Libertés contre égalité
Liberté, égalité, fraternité. La France a le goût du défi et c’est tout à son honneur. Avoir la volonté de permettre à chacun de ses administrés de satisfaire aux mieux ses envies, d’exprimer tous ses talents avec pleine latitude et de mener sa vie comme bon lui semble est la voie de la sagesse. Œuvrer pour que tout individu d’une communauté donnée se voit et se sente l’égal de son prochain en moyens autant qu’en fins est, à coup sûr, un sacerdoce de tous les instants. Mais prétendre mener de front ces deux entreprises à leur comble, fût-ce par l’entremise arbitrale d’une tierce grâce pour se donner du courage – « allez, fraternité ! » –, ce n’est plus de l’amour, c’est de la rage. Bien sûr, on se verra objecter avec raison que ce brelan de vertus est un idéal, et qu’un idéal est le fanal d’une nation dans la nuit. Toutefois, pour que soient tempérées les ardeurs, il faut s’être réellement penché sur les tenants et aboutissants de l’égalité et de la liberté, ou plutôt des libertés, tout le monde n’en faisant pas le même usage. À bien y regarder, en effet, l’égalité parfaite est une chimère ; quant à la liberté totale, au mieux est-ce un caprice d’adolescence. Que penser dans ce cas de l’adjonction des deux ? La rencontre de deux vertus pleines et entières annule-t-elle la difficulté d’atteindre chacune séparément ? Ce serait pourtant merveilleux. Mais redevenons sérieux. Il pourra sembler indécent de taquiner la fameuse devise. Hors de tout excès, cependant, il faut n’y voir qu’un idéal, tant nous sommes loin du compte. Quand bien même il ne s’agirait que d’ajuster les parties entre elles, à ne pas considérer dans quelles proportions limiter chacune, nous nous condamnons à perdre sur tous les tableaux.

Nous avons vu que le libéralisme moderne vidait la communauté de toute légitimité primitive en conférant celle-ci exclusivement à l’individu. En d’autres termes, cette substitution d’entité doit être interprétée comme une négation pure et simple de l’homme en tant qu’animal politique, hors d’une conception proprement utilitariste des choses. La politique n’est plus la fin de tout homme pour ainsi dire inscrite dans ses gènes, c’est, au contraire, un moyen pour lui de parvenir à n’importe quelle fin, au gré de sa volonté. Se pose alors la question de savoir ce qui résulte de la mise en concurrence des volontés particulières. Étant donné qu’elles se valent toutes dans les débats, l’emportera celle qui parviendra à faire nombre, à fédérer dans l’optique d’une majorité, le sésame de tout système politique cardinal (i.e. fondé sur le seul pouvoir du nombre). Le passage de l’un au multiple, nous l’avons dit plus haut, favorisé par une propension naturelle au grégarisme, devient donc en premier lieu utilitariste : ainsi se forment des sous-communautés, éphémères et enchevêtrées, mues par le commun intérêt du moment. Afin que soient constituées ces communautés d’intérêt, chaque membre potentiel se doit de se tenir informé en permanence du nombre de celles et ceux qui partagent avec lui certaines vues, certains penchants. Dans les sociétés modernes de plusieurs millions d’habitants, on perçoit là le formidable pouvoir dont disposent les médias qui, comme nous en informe l’étymologie, tiennent le rôle d’intermédiaire entre sociétaires atomisés. Enfin, rappelons-nous de la dynamique intrinsèque du nombre qui le porte à devenir exponentiel du simple fait de son énonciation, gage non négligeable de confort et de sérénité. Dans un débat d’idées opposant huit individus à deux de leurs congénères, la tendance n’est pas d’appuyer ou de renforcer une conviction personnelle par les confrontations successives de chacun des deux à chacun des huit (ce qui devient d’ailleurs insurmontable dans un pays de plusieurs millions d’âmes) mais par celle, plus sommaire, du chiffre 2 au chiffre 8.
