Une morale laïque est-elle souhaitable ?
Le projet du Ministre Vincent Peillon d'un enseignement de morale laïque pour 2015 semble arriver à un bien mauvais moment : le pouvoir social-libéral paraît fort mal placé pour enseigner la morale. Les DSK et autres Cahuzac sont encombrants mais que dire de la faiblesse de caractère d'un président qui dit un jour que le règne de la finance est son ennemi et le lendemain qu'il ne fera rien contre ce règne, bien au contraire ? Aussitôt, c'est donc toute une série d'objections contre l'idée de cette morale laïque qui fleurissent (dont on peut trouver les principales ici, article et commentaires). Je voudrais répondre à ces objections, non par sympathie pour le Ministre, mais parce que le principe même d'un tel enseignement est digne d'intérêt à mes yeux, quelle que soit la couleur politique du gouvernement en place.
Qu'est-ce que la morale laïque ?
La morale dans son sens contemporain est l'ensemble des règles et valeurs qui définissent ce qui est bien pour chacun dans une société donnée. La question à laquelle la morale se propose de répondre est "qu'est-ce qui mérite d'être voulu en toutes circonstances ?" La morale se distingue donc des moeurs qui varient au gré des époques et des lieux, même si cela est souvent confondu. Les moeurs sont de simples règles de conduite que l'on suit par choix ou par habitude, sans se demander si elles sont vraiment bonnes. La morale est un ensemble de règles que tout un chacun devrait suivre quelles que soient les circonstances, parce qu'elles sont bonnes en elles-mêmes, immédiatement et non pour ce qu'elles nous apportent avec plus ou moins d'efficacité. On considère par exemple dans certains pays qu'il peut être bon de roter à table, mauvais dans d'autres : cela relève des moeurs ; en revanche, il n'est pas de pays où l'on enseigne ouvertement que laisser un semblable dans une difficulté grave alors qu'on a les moyens de lui venir en aide est une bonne chose ; partout on présente la compassion ou la générosité à l'égard du semblable comme quelque chose de meilleur que la froideur ou l'égoïsme, même s'il peut s'avérer que l'égoïsme soit plus avantageux par la suite. Toute la question, comme on le verra, est de définir qui est mon semblable.
Du point de vue de cette définition, le terme même de morale laïque, c'est-à-dire non-religieuse, est une redondance, un pléonasme : la morale définit ce qui est bon pour tous ou n'est pas. Une morale religieuse est une contradiction dans les termes : si une morale est propre à une religion donnée, ce n'est pas de morale qu'il s'agit, mais de moeurs à attachées à des croyances souvent intéressées : on accepte de ne pas voler la communauté ou de prendre un risque en sauvant la vie d'autrui parce qu'on espère une récompense dans l'au-delà... A ce propos, Kant remarquait dans son Traité de pédagogie "Il ne suffit pas de dresser les enfants ; il importe surtout qu’ils apprennent à penser. Il faut avoir en vue les principes d’où dérivent toutes les actions. (...) on enseigne aux enfants ce que l’on regarde comme essentiel, et l’on abandonne au prédicateur la moralisation. Cependant combien n’est-il pas important d’apprendre aux enfants à haïr le vice, non pas pour cette seule raison que Dieu l’a défendu, mais parce qu’il est méprisable par lui-même !"
Mais quelles que soient les religions ou non-religions en vigueur, il n'est nulle part où l'on affirme ouvertement que considérer ses concitoyens comme de purs étrangers est une bonne chose. Ainsi, dans sa morale anarchiste, un athée convaincu comme Kropotkine pouvait reprendre sans difficulté à son compte la règle d'or chrétienne "fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fasse dans les mêmes circonstances" (dont dérivent tous les devoirs envers les autres comme "il ne faut pas tuer, voler, calomnier etc."). Un tel précepte en effet n'est pas propre au christianisme, on le retrouve aussi dans le bouddhisme, l'islam, le confuciannisme etc. et il est donc apparu avant la religion ou indépendamment d'elle : il relève de la seule réflexion et il a pu être récupéré ça et là par la religion afin de faire passer le sentiment commun pour un commandement divin.
On m'opposera ici les USA, pays de l'égoïsme et de la cupidité érigée en vertu cardinale. Mais dans les contes moraux contemporains que sont les comédies hollywoodiennes, ce sont toujours les cupides et les avares qui sont déconsidérés d'une façon ou d'une autre. Et même les brigands et les bourgeois pensent qu'il faut s'entraider et désapprouvent ceux qui ne le font pas. Toute la question est de savoir qui est mon semblable, mais s'il n'y a pas de cours pour l'apprendre, comment le saura-t-on ?
