Théorie de la mimesis générale II
La tendance mimétique observée chez l’humain, son panurgisme généralisé peut s'expliquer en concevant l'individu comme un écosystème d’habitudes. Nous l’avons vu dans la première partie, la structure en cycle perception-action fait de l’habitude une machine à reproduire le comportement qui lui correspond, même d’un individu à l’autre. L’habitude n’est plus alors imitation de soi mais imitation tout court. Le caractère général de cette tendance à l’imitation tiendrait au fait que... : (1) toutes les habitudes sont concernées et donc (2) tout individu, en tant que constitué d’habitudes, l’est aussi. Mais on peut se représenter la mimesis comme beaucoup plus générale que cela encore étant donné qu’elle est repérable dans tous les domaines, bien au-delà du psychologique, au point qu’elle semble comme la gravitation : universelle ! En effet, la biologie, la chimie, la physique, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, connaissent une abondance de phénomènes dits d’accrochage de cycles (oscillateurs) c’est-à-dire, très exactement le mécanisme qui engendre l’imitation lorsque deux cycles comportementaux viennent à interagir. Ce constat ouvre sur la perspective d’un être humain en constante dynamique de résonance avec un univers où les cycles de toute nature abondent. On voit ainsi se dessiner une continuité, voire même une unité entre l’un et l’autre. La question reste de savoir où situer ici les autistes...
Introduction
Selon les mathématiciens Strogatz & Stewart (1993) [1], ce serait en février 1665 que le physicien hollandais Huygens, étant malade et devant garder la chambre, aurait constaté que deux de ses horloges à balancier, battant côte à côte, avaient une parfaite synchronisation. S’il les perturbait, elles se resynchronisaient en une demi-heure. S’il les éloignait, la synchronisation cessait. Huygens supposa que cette synchronisation provenait de l’échange de vibrations, de l’air, ou du support commun et fut ainsi à l’origine des recherches sur les oscillateurs couplés.
Ce phénomène de synchronisation entre oscillateurs, même s’il est souvent observé dans le domaine physique est loin d’y être cantonné :
« Le monde naturel est plein d’oscillateurs couplés et les plus remarquables sont ceux des êtres vivants : les cellules excitables du cœur, les cellules du pancréas qui sécrètent l’insuline, les neurones du cerveau et de la moelle épinière qui commandent des comportements rythmés tels que la respiration, la course ou la mastication. Parfois même, les oscillateurs sont couplés alors qu’ils ne sont pas dans le même organisme : les criquets stridulent à l’unisson et les groupes de lucioles ont une luminescence synchrone. » (Strogatz & Stewart 1995:114 ; c’est moi qui souligne.)
La synchronisation intra-organisme correspond à tout ce que nous connaissons en tant que coordination entre les différents éléments ou processus qui constituent un individu donné. Elle est, par définition, limitée au sujet concerné.
Par contre, la synchronisation inter-organismes peut atteindre une ampleur à peine concevable, comme par exemple chez les lucioles de Thaïlande (Pteroptyx malaccae) :
« Imaginez un arbre haut de 10 à 12 mètres, au feuillage dense formé de petites feuilles ovales, portant chacune une luciole, toutes les lucioles émettant leurs lumière au rythme de trois éclairs toutes les deux secondes, dans un synchronisme parfait, l’obscurité étant totale entre les éclairs...Imaginez, en bordure de rivière, une ligne ininterrompue d’arbres (de la mangrove), de 200 mètres de long, chaque arbre étant couvert de lucioles qui émettent leur lumière d’une manière synchrone d’un bout à l’autre de cette ligne. Si vous possédez une imagination suffisante, vous pourrez peut-être vous représenter ce spectacle stupéfiant. » (Hugh Smith cité in Buck & Buck 1978:10) [2]
A l’instar des chœurs formés par les animaux (cigales, batraciens), ces « illuminations » sont des synchronisations liées à la reproduction. Celles-ci sont donc particulièrement remarquables puisqu’il s’agit d’attirer le partenaire afin d’amener la rencontre et permettre cette synchronisation par excellence que constitue l’accouplement (cf. 1ère partie).
Il en existe toutefois des plus discrètes. Ainsi, il est bien connu que les femmes vivant en communautés (couvent, prison) ou simplement dans une proximité systématique (travail) tendent à synchroniser leurs cycles menstruels. La même chose peut s’observer chez l’animal.