Munis de ces différents éléments, poursuivons à présent notre étude. Nous avons introduit au livre précédent la notion de dyade pour attester la complémentarité de deux principes solidaires. Ainsi en était-il du couple nature-culture (distinction certes réductrice que l’on affinera plus loin) et de l’impératif universel face aux exigences du particulier. Il est une troisième dyade relative aux rapports humains qui est la rencontre des principes de liberté et d’égalité. Est-ce à dire qu’il nous faudrait choisir entre les deux grands bienfaits à nous promis depuis deux siècles environ ? Non, mais il nous faut les concilier, les articuler entre eux pour que puisse s’opérer une certaine harmonie. Il y a un extrémisme égalitaire de même qu’il y a un extrémisme libertaire. Ces deux outrances nous portent à tailler dans leur matière brute pour enter l’une sur l’autre. L’enture ainsi obtenue est ce que nous appellerons le principe d’équité. Qu’est-ce, en fait, que l’équité ? C’est le froid souci de la juste répartition des choses. Elle est l’avocat de l’égalité lorsque celle-ci est victime d’une liberté prédatrice, donc inique. Elle est également la championne des libertés en péril face au nivellement aveugle d’une égalité dogmatique. L’équité est la règle de Lesbos, le maître étalon de la justice, quels qu’en soient le lieu, l’époque et le régime. Le sentiment de l’équité ne requiert pas de connaissances particulières en ce sens qu’il fait appel spontanément à une logique rétributive, accessible peu ou prou à tout individu sain d’esprit. S’il existe réellement un droit naturel, l’équité est le principe juridique qui s’en rapproche le plus. Elle transcende tout à la fois les sanctions arbitraires et les lois communes de par la souplesse et l’intégrité de ses attributions. S’adaptant au moindre cas particulier pour rendre à chacun son dû – ce bien plus que des lois, condamnées quant à elles à la rigidité de l’écrit – et assurant néanmoins à ses ressortissants l’impartialité qu’ils sont en droit d’attendre, l’équité est la pierre philosophale de tous les régimes politiques. Si un peuple parvenait un beau jour à se saisir de ses ressorts par quelque institution ajustée sans relâche, puis à lui vouer une sorte de culte public à l’instar de celui consacré de nos jours aux droits subjectifs, un tel peuple, donc, ne serait pas en reste avec la pérennité et le dynamisme politiques des Romains.
Dans les faits, le respect de l’équité est difficile à tenir. L’objectivité totale qu’elle commande relève de la vocation. Ouvertement bafouée par le passé, l’équité, bien qu’invoquée à tout bout de champ, est aujourd’hui ou négligée, ou dénaturée dans ses fondements intangibles. S’il est manifeste que la loi du plus fort va à son encontre, l’égalité par principe ne lui correspond pas davantage. D’ailleurs, l’équité se moque tout autant de l’égalité que de l’inégalité. Elle légitime parfois l’une, parfois l’autre, selon les circonstances, sourde aussi bien aux rapports de forces qu’aux injonctions morales. En bref, ménageant leur champ d’action à la liberté et à l’égalité, elle prescrit leurs limites respectives pour peu qu’on sache l’entendre. Dans le cas contraire, ou bien la liberté des uns entrave injustement celle des autres, ou bien l’égalité à toute force s’installe au détriment de certaines libertés. Voilà deux vases communicants, deux contenants aux dimensions réglées. Nous pourrions maintenant faire déborder tour à tour ces deux vases au moyen d’exemples empruntés à la vie de tous les jours. Mais la société française contemporaine, sur laquelle nous concentrerons notre examen, est à ce point sujette au déterminisme historique que nous porterons notre regard sur les manquements aux libertés plus qu’aux entorses à l’égalité. De fait, au XVIIIe siècle, les premières étincelles des Lumières se firent avant tout pour revendiquer des libertés, flétries jusqu’alors (de culte, de mœurs, de pensée, d’expression). L’égalité, la praxis bourgeoise l’arrachait déjà pied à pied depuis plusieurs siècles, au service d’un État de plus en plus centralisé qui voyait d’un bon œil cet afflux de fonctionnaires, monnayant leurs services pour quelques titres et capitaux (cf. « offices » Livre I, chapitre 3), grignotant ainsi les prérogatives de vieilles noblesses aigries. Mais quand le peuple entra en scène à la fin du siècle, ce fut dans l’ensemble pour demander davantage d’égalité économique, de sorte que l’égalité allait devenir la grande passion française, sous toutes ses formes, légitime, outrancière, balbutiante, ubiquitaire. Par conséquent, les exemples illustrant l’inégalité viennent rapidement à l’esprit, ceux concernant des mesures liberticides sont beaucoup plus subtils. Les tribulations de la liberté d’expression en sont emblématiques.