De l'origine de la morale à la morale minimale
Dans son Essai sur l'origine des langues, Rousseau avait aussi donné une hypothèse fort plausible de l'origine de la morale : tout être vivant s'aime naturellement lui-même et recherche donc son propre bien mais "celui qui n'imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain", c'est donc l'augmentation des connaissances, consécutive à la désédentarisation des premières populations, qui a permis d'imaginer ce qu'il y a de commun entre moi et l'autre homme, de se représenter comme semblable celui-là même que je ne connais pas familièrement. Les premiers hommes, dit Rousseau, "avaient l'idée d'un père, d'un fils, d'un frère, et non pas d'un homme. Leur cabane contenait tous leurs semblables. Un étranger, une bête, un monstre étaient pour eux la même chose".
Une morale laïque est donc un ensemble minimal de règles qui découlent de l'amour de soi, de la rencontre d'autres hommes et d'un développement minimal de la logique (un enfant de 7 ans en est capable, à condition parfois qu'on lui y fasse faire attention) : est donc bon tout ce qui me permet de renforcer mon être, physique autant que mental et affectif, avec certitude. L'étude est ainsi un devoir envers soi-même : elle est ce qui permet de savoir faire le tri entre les croyances superstitieuses absurdes, propres à m'amener à dépenser mon énergie vitale en pure perte, et les connaissances plus objectives qui me permettent d'assurer une bonne conservation de moi-même. Mais elle est aussi, ce qui permet de sortir de la barbarie primitive dont parle Rousseau, selon laquelle le semblable se réduit à mon frère biologique. Les premiers mouvements de la morale sont venus comme dit Rousseau de la comparaison entre les idées tirées de l'expérience.
Ainsi la morale laïque dit essentiellement "1) Cherche tout ce qui te permettra de te renforcer efficacement ; 2) Pour te conserver et te renforcer efficacement, augmente autant que possible tes connaissances et ta réflexion ; 3) Tu ne peux pas intelligemment te renforcer si tu veux une chose et son contraire, tu ne feras que t'autodétruire en tant que sujet intelligent ; 4) Vouloir pour tes semblables ce que tu ne voudrais pas pour toi-même consiste à vouloir une chose et son contraire ; 5) La liberté consiste à jouir des moyens matériels et intellectuels de se renforcer, de trouver plus de joie de vivre - vivre en bonne entente avec les autres y contribue grandement, les règles qui permettent cette entente sont donc des outils de la liberté, non des obstacles ; 6) ton semblable, c'est tout être aspirant comme toi à la liberté et au bonheur les plus grands possibles, ce qui suppose le désir de vivre et la capacité de raisonner ; 7) Plutôt que d'asservir ton semblable, d'une façon ou d'une autre, ou d'accepter d'être asservi, tu dois donc chercher à coopérer avec lui à une liberté et un bonheur partagés, se renforçant mutuellement au lieu de s'affaiblir : faire du mal aux autres, c'est se faire du mal à soi-même et inversement. Le bien commun va donc de pair avec le bien propre.
Morale laïque et morale républicaine
Mais on nous fera remarquer que le ministre Vincent Peillon confond quant à lui la morale laïque avec la morale républicaine. Il dit en effet : "La morale laïque est un ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent, dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité. Cela doit être aussi une mise en pratique de ces valeurs et de ces règles." Est-ce qu'intégrer dans l'enseignement laïque les principes de liberté, d'égalité et de fraternité n'est pas une façon d'aller plus loin que ce que devrait se contenter d'affirmer une morale strictement laïque ? Mais comme on l'a vu précédemment, on peut penser un ensemble de règles de conduite sans référence religieuse particulière sans pour autant se départir des principes de liberté et de fraternité : qu'on soit croyant ou non, on désire vivre ses croyances ou son incroyance en toute liberté.