Au final, il apparaît que les synchronisations animales ou humaines peuvent concerner tous les comportements, même les plus courants. Ainsi, les bancs de poissons, les vols de passereaux, les troupeaux d’herbivores manifestent de splendides synchronisations des comportements locomoteurs.
Sous ce rapport, comme le montrent manifestations, défilés et autres attroupements de rue, les foules humaines ne sont pas en reste. [3] D’autre part, les comportements alimentaires, de fuite, de construction, etc. sont l’occasion de contagion comportementales parfois inattendues.
Par exemple, les insectes constructeurs comme les termites sont dans l’imitation non seulement pour l’activité consistant (a) à fabriquer des boules de terre avec de la salive et (b) à les déposer là où leurs congénères ont déposé les leurs, mais, étrangement, elles peuvent aussi s’imiter pour l’arrêt complet de l’activité, et ce parfois pour de longues heures. De même, une poule rassasiée se remettra à manger en présence de poules affamées alors qu’une poule affamée mangera beaucoup moins lorsqu’elle se trouve mise en présence de poules déjà rassasiées.
Tous ces phénomènes d’entraînement — les horloges qui se calent l’une sur l’autre, les cellules excitables (cœur, cerveau) qui se coordonnent, les lucioles qui flashent de concert, les cigales et les batraciens qui forment des chœurs, les groupes animaux et humains qui s’adonnent au même moment et au même lieu à la même activité — sont chacun bien différents les uns des autres. Nous pourrions être tentés de les distinguer pour ne les traiter que dans leurs domaines respectifs, sans chercher à les rapprocher.
Mais l’unité du phénomène serait alors perdue et c’est pourtant cela le plus important. Car la science bien comprise ne consiste pas à réaliser des collections de cas singuliers comme on herborise, elle consiste à dégager des invariants, ce qui fera loi. Comme disait l’autre, « il n’est de science que du général ». Or, ici, ce qui est absolument général, l’invariant majeur, c’est la présence d’oscillateurs ou de cycles présentant toujours la même dynamique : celle de l’accrochage (ou du couplage), c’est-à-dire, celle d’une convergence systématique vers la même fréquence, la même phase et parfois aussi, la même intensité.
C’est cela que précisément Steven Strogatz a étudié en long et en large dans ses travaux, présentés dans le livre « Sync ». Il les évoque aussi, mais trop rapidement, dans une petite conférence TED extrêmement intéressante, ne serait-ce que par les questions qu’elle pose.
Avec Strogatz nous comprenons que les cycles tendent autant qu’ils le peuvent à s’accrocher. Or, des cycles, il n’y a que ça autour de nous... :
Des orbites des planètes à celles des électrons, des ondes sonores lumineuses, électromagnétiques ou quantiques aux grands cycles écologiques, des ouragans et autres tornades aux tourbillons dans la baignoire ou sur le bord des cours d’eau, de la croissance des cristaux aux vagues qui viennent continuellement s’échouer sur le rivage, il n’y a que cela dans l’inanimé [mais aussi dans le vivant] : de la reproduction et donc des cycles, où que nous portions le regard. (cf. 4)
L’accrochage de cycle est donc forcément un processus omniprésent. Cela vaut en particulier pour l’humain qui, en tant qu’écosystème de cycles perception-action, se trouve constamment pris dans des dynamiques (internes) de coordination et (externes) d’imitation. Nous avons donc toutes raisons d’essayer de mieux comprendre la logique sous-jacente, celle, précisément, de l’accrochage.
Le mécanisme de la résonance
Pour ce faire, revenons à l’exemple des réactions circulaires de cri de bébé qui s’imitent réciproquement. On peut les considérer comme deux oscillateurs qui se couplent ou s’accrochent exactement comme le feraient des criquets, des cigales ou des lucioles. Sa mécanique est extrêmement simple : le cri d’un bébé, lorsqu’il est perçu et donc reconnu ou assimilé par un autre bébé, active chez ce dernier la même réaction circulaire de cri en vertu du lien idéomoteur qui relie la perception à l’action. Tout part donc de cette phase d’assimilation au cours de laquelle le bébé imitateur reconnaît l’autre (ou son produit, le cri) comme semblable à lui-même (ou à ce qu’il a l’habitude de produire). La meilleure preuve de cela c’est qu’un bébé sera davantage porté à imiter le cri entendu lorsque ce dernier est... un enregistrement de sa propre voix ! (cf. Simner 1971). L’assimilation est alors optimale et, par conséquent, l’imitation devient maximale.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la même observation peut être faite pour les accrochages dans le monde physique : nous allons voir qu’ils s’accomplissent via un processus d’assimilation, de correspondance entre formes qui n’a, en définitive rien de mystérieux lorsque considéré au niveau physique puisque le mécanisme clé / serrure en constitue alors un exemple bien connu. L’ajustement, c’est-à-dire, la similitude entre la forme de la clé et la forme en creux de la serrure constitue en effet un véritable « pattern matching ». Nous avons juste à imaginer que des mises en correspondance ou des assimilations de même nature s’opèrent lorsque des oscillateurs se couplent.