L’outrage aux puissants a longtemps motivé une absence quasi-totale de liberté d’expression, au mieux une tolérance réduite de l’hétéroclite. On se méfie de ce qui déroge comme susceptible d’engendrer des troubles d’ordre social. C’est une constante de l’histoire à laquelle n’échappe pas l’époque contemporaine, et il y a de bonnes raisons à cela. On aimerait croire à la responsabilité totale de nos gouvernants en la matière, à leur inclination naturelle à empêcher que ne soient divulguées certaines informations dans la crainte que celles-ci ne portent atteinte à une autorité obtenue de haute lutte. Il y aurait ainsi d’un côté une classe politique tout à ses avantages personnels, prête à leur sacrifier les libertés publiques, de l’autre un peuple spolié dans son ensemble, lors même qu’il serait détenteur de vérités spontanées utiles à son salut. Cette grille de lecture, qui porte à tout référer en dernière analyse à une éternelle dichotomie dominants-dominés, a ses mérites. Dès lors qu’il s’agit de rapports humains et des dissemblances qui en découlent, elle est transposable à foison. En outre, sans égard pour les nombreux points de rupture non assumés par la modernité (explicités dans le livre I), ce raccourci permet l’économie de la remise en question par quelque étude plus poussée. On croit ainsi pouvoir tout expliquer sous le sceau de la seule domination du haut vers le bas. Pourtant, sans pouvoir de même parler d’une domination, quelque chose comme un effroi semble émerger du bas, contraindre le haut et, après coup, toute la société. Le lecteur aura ici du mal à nous suivre, nous lui devons les éclaircissements nécessaires. Va donc suivre à présent une théorie de la liberté d’expression.
L’individu a constamment à l’esprit toute une série de schèmes dont la teneur et l’organisation lui sont propres. En fonction de ses caractéristiques mentales (pour ne pas parler encore de facultés) et de ce que lui soumettent les différentes expériences qu’il éprouve, il se fait une opinion plus ou moins construite, plus ou moins conforme à la réalité de tout objet d’examen. Il n’y a donc pas deux pensées identiques en tous points, mais relativement à certains objets isolés, il y a affinité de pensée, sans quoi aucun consensus et aucune vie en communauté ne seraient jamais envisageables. La raison humaine est le moyen par lequel chaque individu prête ou non crédit au produit de son intellection. Au vrai sens du terme, l’esprit applique ses critères à discriminer entre deux pôles que sont le vrai et le faux, entre ce qui est conforme à la raison et ce qui lui est contraire. Pour qu’il soit valide, cet effort doit faire intervenir le tribunal intime, c’est-à-dire qu’il doit être entrepris à l’abri de toute emprise d’autrui. La confrontation d’idées est certes nécessaire, pour l’animal politique comme pour l’individu spontané, mais en dernière instance, le mot de la fin appartient à la part rationnelle de chacun. En prenant parti pour la modernité, nous devons poser comme préalable que cette part rationnelle est la même en chacun, qu’il y a égalité rigoureuse sur le plan intellectuel au sein de la communauté des hommes. Sur un sujet donné, nous sanctionnons donc bec et ongles l’égalité prérequise de tous les avis et y trouvons notre compte en ayant, en retour, voix au chapitre. L’avis qui l’emporte se fonde alors inévitablement sur l’adhésion du plus grand nombre, quelles que soient par ailleurs la pertinence, la véracité ou la moralité de cet avis. C’est la manière dont fonctionne la social-démocratie contemporaine, ou démocratie « cardinale », égalitaire et horizontale (par opposition à la démocratie « ordinale », hiérarchique et verticale), qui stipule qu’une majorité, par définition, a toujours raison, même lorsqu’elle a tort. Un premier écueil point alors : ce jugement infaillible du nombre ne porte-t-il pas à un certain relativisme des valeurs ? Si oui, comment l’éviter ?
