La place des victimes sur la scène pénale
Depuis le début du XXème siècle, la place de la victime a considérablement évolué, en même temps que la démocratie. Cette dernière, porteuse du concept d’égalité, semble être favorisée par la compassion. C’est ainsi que les droits accordés aux victimes sont pensés pour aller dans le sens de l’égalité. Mais notre société actuelle n’est jamais rassasiée, au point que la victime fait figure de position gratifiante. Si on rivalisait dans l’excellence hier, la souffrance et la disgrâce bataillent de plus belle, jouent leur concurrence victimaire, afin de conquérir les premières marches du podium, un podium médiatique où être victime s’apparente à une nouvelle forme d’héroïsme et de légitimité. Les hommes politiques l’ont bien compris, montrer qu’ils sont des êtres humains comme les autres est un atout pour leur popularité. Nicolas Sarkozy joue bien sur ce tableau. Le spectacle compassionnel touche les décisions politiques, la médiatisation des catastrophes en tous genres, fait croire à n’importe qui qu’il peut devenir célèbre et voudrait même interférer dans le bon fonctionnement de la justice. Dès le mouvement féministe – symbolisé par le modèle des femmes battues, les associations de victimes ou d’aide aux victimes ont fait en sorte de démontrer le caractère innocent de la victime. Chaque drame individuel devient alors prétexte à la création de nouvelles associations, celles-ci réussissant au fil du temps à faire passer la victime à l’état de reconnaissance. La cause des victimes devient difficile à critiquer, l’engagement parait tellement juste qu’il n’en est que plus normal d’y adhérer. Là où cela devient dangereux, c’est quand elles aimeraient dicter la sanction pénale, c’est quand les associations voudraient se substituer au ministère public ; les victimes ne peuvent être juges et parties.
La victime, archétype d’une posture prostrée en pleine gloire, qui réussit à exister seulement par son propre drame, défie déjà ceux qui lui ôtent ses paroles d’évangiles et conspire avec les médias afin de conférer à son statut de toute puissance. Qu’en est-il des dangers sur la place pénale ?
Dans la culture anglo-saxonne, le pénal donnera une priorité énorme à l’ordre public, les victimes ne pourront ainsi qu’y participer très peu. Au contraire, la culture française mettra en avant la victime d’une infraction réelle ou prétendue. Le procès pénal est devenu en France le symbole de toute justice, ce qui amène certaines confusions et autres fausses idées quant à son rôle.
La frontière entre la justice civile (procès que deux particuliers se font entre eux) et la justice pénale (procès que l’Etat fait à un particulier) n’est pas bien comprise de la population française. Comme dit plus haut, la justice pénale est symbole alors que le but essentiel de la justice est d’assurer la paix civile. Cette place prépondérante du droit pénal suit celle de l’Etat dans une nation. Dans les pays anglo-saxons, l’Etat se fonde sur un contrat, la Constitution, le pouvoir central est vu comme un inconvénient nécessaire alors qu’en France, il est vu en Etat providence et tout-puissant. Plus l’Etat est fort, plus le droit pénal est étendu parce que toute atteinte à son autorité est une menace. Ainsi, les pays anglo-saxons s’orientent vers la réparation pécuniaire quand une personne a subi un préjudice, la sphère privée étant plus grande. La France, à force de voir du pénal partout, considère cette même personne comme victime, celle-ci recherchant à tout prix la faute de l’autre.
Depuis 1906, la poursuite initiée par la victime est obligatoire au contraire de la culture anglo-saxonne où c’est le procureur qui décide de poursuivre. La conséquence en France est que n’importe qui peut forcer l’Etat à mener sa guerre victimaire dans l’espoir de voir son différend passer au pénal.
Au-delà de cet aspect, la victime peut jouer le rôle d’acteur sur la scène pénale. N’importe qui peut être « victime », se constituer partie civile, avoir accès aux dossiers et parler aux médias. Elle peut tout faire, et les associations ne se privent pas plus. Comme le procès pénal est l’idée du procès absolu, spectaculaire au contraire du civil, c’est sur cette scène là que le procès produit un effet cathartique. Le travail de représentation n’a pas la possibilité de s’accomplir vers les juridictions civiles, la justice devient alors un théâtre dont les parties et les témoins sont des acteurs. C’est au procureur et non aux victimes de décider de la mise en œuvre d’une poursuite mais les victimes exigent de plus en plus d’obtenir que la justice pénale soit privatisée. Les victimes deviennent une figure essentielle qui habite la magistrature. En consacrant la poursuite privée, elles gouvernent les peines et les associations doublent les parquets.
Même au niveau international, il n’est plus question de parler de « parties civiles » mais de « représentants des victimes à la Cour Pénale Internationale ». De multiples associations dédient leur existence à la défense des victimes, au point qu’elles occupent toute la scène judiciaire et publique. A force de voir l’émotionnel et le compassionnel prendre le pouvoir, et si l’ONU laisse faire, la Cour Pénale Internationale sera embarquée dans le premier accident politique ou politico-judiciaire venu. Le compassionnel ne résout rien s’il n’y a pas d’analyse politique, il ne peut que générer des malheurs.