C’est particulièrement évident lorsqu’on considère, par exemple, deux montres mécaniques placées à proximité l’une de l’autre comme les horloges de Huygens. Il est parfaitement établi qu’elles s’accrocheront d’autant plus facilement qu’elles seront... du même modèle, c’est-à-dire, semblables. Cela peut se comprendre en partant du fait que le son produit par une montre varie d’un modèle à l’autre. Les vibrations (le son) émises par une montre sont en effet intimement liées à sa structure car elles correspondent à la dynamique du mouvement comme aux résonances que cette dernière suscite. Si, en se propageant ces vibrations correspondant à la structure atteignent une montre présentant la même structure, elles présenteront un format idéal pour entre en interaction avec elle. Cette seconde montre étant elle-même émettrice de vibrations semblables, elle activera pareillement la première montre, et toutes deux se retrouveront rapidement couplées, battant alors une mesure temporelle commune de manière bien plus stable que si elles étaient restées indépendantes.
Ceux qui ont tâté d’une guitare ou de tout instrument à cordes connaissent bien ce phénomène de résonance entre des cordes jouant la même note : l’une vient stimuler l’autre et même si celle-ci était complètement immobile, elle se mettra à vibrer. Cela vaut non seulement pour la note mais pour toutes ses harmoniques et c’est pour cela que ces instruments ont généralement des caisses de résonance car ce sont elles qui font la couleur du son et le timbre de l’instrument.
La résonance (autre nom de l’accrochage d’oscillateurs) opèrerait donc un processus proprement physique de reconnaissance : les oscillateurs qui s’accrochent se reconnaissent en quelque sorte comme semblables, ils s’assimilent réciproquement. Il s’agirait donc d’une assimilation au sens propre, c’est-à-dire, une reconnaissance de forme ou plus exactement une reconnaissance de même forme, ce que l’anglais « pattern matching » dit très bien.
L'assimilation
Découvrir qu’un processus cognitif, l’assimilation, se trouve réalisé au niveau physique est déjà en soi une surprise de taille. Mais on ne peut en prendre pleinement la mesure qu’à la condition de savoir que faire correspondre deux formes, percevoir leur similitude, leur « mêmeté », constitue non un aspect mineur mais la base et même l’essence de tout processus cognitif.
C’est pour cette raison que les tests psychométriques qui cherchent à évaluer l’intelligence pure (le facteur g) le font par la mise en correspondance de formes. La tâche consiste invariablement à percevoir les similitudes exactement comme le fait un bébé qui emboîte des formes sur leurs plots correspondants.
Pour cela il faut, bien sûr, gérer les différences, mais toujours dans l’objectif de dégager ce qui est semblable. A ma connaissance, aucun test psychométrique ne s’appuie sur la recherche des différences. Le jeu des 7 erreurs qu’on trouve dans les magazines est juste un jeu d’attention destiné à faire passer le temps, il ne nécessite aucune intelligence particulière autre que celle consistant à rechercher « le même » et à sursauter quand tout à coup, il fait défaut. La différence n’est que ce qui trouble la recherche du même.
Il apparaît ainsi que « le saint des saints » des processus mentaux, cette cognition essentielle qu’est l’assimilation, s’enracinerait dans une dynamique physique d’une absolue banalité, la résonance.
Je comprends qu’une telle perspective puisse laisser perplexe. Car si nous avons tous une connaissance élémentaire de la résonance, qui connaît l’assimilation ? Qui, jusqu’à présent, vous a parlé d’assimilation ? Mis à part les enseignants ayant connu l’Ecole Normale ou les premières années des IUFM, qui connaît à présent Piaget, ce psychologue suisse — fameux durant un demi-siècle, des années 30 aux années 80 — après que la révolution paradigmatique cognitiviste se soit empressée de l’oublier, un peu comme des souris enterre le chat pour mieux danser ?