Toute société qui fait de la raison un élément accessoire se condamne à avoir recours à d’autres formes de canalisation sociale. Ce fut vrai des sociétés à forte emprise religieuse, ça l’est tout autant de celles qui placent leur salut dans la sanction du nombre. Pour garantir l’harmonie sociale, les unes et les autres institueront une morale publique, un chemin de largeur idoine pour s’assurer le déplacement régulier de tous les sociétaires dans la même direction. Partant, le moindre contrevenant empruntant des chemins de traverse « blasphème » dans un cas, « dérape » dans l’autre. À l’ancienne morale chrétienne qui sclérosait la société et pouvait contribuer à la figer dans d’abjectes distinctions, la modernité a répondu par l’idéologie des droits de l’homme qui, au contraire, par réflexe répulsif, promeuvent l’uniformisation. Une uniformisation prescrite par un progressisme éternel et parfois béat. Mais de toute façon, le rappel à l’ordre va de soi, il devient inéluctable dans une société qui se défie de la liberté comme d’une incitation à l’outrage religieux ou un frein à l’égalité. La liberté d’expression (voire la liberté de penser qui en est l’origine) se trouve, dès lors, en première ligne des ennemis potentiels. Et le discours, par conséquent, de se trouver constamment passé au crible du dogme en vigueur. Le moindre écart de langage, la moindre entorse au règlement ne seront pas seulement analysés sur un plan logique, mais également moral : fondée ou non, la médisance est un crime, elle nuit à la confraternité du monde. Il n’est pas jusqu’à la critique qui ne soit perçue comme attentatoire lorsque celle-ci n’est pas rigoureusement bienveillante, à tout le moins complaisante. C’est avec de telles règles que la liberté d’expression doit composer.
On peut bien entendu se poser la question des limites de la liberté d’expression, puisque toute liberté est difficilement concevable sans quelque enceinte. À la liberté sans aucune entrave, dite « négative », le philosophe Isaiah Berlin opposait la liberté « positive », cantonnée au domaine du possible et donc consciente de ses limites propres. La liberté positive est pondérée et constructive, c’est à cette instance qu’il faut rattacher la liberté d’expression s’exerçant dans une société mature. Chaque sociétaire doit alors pratiquer l’autocensure, le tout étant de savoir dans quelle mesure. Il lui faudra une certaine éthique personnelle, reflet de ses responsabilités bien comprises, sans pour autant sacrifier le droit de rendre public quelque chose dont il est intimement convaincu, à tort ou à raison. Respect et sincérité doivent ainsi cohabiter. Il faut ici mesurer à quel point une véritable société libérale est appelée à faire confiance à chacun des individus qui la composent, à faire le pari que chacun aura les moyens – culturels, intellectuels, sensitifs, éthiques – d’élaborer sa pensée avant de parler, de livrer en quelque sorte un produit fini à la critique de ses congénères. C’est une propension tout à fait noble et louable que de tabler sur une telle égalité de moyens, accordant à chaque voix, en plus du droit à la parole, la même légitimité. Dans le cas contraire, en effet, on discrimine et la modernité s’y refuse. Mais si tout n’est plus qu’affaire de point de vue, la distinction entre le vrai et le faux s’estompe quelque peu. Lui est en retour substituée une autre distinction, morale cette fois, entre le bien et le mal, afin, disons-le, de veiller à la cohésion de la masse sur le chemin du progrès. Dorénavant, il faudra distinguer l’homme qui pense bien de celui qui pense mal. Est-ce réellement conforme à une vocation libérale, propre à tenir compte de tous les affects dans leur pluralité, quitte à leur résister par l’usage de la raison ? Pas vraiment. Cela est conforme à une vocation égalitaire, arrachée au prix de certaines libertés. Voyons cela dans le détail.
La démocratie cardinale, nous venons de le dire, fait peu de cas d’une hiérarchie logique entre les opinions. En reconnaissant une parfaite égalité entre tous, elle répond du corollaire, à savoir l’égale légitimité des discours tenus. Il est ainsi permis à chacun d’exposer son point de vue sur tel ou tel sujet, il est même salutaire de le faire afin que soient prises en considération d’éventuelles et profondes divergences. Celles-ci s’appuient aussi bien sur l’intime conviction – réfléchie ou non – du sujet, que sur l’éducation qu’il a reçue ou plus simplement sur son vécu, enfoui ou quotidien. De manière générale, chacune de ces trois causes de « mûrissement » intellectuel entrent en jeu dans des proportions inappréciables. Assurés d’une égale réception de tous les discours, les sociétaires sont invités à participer aux débats, à les initier même : il y va de la vie démocratique. Surgissent donc de nombreux débats, du plus oiseux à l’essentiel, sans que puisse en découler un quelconque ordre d’importance ; il est à rappeler que la pensée politique n’est plus une fin mais un moyen de confort parmi d’autres, ce qui la dépouille de toute primauté sur des disciplines qu’elle est pourtant censée administrer, l’économie en tête. Pour aller au bout de cette logique, les sociétés modernes doivent encore veiller à ce que toute opinion devienne dans les faits matière à discussion, sans acception de tendance. Là est le sublime de la société libérale. Mais voilà ! Pour le coup, un immense défilé d’avis désordonné se bouscule au portillon, parmi lesquels les plus hétéroclites. Ainsi en est-il par exemple de l’individu convaincu de la prédominance d’une race sur une autre, ou d’un sexe sur l’autre. S’il mérite une contradiction publique et la plus soignée et implacable qui soit, n’a-t-il pas, lui aussi, droit de cité ? Dans un cas comme celui-là, le libéralisme moderne ne joue plus le jeu, il oublie ses principes en déplaçant le débat d’un plan logique, intellectuel, à un plan purement moral, ultime recours possible lorsque l’on a fait litière du concept d’animal politique et d’une fin supérieure et commune à tous les membres de la cité. Autrement dit, en déniant la nécessité a priori d’une exigence rationnelle lors de tous débats de société, les gouvernements modernes n’ont d’autre choix que de pallier ce manque a posteriori par des leçons de morale. Là où la raison est oblitérée, les passions s’exposent, fussent-elles tempérées par des mesures quasi-religieuses.
Une fois de plus, la logique n’est pas au rendez-vous, les grands principes affichés sont impossibles à assumer. Et l’on voit qu’une liberté – la liberté d’expression en l’occurrence – se trouve abandonnée pour les besoins d’ordre, d’uniformité et de nivellement. Bien évidemment, certaines idées doivent être combattues sans relâche et circonscrites dans le registre de la liberté positive, mais elles ne peuvent l’être que d’un point de vue dialectique. En les disqualifiant uniquement en agitant l’index outré du curé en chair, en ne leur opposant qu’une fin de non-recevoir lors même que l’on a claironné au préalable l’égalité des voix, on prend le risque de conforter l’apostat dans son erreur. Sous des dehors libéraux, c’est en fait l’esprit d’inquisition qui lui paraît se manifester, et de citoyen éconduit, il se sent devenir victime de la pensée unique et détenteur d’une vérité cachée. Peut-être notre individu est-il raciste ou sexiste par conviction profonde ou simple préjugé, peut-être l’est-il du fait d’une éducation bâclée ou d’expériences malheureuses qui l’auront poussé à se perdre dans des généralités trompeuses. N’importe. Il est convaincu de ce qu’il pense et la victoire de la raison ne sera acquise que lorsqu’il sera convaincu du contraire. Cette réalité, la modernité aurait bien du mal à ne pas l’admettre, elle qui fait de tous les hommes des êtres également pourvus en raison, en moyens intellectuels, en aptitudes à l’instruction et à la remise en question. Voilà déjà un point sur lequel la démocratie cardinale se trouve en parfaite contradiction avec elle-même. Mais il en est un autre, plus pervers encore.
Considérons donc cet étrange individu pour qui certaines catégories homogènes de personnes sont, par nature, programmées à en maintenir d’autres sous leur férule arbitraire. Notre propos n’est pas ici de démontrer le manque de discernement manifeste que dénote ce langage, le simple bon sens doit y suffire. Ce qui nous intéresse, c’est qu’un individu tout à fait sain d’esprit peut très bien souscrire sincèrement à de telles idées, hic et nunc. Cela nous est pénible à admettre, tant nous sommes cramponnés à l’idée d’individus également dotés intellectuellement et à une humanité naturellement généreuse. Ainsi serions-nous presque enclins à penser que notre cobaye prend un malin plaisir à refuser l’amour qui est en lui, cherchant bêtement à se rendre intéressant ou, au mieux, qu’il estime mal les choses en réponse à une violence sociale à son encontre. Notre désarroi est d’autant plus grand que la science ne permet pas (pas encore ?) d’éradiquer de l’extérieur toute pensée maléfique du cerveau. Personne ne niera cependant que nous avons tous nos schèmes propres, dont la teneur, la maturation et l’arrangement nous incombent individuellement, en tant qu’êtres libres et responsables. Que le phénomène de singularité qui s’en dégage ne s’accorde pas toujours avec le postulat de l’égalité entre les êtres, c’est un cas de conscience que nous laisserons à d’autres. Il importe avant tout de cesser de faire l’impasse sur l’hétérogénéité des opinions, même et surtout lorsque celles-ci nous paraissent dangereuses. En traînant son auteur en justice, on ne combat pas une idée, on la maquille aux couleurs du temps. Il est même surprenant que notre époque s’y abaisse, elle qui est par ailleurs si prompte à toujours demander plus de prévention et moins de répression. En la matière, d’aucuns en viennent même à penser qu’il suffit d’interdire l’usage de certains mots pour voir disparaître avec le temps l’idée qui s’y rattache ; Orwell n’est plus bien loin. Alors pourquoi une telle hypocrisie, un tel refus de combattre de front et par le verbe le moindre jugement bancal ? Pourquoi tergiverser avec la liberté d’expression ? Pourquoi recourir systématiquement à l’ordre moral quand seule la logique d’une argumentation saine, claire et objective peut venir à bout d’une erreur terrée sous un crâne ? Pour répondre à ces questions, il nous faut revenir au propos du présent livre : l’empire du nombre.
À cet effet poursuivons l’exemple ci-dessus en compagnie de notre individu douteux. Il est donc établi que cette personne se fait une idée pour le moins bien à elle des rapports humains, virtuellement discriminante, qui plus est au moyen de critères iniques. Pour autant, sa pensée peut fort bien être le fruit d’un travail intellectuel intensif. Ne l’oublions pas, il nous est difficile de mettre en doute ses capacités puisqu’il est notre égal en tout. Dans ce cas, il convient de lui permettre, comme à tout autre, et s’il le désire, de rendre publiques ses idées, même les plus subversives, en se faisant un devoir, au demeurant, de lui porter la contradiction. Toutefois, ne pourrions-nous pas nous trouver malencontreusement face à un maître de rhétorique, maîtrisant à la fois logos, èthos et pathos ? En effet, ce n’est pas impossible. Mais comment reprocher ses talents à une personne ? Et pourquoi le faire ? Le scrupule moral face à un débateur qui, lui, en est peut-être totalement dénué nous donne-t-il le droit de lui interdire la parole ? Est-il conforme à une liberté d’expression effective d’imputer a priori un manque d’éthique personnelle à un tribun, brillant sur la forme, tendancieux quant au fond ? N’y a-t-il pas derrière tout cela une sorte de vice caché, une impuissance latente et difficilement contenue à assumer sans réserve tout ce que l’on promeut, à savoir et l’égalité des capacités à débattre et à émettre un choix, et la liberté pleine et entière de faire entendre sa voix ? Il semblerait qu’il y ait bel et bien discordance, et cette discordance, c’est à l’effet de masse qu’il faut l’imputer. Quand un homme s’adresse à un public atomisé et nivelé, où tous possèdent une part égale du pouvoir délibératif sur tous sujets donnés et où la majorité emporte sans doute possible la décision finale, cet homme cherche mathématiquement à faire nombre. Qu’il parle de produits « bio », de pouvoir d’achat, de la paix dans le monde ou de l’inégalité des races, il cherche à faire nombre. Le nombre devient ainsi la fin ultime, la clé du succès, le satisfecit qui sanctionne tout ou le contraire de tout. Aussi le nivellement social, auquel nous portons un soin jaloux, est-il susceptible d’entraîner avec lui, et malgré lui, un nivellement des valeurs compromettant que l’on refuse de s’avouer. Non que le nombre soit un mal en lui-même, à blâmer, mais il n’est pas non plus porteur de valeurs, quelles qu’elles soient. La masse, entendue pour elle-même, est un corps neutre, fluctuant au gré des vents et cédant au plus chaud. Alors que l’on tend à y voir un moment de communion, et de faire de cette communion une finalité, l’idéologue, le prédicateur ou le commerçant s’en font un marchepied, un moyen que justifient d’autres fins.