Un autre problème qui fait rage est la chronologie. Au moment du procès, les victimes ont subi un dommage et c’est à la justice de dire qui en est l’auteur, certainement pas les victimes. Il est important de dire qu’une victime ne pourra être reconnue en tant que telle dès lors que l’accusé ne sera pas condamné. Les victimes sont partiales tandis que le procureur, qui porte l’accusation, ne l’est pas. Si la présumée victime pouvait accuser comme elle l’entend, si la justice fonctionnait sous le contrôle de la victime, ce serait une régression considérable, la justice en resterait à une fonction pacificatrice et mécanique. Les abus seraient légions, l’institution perdrait tout crédit et indépendance. Quant aux juges qui voient leur impartialité et leur indépendance remises en cause, il faut rappeler qu’ils ne sont pas les serviteurs des victimes, et que celles-ci en arrivent à exercer une grosse pression, quitte à ébranler la démocratie. Les juges doivent se protéger au niveau de leur statut et de leur personnalité. Avant, l’indépendance se définissait par rapport au pouvoir politique. Aujourd’hui, l’évolution de la démocratie transfère cette dépendance du côté de l’opinion.
Le dialogue entre les victimes et leurs bourreaux n’est pas souhaitable non plus pour ce même problème de chronologie. Il y a confrontation entre deux personnes dont le statut est à déterminer, chacune défend sa position et aucune vérité ne peut jaillir dans cette conversation sourde. Seuls les médias font jaillir une émotion réelle ou mise en scène, les confrontations évoluent alors dans le faux-semblant. Le procès de l’accusé devient celui pour la victime, on ne se concentre plus sur le vrai auteur et on assiste à une forme de déviation dans ce que doit être le procès initial. Avec les confrontations, la victime fait son procès à l’accusé alors que ce rôle revient à l’accusateur public. Toute cette arrivée massive des victimes sur la scène judiciaire pénale est une régression de la symbolisation de la justice, ainsi que du point de vue de la peine où elle devient compensation face à ce que la victime a subi. De même, la participation au procès n’est qu’un leurre dans la mesure où le procès infecte leurs plaies dans la réalité de leur chair.
Concernant les revendications victimaires, elles concernent souvent le sens des évènements. Elles veulent donner un sens à ce qui n’en a pas. Le désespoir est présent et l’espoir de trouver une explication du monde se perçoit aussi. Chaque personne peut se retrouver dans une situation de victime alors que cela ne concerne pas autrui et encore moins la justice. On le voit par exemple avec les homosexuels qui revendiquent leurs droits sur une affirmation victimaire, victimes d’une sexualité différente car elle ne permet pas d’avoir des enfants comme les autres. Vouloir des enfants se fonde sur une même approche qui consiste à dire qu’être victime de la nature génère des droits positifs. La nature ne peut représenter un droit et il n’y a pas lieu de demander réparation à la société. Bien conscient de ce lieu commun, les coupables sont vite trouvés, en la personne de ceux qui osent ne pas se ranger derrière ces revendications.
Dans l’intérêt des victimes, on peut se poser la question d’une telle présence sur la scène judiciaire. Créer un espace pour les victimes dans les salles d’audience n’est pas sans absurdité. Il n’est pas inenvisageable de construire des salles d’audience de trois mille places pour le traitement pénal des catastrophes financières ou aériennes. On passe alors du travail de représentation à un spectacle total, les auspices de la fin du procès classique. Que n’a-t-on pas vu de victimes défilées à la barre dans des catastrophes, exposer leur intimité en public, comme si la scène judiciaire n’était plus que la seule place publique disponible. Le privé et le public n’existe plus, principe pourtant fondamental dans la constitution de l’enfant vers l’adulte. En faisant croire à la victime que le privé doit déverser le tribunal, la justice donne une occasion de souffrances supplémentaires ; le jeu de la victime se retourne contre elle.
On voudrait une évolution mais rien ne peut bouger par les moyens classiques du gouvernement. La question victimaire est tellement liée à la démocratie d’opinion que son évolution est paralysée au niveau de la rationalisation. Le politique considère que ce qui satisfait les victimes est bon à prendre.
En effet, le plus grand péril que court la démocratie est qu’elle finisse par engendrer un rejet à l’égard d’excès qui lui sont pourtant indispensables. Mais c’est la démocratie qui a produit cette société victimaire et personne ne peut la changer car le fonctionnement démocratique moderne tend à tirer vers le bas le mode de gouvernement.
Si la société a favorisé ce mouvement victimaire, c’est parce que la société française est en retard. La victime est un produit créé au fil des erreurs, des confusions. En effet, la victime apparait quand la frontière du privé et du public est effacée. Les droits et devoirs de la victime sont dévoyés et la fonction régulatrice de départ qui les constitue se renverse contre elle-même. Les interventions médiatiques la déséquilibrent et l’émotion enlève toute rationalité dans son raisonnement. Le progrès ne réside pas dans la victimophilie ou la victimolâtrie mais dans une véritable défense des personnes ayant subi un dommage, en ne mettant pas en cause la cohérence de l’ensemble. Au niveau international, une politique axée seulement sur les victimes n’est pas enviable. Il faut donc trouver un équilibre entre l’individuel et le collectif, l’émotion et la raison. La démocratie sera la première à y gagner.
A lire aussi sur le sujet : Le Temps des Victimes, Caroline Eliacheff & Daniel Soulez-Larivière
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