de 18 ans, et donc interdite), ira-t-on jusqu’à agiter le drôle d’article paru dans le Figaro-étudiant où l’on cite une étude de l’université de Chicago qui prouverait que les exercices de maths provoquent des migraines (Maad, 2012) ? En invoquant le principe de précaution sanitaire, je propose d’aller plus loin, sans rire, et de ne laisser que quelques heures de mathématiques au collège pour savoir compter (en utilisant une calculatrice), et de supprimer cette discipline sectaire du lycée pour permettre à tous d’être enfin au même niveau ! Allons-y carrément, et il n’y aura plus de problème d’égalité devant le savoir. Ceux qui, par hasard ou atavisme, seront encore intéressés par les sciences devront attendre la fin du premier semestre de la première année de faculté, donc après les six mois de méthodologie et de réflexion renouvelée sur le choix du parcours, pour débuter enfin. En attendant un peu plus, on pourra même demander de choisir sa maison de retraite en même temps que les études que l’on veut mener.
On me dit : « D’autant que vous parlez du lycée… Sachez que dans mon établissement, moins de 30 % des élèves accèdent au lycée général et moins de 3 % dans la prestigieuse filière S. C’est le lot des collèges dit « difficiles ». Les élèves dont vous parlez (…) ont déjà largement été filtrés par la grande machine à sélectionner qu’est l’éducation nationale française. »
On a raison : le filtre a déjà joué, mais doit-on absolument placer TOUS les élèves de collège en lycée ? Est-il raisonnable de croire que tout le monde peut faire la même chose au même moment ? Peut-on imaginer un instant vouloir que 100 % d’une classe d’âge accède à la connaissance de la Théorie de Galois à BAC+5 sous prétexte que c’est prestigieux et formateur ? Qui plus est, je ne savais pas que travailler les mathématiques était si prestigieux et désirable compte tenu de la baisse des vocations en sciences que l’on observe année après année.
Le problème étant de savoir qui fera quoi, à quel moment, et dans quel but, on n’est pas sorti de l’auberge. La question est difficile, mais pourquoi irait-on pénaliser ceux qui n’ont pas de problèmes et savent à peu près ce qu’ils veulent faire dans la vie ?
J’ai eu le malheur d’écrire un jour qu’il y aura toujours des élèves en difficulté, et qu’il convient de leur proposer des voies adaptées dans lesquelles ils pourront progresser et s’épanouir, et l’on m’a répondu en assénant des clichés : « Le retour des vieilles lunes… ou comment se donner bonne conscience en invoquant l’épanouissement d’élèves dans des filières différentes, des voies adaptées… Blablabla ! C’est du tri, de la sélection, de la ségrégation sociale organisée. »
Voilà donc qu’effectuer un tri nous renvoie forcément à l’époque de Drancy… Et d’en déduire que l’on doit s’interdire de choisir entre ceux qui peuvent suivre un enseignement et ceux qui ne le peuvent pas. La sélection effraie moins en sport.
En s’interdisant d’effectuer un tri à quelque niveau que ce soit (donc en attendant le découragement et le désintérêt de la part de l’apprenant, ce qui n’est pas beau), on interdit à beaucoup d’apprendre et de devenir « bons dans un domaine », sans parler de ceux qui pourraient devenir « très bons » et faire avancer l’humanité. On les raye d’un trait de crayon, plus d’avenir, plus d’espoir : ils devront aller dans le privé ou attendre dix ans pour commencer leurs études, et continuer longtemps leurs études avant de se trouver sur le marché du travail, s’ils en ont les moyens et encore l’envie.
Supprimer les notes et accepter tout le monde dans n’importe quelle filière est un non-sens, mais c’est vers quoi on semble se diriger. C’est idéologique : c’est « mal » de faire le tri. En lisant des réponses comme celles qu’on m’a faites, je comprends mieux pourquoi l’éducation a évolué dans ce sens : une majorité de personnes œuvre pour qu’il en soit ainsi.
On m’a aussi dit que parler comme je le fais, c’est « (se) dédouaner d’une vraie réflexion sur la pédagogie. Pourquoi l’école perd ces élèves fragiles ? Parce que tout est calibré pour les bons. Parce que le cours « magistral » ou « descendant », uniforme, s’adresse aux meilleurs. Jamais, ou si peu, les questions de différenciation, de diversification ou de coopération ne sont posées. »
En fait le cours magistral n’existe plus depuis belle lurette, l’enseignement est maintenant assez bien déstructuré, spiralé à souhait, et l’on fait des efforts conséquents pour le différencier en proposant des aides personnalisées à tout crin dont on peut prédire qu’elles seront de plus en plus nécessaires compte tenu des difficultés de compréhension que l’on crée artificiellement. Les inventions pédagogiques sympathiques sur le papier (mais désastreuses dans les faits) vont bon train pour sauver « tous les élèves », comme les célèbres « Accompagnements personnalisés » de la réforme du lycée 2010 dont j’ai expliqué l’efficacité dans mon livre (Mercier, 2012 p. 139).
Je suis d’accord avec ceux qui me disent : « Il faut aussi penser que l’école est là pour former les futurs citoyens et non uniquement faire ingurgiter des masses de savoirs savants qui servent à la poursuite d’étude et surtout à la sélection ». Le savoir savant, c’est une façon pompeuse de parler du savoir, une façon de le réserver aux « savants » peut-être. Mais c’est vrai : on ne va pas au collège seulement pour apprendre, mais pour savoir se comporter et devenir un citoyen responsable. C’est l’un des objectifs de l’enseignement à l’école, au collège, au lycée, et après.
Par contre je ne crois pas que la réussite consiste à « décrocher une place aux concours des grandes écoles ». Il y a tant de façon de réussir une vie ! On peut être berger, libre dans sa tête et réussir sa vie. On peut se faire moine dans un grotte et la réussir beaucoup plus que ce que l’on peut imaginer a priori. Ce que je demande seulement, c’est que l’on arrête de s’acharner sur les savoirs scientifiques enseignés car je pense qu’on aura encore besoin de scientifiques dans notre pays dans les années à venir. C’est tout.
On m’a enfin dit que j’étais un contre-exemple vivant qui prouve que l’IUFM (donc les futurs ESPE puisqu’on réforme encore une fois la formation des enseignants – il devient interdit de parler de maîtres - après la réforme globale d’il y a à peine trois ans : réformite aigüe, subite, imparable, dont on ne se soigne pas !) ne délivre pas une pensée unique.
Suis-je le contre-exemple qui confirme la règle ? J’ai été recruté comme enseignant-chercheur de mathématiques et mon rôle est d’aider mes étudiants de mathématiques à acquérir et approfondir des savoirs disciplinaires en lien avec leur future profession, qui garantiront aussi leur niveau master. Il nous faut des enseignants qui raisonnent juste, qui s’expriment bien, qui sont attentifs à leurs élèves, qui sont capables de rédiger, qui connaissent leur matière suffisamment bien pour pouvoir adapter leur discours au niveau des élèves qui leur seront confiés sans le dénaturer. On veut des spécialistes des mathématiques pour garantir un bon enseignement dans tous les collèges et tous les lycées. C’est beau !
Je ne pense pas être le seul.
_______________________________
INFORMATION : cet article est une réponse au commentaire posté par <gcarondk> à la suite de l'article Délires de didacticiens : les nouveaux programmes du lycée à l’épreuve des faits publié sur Agoravox.
_______________________________
BIBLIOGRAPHIE :
77 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON