La « propriété » sans propriétaires ?
Qu’est-ce, au fond, que la « propriété » ? Un « droit naturel » assuré de sa pérennité dans son absolu, une « fiction bourgeoise » aussi fétichisée qu’illusoire ou une « zone à défendre », temporaire et révocable à souhait ? S’il n’en existe aucune définition universelle, le concept normatif de propriété, faussement familier, se laisse interpeller jusqu’au bout de son évanescence... Ainsi, pour l’avocat Christophe Clerc et le cinéaste Gérard Mordillat, « une chose est sûre : si la propriété a des propriétés, une grammaire, elle n’a pas de propriétaire »... Pourrait-elle devenir « écologique et sociale » ?
La Terre peut-elle être considérée comme un « espace abstrait », un « foncier » susceptible d’appropriation – et non un lieu où se déploierait la vie ?
La « propriété » était-elle seulement concevable pour les chasseurs-cueilleurs ou les peuples nomades d’avant notre ère, allant d’un territoire de chasse à l’autre sans pouvoir s’encombrer du moindre fardeau qui ralentirait leur course à la subsistance ?
Alors, qui, depuis, serait fondé de s’arroger un « droit exclusif » d’appropriation et d’accumulation, aux dépens de ses congénères, jusqu’à en faire une « institution » verrouillant les « inégalités » entre mortels ?
En un magistral panorama historique, Christophe Clerc et Gérard Mordillat rappellent que « toutes les formes de propriété sont présentes dès l’origine – propriétés princière, religieuse, collective et individuelle ». Cette origine présumée de l’insaisissable concept de propriété peut remonter à environ quatre millénaires avant notre ère, ainsi que l’attestent les écritures conservées sur les tablettes d’argile de Mésopotamie.
La propriété, une fiction juridique ?
Actuellement, la « propriété » semble une illusion de moins en moins habitable, fissurée par les coups de boutoir d’une fiscalité spoliatrice au nom de « la Dette » perpétuelle et ébranlée par les diktats d’une « écologie » ( ?) hors sol imposant normes et travaux insoutenables, au nom d’une « urgence climatique » qui n’échauffe que les spéculations les plus folles sur de chimériques gisements de « profits » toujours à extraire ou à inventer – probablement dans des univers parallèles...
Ces spéculations climatistes, avec leur cortège d’emplois fictifs ou les réquisitions à venir vont-elles « annuler » jusqu’au souvenir même d’un concept universel et éternel de « propriété » que l’on croyait inviscéré à la nature humaine - et sacralisé par nos institutions ?
La pleine propriété « exclusivement privée » voire la maîtrise de notre intégrité physique, compte tenu du peu de temps où elle nous est allouée, ne serait-elle pas tout aussi chimérique que celle d’un « patrimoine immobilier » à entretenir voire accroître ?
Les humains n’existent pas les uns sans les autres : ils ne doivent leur pleine existence qu’à une interdépendance bien comprise, proprement organique, des uns avec les autres, tout comme notre corps ne se construit dès la naissance que par l’interaction avec un milieu, un langage, une culture. Ce que nous croyons « posséder » ou être « à nous », de la lampe de poche ou la literie à la demeure que nous habitons, est l’aboutissement d’un processus productif complexe impliquant différentes compétences, corps de métiers et talents, de l’architecte au maçon et du notaire aux « forces de l’ordre » supposées garantir notre « droit de propriété »...
Et s’il n’y avait, comme l’écrivent certains « penseurs », non pas des propriétés « exclusivement privées » dont le droit de jouissance n’est, de toute façon, que transitoire et révocable, mais des « biens communs » que l’humanité aurait en partage ? S'il y avait plutôt une "économie des communs" à inventer ?
En 1839, le jeune autodidacte Edouard Laboulay (1811-1883), alors fondeur de caractères sous Louis-Philippe avant de devenir éminent juriste sous le Second Empire et la IIIe République, écrit dans son Histoire du droit de propriété foncière en Occident : « La détention du sol est un fait que la force seule fait respecter, jusqu’à ce que la société prenne en main et consacre la cause du détenteur : alors, sous l’empire de cette garantie sociale, le fait devient un droit : ce droit, c’est la propriété. Le droit de propriété est une création sociale ; les lois ne protègent pas seulement la propriété, ce sont elles qui la font naître, qui la déterminent, qui lui donnent le rang et l’étendue qu’elle occupe dans les droits du citoyen. » En bon lecteur de Rousseau, il décrit le processus de prise de possession se muant en droit de propriété.