Mais afin que puisse se faire l’adhésion du plus grand nombre, il faut que le logos, l’èthos et le pathos du tribun soient servis par des outils de communication adéquats. L’agora antique, les codex conservés pieusement, le héraut médiéval, la Gazette de Renaudot, voire le billet informatif de fin de messe, la Bibliothèque bleue, les grands organes de presse, puis, et surtout la radiodiffusion et la télédiffusion, jusqu’au fantastique développement de l’Internet et à l’interactivité qu’il génère, crescendo, la technique a fait son œuvre dans ce domaine. On aimerait n’y voir que des avantages, qui, d’ailleurs, pèseront toujours plus que les inconvénients à prendre en compte : on n’en fait jamais trop pour la diffusion du savoir. Néanmoins, Internet est aussi le lieu du nivellement absolu, du meilleur et du pire mitoyens, d’un fatras d’informations et de connaissances qu’il incombe à chacun de savoir distinguer, d’adopter, puis de combiner, afin, éventuellement, d’alimenter à son tour le pot commun. C’est donc un vaste terrain d’entraînement à la maîtrise du nombre si tant est que l’on veuille tirer parti de la publicité – au vrai sens du terme, celui de « rendre public » – qu’il autorise à certaines fins personnelles. Désirez-vous convaincre les foules du bien-fondé de l’utilisation quotidienne d’un produit cosmétique ? Internet. Escomptez-vous réunir des signatures de soutien en vue de la libération d’un journaliste détenu illégalement à l’autre bout du monde ? Internet. Seriez-vous plutôt enclin à convaincre le maximum de personnes que Monsieur Darwin fabulait et que la création est œuvre de Dieu ? Internet. Tous ces messages sont recevables dans la mesure où, d’une part ils ne contreviennent pas à la loi, d’autre part leurs émetteurs ont une égale légitimité à s’exprimer sur n’importe quel produit de leur volonté. Et c’est tant mieux. Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Libre à chacun de prendre de la distance, d’exercer l’uniforme esprit critique dont la modernité le pare, tout comme ses semblables. Mais qu’advient-il si une idée contraire au goût de l’époque parvient à faire nombre ? Comment la rendre illégitime et lui opposer une fin de non-recevoir ? Il n’y a aucun moyen légal d’y parvenir, voilà, semble-t-il le cœur du problème. Le nombre étant décrété infaillible, ce n’est pas par ce biais que se pourra concevoir la contre-attaque. Que faire alors dans un cas pareil ? Une chose et une seule reste possible : réduire le mal à sa source en empêchant la divulgation de l’idée incriminée, autrement dit réserver la liberté d’expression à celles et ceux qui s’expriment conformément au bien en vigueur. En contrariant, en escamotant toute pensée hétérodoxe, on espère ainsi faire disparaître le mal, partant du principe que tout ce qui ne peut faire nombre peut, à bon droit, être considéré comme non avenu, voire non-existant. C’est, bien sûr, sans compter et la traçabilité perpétuelle de ce qui se dit sur Internet, et la formidable caisse de résonance que constitue un tel média. Tant et si bien que le moindre sujet étouffé sous le coup de la morale bénéficie en retour d’une publicité phénoménale, nourrissant au passage tous les délires « complotistes ».
Ainsi voit-on l’une des libertés majeures – la liberté d’expression – restreinte dans des proportions normatives pour satisfaire à la nécessité dominante, au vrai but poursuivi – l’uniformité, pour ne pas dire le nivellement. Somme toute, la modernité n’a d’autre choix que de céder à la seule véritable passion qui submerge toutes les autres, à la valeur cardinale entre toutes, et en particulier en France, à savoir l’égalité. Loin de pouvoir concilier libertés et égalité, le pays ayant fait valoir son habilité à tout garantir en bloc doit supporter la désillusion. Or, c’est un cinglant aveu d’impuissance que d’appeler du nom de « populisme » tout élan politique cherchant à faire nombre sans se soumettre aux injonctions morales. Il y a un difficile équilibre à atteindre entre les capacités disparates des individus à appréhender le moindre message informatif, a fortiori idéologique, et la libre circulation de toutes les opinions. Au lieu de cela, toute société refusant d’apprendre de ses déconvenues préfèrera disqualifier tel ou tel en prétextant que flatter les bas instincts du peuple, c’est ne pas respecter les règles du jeu démocratique, quand la seule règle qui vaille, dès lors, est celle du nombre. Une attitude noble et réellement conforme à la démocratie cardinale consisterait à favoriser les débats publics, au risque, il est vrai, de voir la majorité s’engouffrer sur de sombres chemins ; le fantôme de l’Allemagne des années 30 est là pour nous le rappeler constamment. Refusant de prendre un tel risque, sans pour autant que soit remise en cause l’infaillibilité du nombre en tant que fin en soi, la seule alternative qui s’offre à une telle société est le recours en justice systématique à l’encontre de toute idée rendue notoire heurtant les susceptibilités en usage ou les préceptes moraux, toujours plus présents quant à eux. Ce à quelle fin ? Pour éviter toute contagion dans l’espace public.
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