D'autre part, le croyant comme l'incroyant, et le croyant en Allah comme le croyant en Bouddha peuvent reconnaître, avec un minimum d'instruction, qu'ils sont issus d'une seule et même humanité, qui partout présente les mêmes caractéristiques biologiques certes, mais aussi la même aspiration à la liberté et au bonheur dès qu'elle en a les moyens matériels et intellectuels. Le principe de fraternité est donc essentiel à toute morale non spécifiquement religieuse : qu'on fasse découler l'humanité de Dieu ou de la nature, les hommes ont fondamentalement la même origine. Enfin, le principe d'égalité est évidemment contenu dans les éléments précédents : quelles que soient leurs différences, les hommes veulent également vivre et autant que possible bien vivre, libres et heureux. Toute forme de réduction d'autrui à un simple moyen au service de mes propres intérêts, sans donc tenir compte de ses intérêts à lui, est immorale. Sur ce point, on peut donc accorder au ministre ce qu'il dit "Ni antireligieuse (…) ni une morale d'État" la morale laïque, précise le ministre, est "une morale commune à tous."
Quant à moi, je trouve seulement plus clair d'opposer morale proprement dite et moeurs plutôt que "morale commune à tous" et "morale particulière, propre à un groupe donné d'hommes", mais ce ne sont pas les mots qui sont importants, ce sont les idées qu'ils recouvrent.
La morale est-elle une croyance ?
J'ai donc par ce qui précède répondu à l'opinion courante selon laquelle la morale ne serait qu'une affaire de croyance. C'est comme on l'a vu confondre les moeurs et la morale. Certes pour les Indiens natifs du Mexique, il est malséant de ne pas roter pendant la cérémonie religieuse, car il faut faire sortir du corps les mauvais esprits mais il faut y croire pour pouvoir y voir un bon moyen de se conserver et de se renforcer. Cela relève donc de leurs moeurs et non de la morale. De même il faut croire que le Christ est le Fils de Dieu pour pouvoir considérer la prise de l'ostie comme une façon de se rapprocher de la source de toute vie. En revanche, il n'y a aucune transcendance à convoquer pour comprendre l'intérêt qu'il y a à s'entendre avec son semblable plutôt qu'à s'entre-affaiblir pour pouvoir vivre plus intensément : le principe selon lequel l'union avec ce qui m'est semblable fait la force n'a rien de religieux, même si les religieux eux-mêmes ont intérêt à le respecter entre eux. Une croyance est un jugement dont on peut douter sans se contredire : "il est bon de roter pour évacuer les mauvais esprits et donc de prendre du coca-cola pour cela" est une croyance ; je peux penser que les rots ne contiennent pas les mauvais esprits sans que cela contredise quelque observation naturelle évidente ni aller contre mon identité profonde.
Un savoir est en revanche un jugement dont on ne peut douter sans se contredire : 3 et 4 font 7 est un savoir parce que dire que ces deux premiers nombres pourraient donner une somme différente revient à supposer que 3, qui signifie 2+1, pourrait vouloir dire 2 ou 5, ce qui est absurde. Dire que je peux douter du fait qu'il est bon de respecter la liberté de chacun revient à dire que j'accepterais sans difficulté d'être réduit en esclavage, ce qui est absurde puisque pour qu'il y ait un sens à parler d'acceptation, il ne faut pas qu'il y ait esclavage. Affirmer qu'une société juste doit tendre autant que possible à garantir une liberté égale pour tous de conduire son existence (ce qui exclut par exemple le meurtre ou l'esclavage puisqu'alors il n'y a plus égalité) n'est donc pas une croyance, c'est une simple question de logique et de connaissance de ce qu'il y a de naturel en l'homme.
Est-il alors souhaitable d'enseigner une telle morale laïque et/ou républicaine ?
Pour répondre à cela, je réponds aussi à l'objection, selon laquelle la vraie morale devrait être montrée par l'exemple et non ramenée à un catéchisme républicain contradictoire avec la pratique d'élites qui ne sont plus à la tête de la société, comme elles ont pu l'être en France au sortir de la guerre de 39-45 pendant quelques années, mais un corps qui s'en est séparé et qui ne l'utilise plus que comme moyen de satisfaire ses propres intérêts. A cela, je réponds donc que certes la morale laïque que j'ai résumée en 7 points est assez simple à définir et à comprendre, mais encore faut-il en énoncer les principes et pouvoir en discuter librement pour s'en faire une idée assez claire et distincte. Parce qu'une morale qui n'est enseignée et comprise que sous la forme d'une contrainte ne peut être intériorisée et donc être authentiquement morale, c'est au mieux de la prévoyance et de la prudence, voire de la couardise. Dans tous les domaines de la culture humaine, d'autre part, les progrès se sont caractérisés par la transformation de l'expérience aléatoire en connaissance organisée et claire. Il faut donc que la morale soit formalisée sous l'aspect de questions et de réponses précises pour qu'elle puisse être comprise, discutée et enfin appliquée librement.