Au demeurant ce reniement est assez compréhensible car, dans le champ cognitif, l’assimilation est omniprésente et dès lors, impossible pour un chercheur d’apparaître original s’il doit constamment y faire référence. C’est ainsi que la science avance : elle tue le père, l’enterre et, dès lors, même en revenant sur les lieux du crime, elle semble faire œuvre originale.
Mais laissons les morts enterrer les morts et essayons simplement de toucher du doigt la généralité de l’assimilation qui se déduit de la généralité des cycles et donc de celle de leur processus d’interaction par accrochage ou couplage.
Ceci ne présente guère de difficulté pour la bonne raison que nous effectuons une assimilation à chaque fois que nous percevons quelque chose et que cela est aisé à comprendre : par exemple, le bébé qui dit « ouah ouah » quand il voit un chien (ou, au début, tout animal à quatre pattes) reconnaît la forme en vue comme semblable à la forme qu’il a en mémoire et qu’il a appris à désigner comme « ouah ouah ». Cette perception peut être pertinente, imprécise ou carrément fausse, peu importe, l’important est de voir qu’elle est basée sur une assimilation, c’est-à-dire, la mise en correspondance d’une forme en mémoire et d’une forme perçue.
Nous adultes faisons de même pour chacune de nos perceptions, quelles qu’elles soient ; et comme à l’état de veille nous sommes dans un constant flux sensoriel, nous sommes constamment en train d’assimiler. CQFD.
Le symbolique comme "ressemblement"
Nous assimilons d’autant plus que cet acte même consistant à reconnaître un objet dans le monde s’accomplit dans un contexte social, à proximité de semblables qui nous donne le modèle de l’acte en question et que nous imitons, après avoir les avoir assimilés.
Ainsi, le bébé qui voit un quadrupède et le désigne comme « ouah ouah » assimile...
(a) l’animal perçu aux diverses représentations dont il dispose en mémoire,
(b) mais il s’assimile aussi lui-même aux personnes qu’il a vues et entendues utiliser le symbole « ouah ouah » pour désigner la même chose.
En clair, notre connaissance du monde est basée sur une reconnaissance du monde, c’est-à-dire, une assimilation des formes qui le peuple. Mais cette assimilation n’intervient pas dans un splendide isolement, elle s’accomplit dans le contexte d’une appartenance à la communauté des hommes, nos semblables, que nous assimilons constamment, que nous imitons constamment, en particulier, dans cette activité consistant à catégoriser (assimiler) les objets du monde en les nommant, c’est-à-dire, en les associant à un symbole.
Ce dernier — par l’accord qu’il entretient au sein de la communauté lorsqu’il est utilisé à l’occasion d’une désignation de (et donc d’une attention conjointe sur) l’entité qui lui correspond — contribuera à souder ladite communauté en lui rappelant à chaque occasion son uniformité, son unanimité, son unité pour porter le même regard sur le monde (l’assimiler pareillement, en le catégorisant, donc le nommant pareillement). Autrement dit, le symbole construit le rassemblement de ceux qui se ressemblent.
C’est d’autant plus vrai que la notion de symbole — l’alpha et l’oméga de nos processus de langage et de pensée verbale [4] — renvoie historiquement à l’assimilation rudimentaire mais très efficace qui se réalise entre les deux parties d’une même pierre que l’on aura préalablement brisée. Par ce procédé, deux personnes étrangères pouvaient se reconnaître (comme semblables, du même bord, etc.) simplement en vérifiant que les deux faces de la pierre brisée s’ajustaient parfaitement. La pierre en question était le symbole de leur unité.
Ce ressemblement (sic) que permet le symbole nous ramène vers ce qui — étant encore une fois basé sur l’assimilation — se trouve au cœur du phénomène humain, à savoir, la dynamique des groupes, la dynamique des rassemblements, avec ses deux versants : l’inclusion et l’exclusion.
En être ou ne pas en être, telle est la question !
Dynamique des groupes
Elle a longtemps constitué un enjeu vital pour les hommes car on peut imaginer que la survie de l’individu dépendait complètement de son appartenance au groupe, le bannissement ayant longtemps signifié isolement, déchéance et mort.
Nos conditions de vie ont considérablement changé mais le sentiment d’appartenance continue d’être extrêmement important pour la plupart d’entre nous et contribue grandement à notre identité, à notre sécurité psychologique et donc, à ce qui fait le bonheur de vivre.
D’où notre hantise du rejet, de la mise au ban, de la stigmatisation.
Nous pouvons craindre cela d’autant plus que nous savons confusément que, consciemment ou non, nous ne cessons d’assimiler les êtres à nos catégories et, ce faisant, nous nous demandons toujours si telle personne fait partie de notre groupe d’appartenance, si elle « en est » ou « n’en est pas », c’est-à-dire, est-elle des nôtres ou nous est-elle étrangère ?
Sans même y penser tellement la chose est automatisée en nous, nous calculons et recalculons à tout instant le degré de proximité, donc de similitude que nous partageons avec la personne rencontrée. Nous sommes ainsi parfois amenés à penser dans des cas extrêmes que nous avons affaire à un « fou » ou à un « martien » ou je ne sais quoi, mais en tout cas, pas un être humain « normal ».
Songeons qu’il n’y a pas si longtemps, dans les écoles anglaises, on distinguait entre les nobles et ceux qui sont « sans noblesse », ce qui en latin se dit sine nobilitate et s’écrit en abrégé « s. nob. ». Les « sans noblesse » sont devenus des snobs parce qu’ils désiraient la noblesse. Cela, justement, parce qu’on la leur refusait. Ainsi qu’il est bien connu, ils se comportaient comme s’ils étaient nobles, ils s’assimilaient à la classe supérieure et en adoptaient les manières : ils l’imitaient.
Cette dynamique qui pousse les humains à se situer dans des groupes, à former des as-semblées de semblables de sorte que ceux qui ne respectent pas la langue, les coutumes, les valeurs sont exclus, est d’une absolue généralité. Elle constitue un chapitre essentiel de la psychologie sociale.
Mais elle n’est pas, loin s’en faut, le propre de l’homme. L’esprit de corps vient de l’esprit de meute. L’animal est lui aussi concerné par cette dynamique assimilatrice du « qui se ressemble s’assemble ».
Système spécifique de reconnaissance du semblable
Il l’est, bien sûr, pour les espèces sociales dont les membres doivent être capables de reconnaître, d’entrer en relation et, éventuellement de s’attacher à tel ou tel autre membre.
Mais même pour les espèces non sociales, il sera généralement vrai que les parents et leur nouveau-né doivent pouvoir se reconnaître réciproquement, entrer en relation et s’attacher les uns aux autres.
Enfin, qu’une espèce soit sociale ou non, peu importe, le moment vient toujours de la reproduction qui oblige à rechercher puis reconnaître un(e) partenaire sexuel, c’est-à-dire, un semblable, de sorte que là encore l’assimilation constitue la phase cardinale de ce cycle majuscule qu’est le cycle de la vie !
Ainsi, dans l’environnement social que forme l’espèce, l’assimilation apparaît indiscutablement vitale tant nous nous développons et vivons en lien et en dépendance avec les autres, ne serait-ce que pour la reproduction. Nous comprenons en fait que toute interaction sociale nécessite une assimilation préalable. C’est pourquoi j’ai proposé de considérer l’assimilation comme le fait social élémentaire , notion autour de laquelle Tarde et Durkheim connurent une dispute fameuse.
Parvenu à ce point il est intéressant d’observer qu’un paléontologue sud-africain a proposé, en quelque sorte, une définition paléontologique de l’espèce basée sur un mécanisme assimilateur qu’il a baptisé « Système Spécifique de Reconnaissance du Semblable » (Specific Mate Recognition System). S’opposant à la définition biologique basée sur l’idée d’une barrière génétique s’installant entre les espèces à force d’isolement des pools génétiques, il propose de considérer que le principal processus de formation des espèces s’accomplit au travers de l’effort des membres de l’espèce pour reconnaître [5] le meilleur semblable possible et en faire son partenaire sexuel.
Autrement dit, les espèces biologiques seraient elles aussi des « ressemblements », c’est-à-dire, des rassemblements d’individus se reconnaissant comme semblables pour s’accoupler et procréer des toujours plus semblables et, partant, plus éloignés des ... autres, les différents.
Cette hypothèse est d’autant plus séduisante que Darwin avait fortement insisté sur l’importance de la sélection sexuelle qui peut seule expliquer l’ampleur que peuvent prendre les caractères sexuels secondaires dans certaines espèces (cf. les ramures des cervidés, la queue du Paon, etc. qui sont des caractères désavantageux pour la survie de l’individu mais tellement avantageux pour sa reproduction !).
Quoi qu’il en soit, il suffit que nous accordions à cette hypothèse une simple plausibilité pour comprendre la signification qu’elle peut revêtir concernant la question de l’autisme.
Et l'autisme dans tout ça ?
En effet, ne débouche-t-on pas immédiatement sur celle-ci dès qu’on se demande ce qui se passerait pour un animal ou un humain qui serait incapable de reconnaître ses congénères comme des semblables, qui serait donc incapable de se les assimiler ?
Il y a là une évidence : il suffit de postuler une incapacité ou seulement une déficience sous le rapport de l’assimilation pour ouvrir une perspective qui, nous le verrons, embrasse tout le tableau de l’autisme sans exception.
Pour le moment, contentons-nous d’observer que celui qui ne peut s’assimiler l’autre ne peut le prendre pour modèle, il ne peut donc l’imiter. Le déficit mimétique constitue, de fait, une des premières (et plus anciennement observées) caractéristiques de l’autisme. Nous examinerons les autres, qui ne sont pas forcément des déficiences, dans la série d’articles à venir, au fur et à mesure que nous passerons en revue les capacités mentales basées sur l’assimilation.
Au terme de ce parcours, il me semble que le lecteur commence à comprendre pourquoi j’ai pu trouver tellement révélateur le rêve rapporté par Donna Williams dans son beau livre « Si on me touche, je n’existe plus » :
« Je me rappelle mon premier rêve — ou du moins, c’est le premier dont je me rappelle. Je me déplaçais dans du blanc, sans aucun objet, juste du blanc. Des points lumineux de couleur duveteuse m’entouraient de toute part. Je passais à travers eux et ils passaient à travers moi. C’était le genre de choses qui me faisaient rire. Ce rêve est venu avant tous les autres où il y avait de la merde, des gens ou des monstres et certainement bien avant que je remarque la différence entre les trois. » (p. 3) (tr. auct.) C'est moi qui souligne
Comme elle le dit si bien, elle ne faisait pas la différence entre la merde, les gens et les monstres. Ceci veut dire qu’elle ne s’assimilait pas aux gens car elle les aurait alors distingués de la merde et des monstres.
A qui, à quoi s’assimilait-elle alors ? J’ai eu l’intuition que c’était à ces points lumineux de couleur duveteuse. Ils devaient être sa famille.
Ce qui m’y a fait penser c’est que sur la photo ci-dessus que Donna Williams a mis sur son site, ils semblent la suivre un peu comme les oies de Konrad Lorenz suivaient ce dernier après qu’il se soit fait passer pour leur mère au travers du fameux mécanisme de l’empreinte.
Quelle n’a pas été ma surprise lorsqu’après avoir confirmé cette hypothèse « familiale », elle a précisé que les points de couleurs ne la suivaient pas et que c’est elle qui les suivait et qui, donc, se laissait « entraîner » — ce qui vérifie encore l’enchaînement assimilation à imitation.
Je n’ai pas osé le demander mais je pense que ces points de couleurs sont restés sa famille ; disons, une famille à laquelle elle est restée attachée. Car, bien sûr, les affects sont liés à l’assimilation. Mais il n’est pas encore temps d’y venir.
[1] Publié par la revue Pour la Science en 1994 (n°196, p. 40-46) sous le titre « Oscillateurs couplés et synchronisation biologique », cet article a été ensuite « réchauffé » en 2004 et se trouve à présent disponible ici sous le titre « Synchronisation, rythmes et allures »
[3] L’incident lors de l’inauguration du pont du Millenium de Londres donne un exemple saisissant de coordination locomotrice et illustre le pouvoir des humains lorsqu’ils avancent à l’unisson : ils sont capables de faire bouger les choses J !!! Strogatz aborde ce sujet dans la petite conférence TED déjà mentionnée.
[4] Etant donné que la cognition est encore principalement (et malheureusement) conçue comme traitement symbolique.
[5] D’où le nom de cette théorie connue à présent comme « recognition concept of species »
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