Pour Christophe Clerc et Gérard Mordillat, « la propriété résulte d’abord de la guerre », au fil des conflits entre cités antiques et des confiscations des terres des vaincus. Le code de Hammurabi consacre le contrat comme le « mode normal d’acquisition de la propriété » - et contient « par ailleurs l’ébauche d’un véritable droit des sociétés ».
En Grèce antique, Platon, « conscient de ce que la fortune des riches doit à la lâcheté des pauvres », imagine dans La République (vers 375 avant notre ère) puis dans Les Lois, une cité idéale, baptisée Kallipolis (« la belle cité ») et régie par une forme de « communisme » - le partage communautaire s’étendant aux femmes : « les femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous : aucune d’elles n’habitera en particulier avec aucun d’eux »... S’il peut être tenu pour « le premier philosophe communiste de l’histoire », les deux auteurs tempèrent : « En réalité, son système réserve la propriété collective à une petite élite sélectionnée sur ses mérites, dont les membres ont plus de 50 ans, celle des « gardiens » de la cité qui sont aussi des « rois-philosophes »... Considérant que « ceux qui possèdent d’énormes richesses ne sont pas gens de bien » et que « l’argent ensauvage l’âme », il n’autorise l’écart des richesses que « dans la limite d’un rapport de 1 à 5, personne ne pouvant détenir plus de cinq fois la valeur du lot de terre – le surplus, quelle que soit son origine, devant être versé à la cité ».
Christophe Clerc et Gérard Mordillat invitent à comprendre la « portée quasiment révolutionnaire » de cette mesure prônée dans une utopie antique...
La propriété sacralisée
La richesse de la Rome antique s’est constituée « à partir de la propriété de la terre prise aux peuples conquis et de la propriété des hommes que la défaite a réduits en esclavage ». Après l’effondrement de l’Empire romain et l’affontement entre puissance temporelle et puissance spirituelle pour le contrôle des terres, l’Angleterre post-médiévale s’acharne à faire disparaître le droit d’usage sur les communs – c’est le tragique épisode des enclosures (les clôtures) décrit par Thomas More dans son Utopie et analysé par Karl Polanyi (1886-1964) comme la « révolution des riches contre les pauvres ».
La Révolution française consacre la propriété comme « inviolable et sacrée », lui conférant valeur constitutionnelle : « Faire de la propriété un « droit naturel », c’est d’abord tenter de la placer hors du champ d’appréhension des législateurs futurs. Un droit naturel, a fiortiori s’il est qualifié d’ « imprescriptible », ne peut être aboli. Alors que, depuis la plus Haute Antiquité, la contestation de la propriété structure le champ politique, on tente de faire taire toute tentative de révolte future. »
Si les députés de la Constituante ont sacralisé la propriété, ils ont « procédé à la plus grande expropriation de l’histoire de France » en détruisant la « propriété statutaire » d’Ancien Régime pour la remplacer par la « propriété marchande » - un « hold-up » en contradiction flagrante avec « l’idéal affiché – celui d’une propriété inviolable et sacrée »... Ainsi, une nouvelle oligarchie patrimoniale supplante l’oligarchie aristocratique. « Conçue pour les besoins d’une économie capitaliste libérale », la propriété marchande prend son essor avec la révolution industrielle et « se focalise sur deux principes : le droit d’exclure les tiers et la possibilité de librement transférer la chose ».
La grande peur occassionnée aux « classes possédantes » par la révolution de 1848 déclenche, à l’encontre des « classes laborieuses », la construction doctrinaire d’une propriété « absolue » comprise comme « prééminente » et d’un propriétaire « souverain », sur le fondement de l’économie libérale naissante.
« Breveter le vivant »
Depuis, le concept de « propriété marchande » est aussi appliqué au corps humain, mis en concurrence planétaire avec des milliards d’autres pour la vente d’organes à prix dérisoire.
La « propriété intellectuelle » ne s’applique pas qu’aux artistes, auteurs et créateurs : elle s’étend aussi à la propriété industrielle - et touche à la vie elle-même. De la possession du bétail ou des récoltes, la technique propriétaire du brevet s’applique aux semences et au vivant, à partir du développement des organismes génétiquement modifiés (OGM). Le vivant peut-il seulement être « brevetable » et « marchandisable » ? Un individu ou une société peuvent-ils seulement prétendre à la détention d’un « droit de propriété » sur la nature, sur un organisme vivant voire créer des « chimères », c’est-à-dire des « êtres composites faisant la synthèse de différentes espèces » ?
Pourtant, les sociétés biotechnologiques pullulent et prospèrent, « financées par des fonds et par la cotation en Bourse ». La propriété marchande supplante la propriété traditionnelle des agriculteurs comme la propriété commune - et s’étend aux données informatiques en une hallucinante « ruée vers l’or » terminale. Désormais « prisonnière volontaire de l’informatique » ( ?), l’espèce présumée humaine et pensante est-elle capable encore de « lutter pour obtenir un véritable contrôle démocratique sur l’accès et l’utilisation de ces données » ?
Est-elle seulement capable encore d’assurer sa survie en instituant « l’inappropriable » par le « principe du commun » ? La « propriété écologique et sociale » peut-elle s’instituer en alternative à la propriété marchande, à l’origine de la dévastation écologique en cours ?
Pour les auteurs, « le capitalisme préférera toujours être le plus riche du cimetière que de récuser la propriété marchande sur laquelle tout son édifice repose ». Pourquoi ne serait-il pas envisageable, pour l’espèce présumée prévoyante, de se préserver de son extinction ? Juriquement, semble-t-il, « le droit de propriété ne peut s’entendre que d’un rapport de droit entre les personnes à propos d’une chose ». Une technique de fiction juridique fera-t-elle encore recette sur un champ de ruines ou une planète en feu ?
La « nouvelle grammaire » proposée par Christophe Clerc et Gérard Mordillat interroge tous les modes de propriété « sur l’échelle de la démocratie » – à commencer par la propriété oligarchique s’estimant « universelle, intemporelle et naturelle », ce qui justifierait « partout et toujours, un ordre social dont la propriété serait le principe d’organisation légitime ».
Ils ménagent quelques issues de secours entre « propriété d’existence », « propriété de jouissance » et « propriété de résistance », recensant des travaux d’Hercule nécessaires à cet effet. Après tout, on peut être propriétaire sans être un « propriétariste », rentier intégriste d’une « propriété privée exclusive, absolue, intangible et sans limite dans son droit à l’accumulation ». Car le « rapport d’appropriation se décline en une multiplicité de situations et d’institutions juridiques qui forment autant de briques élémentaires dont la combinatoire offre le spectacle de perspectives sans cesse renouvelées »...
La propriété n’est pas une fiction, puisqu’elle est constitutive d’une identité humaine dont chaque expression individualisée a besoin pour sa sécurité comme elle a besoin d’un abri sanctuarisé pour sa transmutation en véritable sujet de droit. La nature de la propriété est coopérative, interactive et symbiotique, aux antipodes de l’accaparement et de l’accumulation. Celles-ci constituent autant une dilapidation du « bien commun » qu’une extorsion, fondée sur un rapport de force, privant des multitudes d’humains du plus élémentaire des besoins : s’abriter...
La concentration de la propriété marchande consomme l’expropriation de l'humain de son habitat et du vivant de sa biosphère. L’exclusivité bourgeoise de cette « propriété » dévoyée risque de ne plus avoir cours, puisque plus rien ne semble en mesure d’en garantir la narration lors d’ « événements » imprévisibles à venir en retour du refoulé, lorsque les forces vives d’une nation (voire d’une planète affranchie de la « globalisation ») ne pourront plus demeurer au service de son accumulation...
L’inhabitable, c’est-à-dire le semblant marchand de la propriété, pourrait bien cèder la place à un nouvel « ordre propriétaire » advenu par le retour du réel - faute de pouvoir annihiler tout ce qui aspire à demeurer et à s’habiter. Christophe Clerc et Gérard Mordillat, Propriété – Le sujet et sa chose, Seuil, 545 pages, 25 euros
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