La valeur de l'exemple en morale est certes essentielle, mais il n'y a pas d'exemplarité s'il n'y a pas un minimum d'explication de ce dont il s'agit de donner l'exemple, surtout quand les comportements sont divers. Si je m'efforce de ne jamais mentir, cela ne conduira pas nécessairement mon enfant à dire toujours la vérité s'il ne peut comprendre que le mensonge est mauvais. D'autre part, un enfant ou un jeune qui adoptent un comportement uniquement en suivant des exemples, agit par imitation ; si d'autres exemples se présentent, comme il arrive en général à l'adolescence, il changeront de façon d'agir. En fait, il n'auront jamais agi moralement mais uniquement par habitude.
L'intérêt d'un enseignement laïc de la morale est de définir et de comprendre par la discussion les règles permettant aux membres d'une population de se reconnaître comme autre chose qu'une menace permanente les uns pour les autres. Quand il n'y a plus de morale commune claire, faute d'instance pour l'enseigner, tout peut être accepté en droit, tout se vaut et il finit par devenir incongru de juger comme injuste le comportement du calomniateur, du cambrioleur, du vandale, du violeur ou du meurtrier. Il n'y a donc plus alors d'exemple clair de quoi que ce soit. Pour qu'il y ait des exemples, il faut qu'il y ait des règles ; pour qu'il y ait de la pratique, il faut de la théorie.
La politique peut-elle définir la morale ?
Quant à l'objection selon laquelle l'Etat ne peut définir les règles de la morale, j'y ai répondu en partie si par Etat on entend l'ensemble de la société en tant qu'elle est organisée par des lois qui permettent l'intérêt général, autrement dit encore la république et ceux qui sont chargés d'en transmettre les valeurs, en l'occurrence les chercheurs, les enseignants et les parents.
Mais si par Etat on entend plus spécialement le gouvernement, le pouvoir exécutif, alors là oui, il ne peut être question pour lui de définir quelles sont les règles de la morale. Seulement, ce n'est pas parce que l'exécutif prévoit un enseignement d'informatique qu'il va définir quelles sont les lois de l'informatique que les professeurs devront enseigner. En l'occurrence, le gouvernement ne peut que décider de l'existence ou non d'un enseignement et des moyens qu'il y accorde ; il ne peut décider de son contenu, pas plus que Napoléon ne peut commander aux grammairiens. Il y a aussi en France un principe de liberté pédagogique des enseignants : un ministre peut fixer un programme, qui est une sorte de coquille vide, c'est l'enseignant qui décide de quelle façon il remplit la coquille, étant donné le public qu'il a en face de lui et les connaissances qu'il maîtrise le mieux.
Cela signifie qu'une fois le programme décidé, il va y avoir des recherches, des publications qui permettront aux enseignants de préparer leurs cours sur des bases assez solides pour permettre une discussion réfléchie de principes moraux. Et on peut compter sur les enseignants français pour résister à ou détourner toute tentative d'enseigner la soumission à autre chose qu'aux règles du savoir et de la réflexion.
Enseigner l'hypocrisie ?
Il me reste donc à traiter une dernière objection : on s'inquiète de la légitimité d'un gouvernement et a fortiori de celui-ci à fixer une morale qui serait valable pour toute la société, et pas simplement pour le peuple qu'on maintient dans la soumission à l'ordre établi au nom de la morale. On se souviendra ici de la leçon de Topaze : un petit professeur naïf qui comprend que la morale qu'il enseignait honnêtement à ses élèves n'était qu'un moyen de maintenir le peuple dans l'ignorance des véritables origines de la richesse et de la puissance sociale.
A cela je répondrai avec La Rouchefoucauld que "l'hypocrisie est l'hommage que le vice rend à la vertu". Cela signifie d'abord qu'il y a bien un vice et bien une vertu. Et même si on peut taxer ce gouvernement d'hypocrisie en voulant un retour à l'enseignement primaire et secondaire de la morale, cela ne pourra qu'être bon pour le corps social français. Je préfère il est vrai l'hypocrisie à la barbarie. Si vous cotoyez des jeunes de 16-18 ans, quel que soit le milieu social, demandez leur ce qu'ils feraient s'ils voyaient un inconnu faire tomber sans s'en apercevoir un billet de 50 euros de sa poche. D'après mon expérience, s'ils peuvent répondre librement, plus des trois quart répondent qu'ils ramasseraient le billet sans se faire remarquer, persuadés que tout le monde ferait pareil à leur place. Voilà la petite barbarie ordinaire. Faites leur simplement remarquer qu'ils se mettent à la place de quelqu'un qui est dans la même position qu'eux, mais pas de celui qui perd le billet. Que voudraient-ils si la même chose leur arrivait : qu'on leur fasse rermarquer leur perte ou qu'on utilise leur inattention pour les dépouiller ? La réponse est évidente, mais la question ne l'est pas manifestement pour beaucoup de nos futurs concitoyens. Et sans la question, la réponse devient finalement très obsure. Voilà pourquoi il faut des cours de morale. Et quand bien même cela formerait une génération d'hyopocrites, ce serait un retour à la civilisation, qui n'est pas, comme disait Kant en son Traité de pédagogie, la moralisation, mais qui en est au moins la préparation.
La troisième et la quatrième république possédaient un enseignement de morale laïque. On a cru bon d'y renoncer sous prétexte qu'il s'agissait d'une morale hypocrite et de nature à désarmer le peuple contre ceux qui l'exploitent. Mais qu'y a gagné le pays et les gens qui y vivent ? La notion de ce qui est moral ou pas est devenue très confuse, voire obscure. On a pu affirmer sans vergogne et en toute impudence que l'évasion fiscale de pauvres riches comme Johnny Haliday ou Gérard Depardieu était tout à fait normale ; ou encore qu'un malade non français ne devait pas être soigné avec autant de moyens qu'un malade français même si de fait on en a les moyens... Aux temps de la morale laïque, il y avait certainement une partie de la société qui en exploitait une autre mais le pouvoir politique avait à gouverner une population qui avait une conscience morale due à ces fameuses leçons de morale : les apparences devaient donc être sauves, ce qui faisait qu'un certain degré de solidarité était maintenu. Ainsi De Gaulle pouvait trouver évident de payer lui-même ses factures d'électricité à l'Elysée. Ainsi on avait encore au début des années 70 un niveau d'imposition des plus riches qui aujourd'hui passe pour révolutionnaire et l'évasion fiscale était une honte.
Actuellement nombre d'élites politiques, économiques et culturelles, qui sont normalement à la tête de la République, en vue d'assurer le bien commun, comme fait en principe un cerveau sain dans un corps sain, sont devenues comme un cerveau d'ivrogne qui ne pense plus qu'à la stimulation par l'alcool de ses zones de récompense. Et l'argent est la drogue des élites désolidarisées du corps social. Est-ce donc cela qu'il faut retenir et conserver de la dénonciation du Topaze de Marcel Pagnol ? Devenir soi-même comme Topaze "un larron dans la foire au pognon qui se trame ici" ? Est-ce parce qu'on peut à juste titre dénoncer l'hypocrisie de la morale bourgeoise qui préconise toujours les sacrifices véritables pour les autres, qu'il faut jeter le bébé avec l'eau du bain et décréter qu'il n'y a pas de morale et donc pas lieu de l'enseigner ? N'est-ce pas justement au moins en partie parce qu'on a jeté aux orties la morale laïque héritée de la Troisième république que la cupidité, l'égoïsme et la xénophobie, le "chacun pour soi" à tous les niveaux ont pu finir par passer pour des vertus ?
Je citerai, pour répondre et conclure, encore Kropotkine : "nier le principe moral parce que l'Église et la Loi l’ont exploité, serait aussi peu raisonnable que de déclarer qu’on ne se lavera jamais, qu’on mangera du porc infesté de trichines et qu’on ne voudra pas de la possession communale du sol, parce que le Coran prescrit de se laver chaque jour, parce que l'hygiéniste Moïse défendait aux Hébreux de manger le porc, ou parce que le Chariat (le supplément du Coran) veut que toute terre restée inculte pendant trois ans retourne à la Communauté." Si on ne nie donc pas le principe moral selon lequel il faut faire aux autres ce qu'on voudrait qu'ils nous fassent et si l'on comprend qu'il est essentiel à la vie en collectivité, si l'on a conscience aussi que les capacités à se mettre à la place de l'autre comme à connaître ce qui est réellement bon pour soi ne sont pas innées, il faut un enseignement laïque de la morale.
121 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON