Le plurilinguisme est une richesse mais aussi un handicap
La première assertion est devenue un cliché tant les médias l’ont reprise ; la deuxième, elle, fut longtemps sacrilège. Pourtant, depuis peu, l’Unesco et des pédagogues, linguistes ou enseignants commencent à reconnaître aussi le plurilinguisme pour un handicap dans certaines circonstances.
Car on confondait deux caractéristiques différentes : la richesse et l’utilité.
Avoir trente diamants et cinq lingots d’or dans ses poches (on peut rêver, non ?) est une richesse, mais pour courir un cent mètres, c’est un poids supplémentaire, un handicap !
Or, il en est de même avec les langues, à force de se voir répéter que les langues sont une richesse, que la diversité est une richesse culturelle, que les 6000 langues environ sont un patrimoine de l’humanité, on en oublierait que ce foisonnement de langues peut aussi être un redoutable casse-tête logistique, un frein au développement, une entrave à la scolarisation, et un problème majeur pour l’Union européenne.
Pour l’aspect richesse du plurilinguisme, faisons court : il ne se passe pas un jour sans qu’un média ou un autre nous en parle !
Voyons maintenant le plurilinguisme-handicap :
Pas de blabla théorique, que des exemples concrets issus de divers pays -ilustration pédagogique des vertus du copier-coller en ces temps de fête !
« Le gouvernement flamand a donné son feu vert mardi à l’avant-projet de décret du ministre de l’Enseignement Frank Vandenbroucke (sp.a) imposant aux parents qui inscrivent leur enfant en première année primaire de l’enseignement néerlandophone de lui avoir fait suivre auparavant une année en néerlandais. Cette contrainte devrait entrer en vigueur pour la rentrée 2010. »
« Le gouvernement de Lettonie veut renforcer la législation sur l’obligation d’utiliser la langue nationale lettone. Plusieurs amendements visent à doubler les amendes pour infraction à la législation en la matière : 100 dollars pour ne pas avoir utilisé le letton sur leur lieu de travail, 400 dollars pour absence de traduction en letton lors d’événements publics, note le quotidien russe RBC Daily. De plus, le niveau de maîtrise de la langue lettone requis pour les locuteurs étrangers sera rehaussé. »
(Courrier international)
« Le Conseil de l’Europe considère que l’État espagnol fait peu usage des langues statutaires comme le catalan, le basque et le galicien et souhaite que l’asturien, l’aragonais, le portugais, bénéficient d’une meilleure protection
Le rapport européen critique le fait que l’État espagnol n’ait pas encore résolu les problèmes de connaissance et usage des langues catalane, basque et galicienne dans le domaine judiciaire ou dans les grandes entreprises d’Etat. Ainsi, le texte réclame que l’Espagne garantisse qu’un “pourcentage adéquat” de son personnel dédié aux territoires à langue propre différente au castillan connaisse ces mêmes langues. “Les autorités espagnoles n’ont pas pris de mesures significatives pour surpasser les problèmes identifiés”, regrette le rapport. »
Novopress
« Dès cet automne les petits Argoviens ont 50% au moins d’allemand dans leur semaine. Les Lucernois eux privilégient depuis 2006 en grande majorité l’allemand standard avec des modules en dialecte. »
Il s’agit d’un débat sur l’utilisation de l’allemand avec les tout-petits, ou d’une forme dialectale de celui-ci... article dont le titre à lui seul vaut tous les grands discours :
« A la recherche de la solution miracle pour introduire l’allemand au jardin d’enfants »
Le Temps en ligne
Sur le même thème :
« L’initiative demande que le suisse allemand soit la langue dominante durant les deux années de jardin d’enfants dans le canton de Zurich. Durant la première année, les enseignants ne devraient utiliser que le dialecte.(...) Depuis la dernière rentrée scolaire, le bon allemand et le dialecte doivent être parlés chacun durant au moins un tiers des heures dans les jardins d’enfants zurichois. Pour le reste, les écoles sont libres de choisir. »
« Bruxelles, Belgique (Le Vif/L’Expr) - Alors que le français est banni en Flandre, l’Open VLD bruxellois suggère que la capitale s’ouvre à l’anglais. Schizophrénie ? Lors du congrès de l’Open VLD Bruxelles, le député flamand Sven Gatz a proposé que l’anglais devienne la troisième langue dans les administrations régionale et communales de la capitale. Proposition acceptée à l’unanimité. La même semaine, son coreligionnaire et ministre flamand de l’Intérieur, Marino Keulen, refusait de nouveau la nomination des trois bourgmestres francophones de la périphérie. Leur « crime » ? Avoir envoyé des convocations électorales en français à leurs administrés francophones. »
« La justice ordonne à Europ Assistance de traduire un logiciel en français
Paris, France (TV 5) - Le tribunal de Nanterre, saisi par le syndicat CFTC, a ordonné vendredi à Europ Assistance France de traduire en langue française un logiciel de comptabilité qui n’avait été mis à disposition des salariés qu’en anglais, selon un jugement dont l’AFP a eu copie. »
« Cem Özdemir pour l’enseignement du turc à l’école
Paris, France (Courr International) - Cem Özdemir, le nouveau coprésident des Verts allemands, d’origine turque, veut éveiller au multilinguisme les enfants d’origine turque. "Pourquoi ne pas enseigner le turc à l’école aux côtés de l’anglais, du français, de l’espagnol et du russe ?" s’interroge Özdemir, cité par le quotidien Die Welt. Sa proposition a suscité de nombreuses critiques. »
Courrier international
« L’anglais à la portée des tout-petits
Une dizaine d’élèves de l’école maternelle Metz-Vagliano suit un cours d’anglais deux fois par semaine... »
Il n’est pas précisé s’ils ont dit merci, ces petits malpolis ! Bienvenue à tous les cobayes sur lesquels on expérimente l’anglais dès la maternelle...
« - En 2004, l’Italie avait porté plainte contre un appel d’offres externe à l’UE, publié uniquement en trois langues. La Cour européenne de justice lui a donné raison hier. »Inttranews
« Des assistants de langue chinoise à bord de SriLankan Airlines
Pékin, Chine (Quot du Peuple) - Les vols de la compagnie SriLankan Airlines auront maintenant un assistant de langue chinoise à bord de chaque vol. (...) et introduire des assistants de langue chinoise aiderait considérablement les passagers chinois, dont la majorité ne parlent pas l’anglais couramment.
Tiens, l’anglais langue mondiale, encore un mythe qui s’écroule ?
« Le commissaire aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, Michel Carrier, affirme que le gouvernement provincial ne répond pas entièrement à son obligation d’assurer des services bilingues. «
Sur l’Inde, un très intéressant article de Lachman M. Khubchandani, qui mérite une lecture attentive :
« Dans les sociétés multilingues, les revendications linguistiques et la fonction réelle d’une langue peuvent diverger. Un écart important existe entre les politiques linguistiques et la réalité en classe. Dans un grand nombre d’établissements, il n’est pas inhabituel que l’enseignant et les élèves communiquent dans une langue, que les cours soient donnés dans une deuxième langue, les manuels rédigés dans une troisième langue et les réponses dans une quatrième. »
C’est d’un pratique ! Ce sont en quelque sorte ces situations extrêmes que l’UE voudrait nous voir adopter...
« L’hétérogénéité des modèles de communication dans de nombreuses régions du sous-continent, l’utilisation inégale de différentes langues dans l’enseignement, le recours à une version élaborée de la langue maternelle dans les situations formelles, le manque de personnel maîtrisant la langue dans laquelle sont rédigés les manuels scolaires et le passage à une autre langue à différents niveaux de l’enseignement sans une préparation adéquate sont quelques-unes des difficultés auxquelles font face les élèves qui suivent des cours dans leur langue maternelle. »
Richesse... ou handicap ?
« À la lumière de ces faits, nous devons chercher comment enseigner les deux niveaux de langue : la langue parlée et la langue écrite. (...) Il faut bâtir un nouvel ordre sur les ressources inhérentes à une vaste diversité d’environnements linguistiques qui fournissent un profil caractéristique des communautés segmentées dans le pays. »
« Les langues européennes retardent l’Education en Afrique :
En ce qui concerne l’impact de la langue maternelle sur les résultats académiques, l’universitaire éthiopien, Teshome Nekatibeb, a indiqué que les apprenants ayant fait leurs études dans leur langue maternelle enregistraient de meilleurs résultats que ceux ayant fait leurs études en anglais. Selon M. Nekatibeb, il ressort d’une enquête réalisée dans 372 écoles primaires d’Ethiopie que la correspondance entre la langue maternelle et la langue d’enseignement est le facteur de réussite le plus déterminant pour les apprenants. "C’est à la suite de cette constatation qu’il avait été recommandé l’usage de la langue maternelle comme vecteur d’instruction en Ethiopie", a-t-il encore mentionné »
« (Syfia Afrique) Des atouts indéniables, mais faute de volonté politique et de soutien populaire, les langues africaines peinent à s’imposer comme langues d’enseignement sur le continent. Tel est l’amer constat d’intellectuels et de décideurs, réunis début août à Windhoek, en Namibie.
"Il est grand temps que l’Afrique cesse d’être le seul continent où quand l’enfant va à l’école, il est obligé d’accéder à la connaissance et à la science dans une autre langue que celle qu’il parle dans sa famille." Adama Samassekou, président de l’Académie africaine des langues (Acalan) en impose par sa conviction à défendre l’introduction des langues maternelles dans les systèmes éducatifs africains. »
« Le manque de valorisation des langues africaines dans l’enseignement entraîne des défis éducatifs graves aux enfants et sociétés africaines. On l’a dit qu’un peuple ne peut pas réaliser des progrès technologiques par l’intermédiaire d’une langue étrangère.
Les langues européennes, malgré leur présence sur le continent africain durant 100 ans et plus, sont inconnues à plusieurs millions de citoyens africains. Aussi longtemps qu’il n’y a pas d’engagement sérieux pour intégrer les langues maternelles dans l’apprentissage par le biais de l’éducation multilingue, l’Afrique et le monde n’auront pas accès à une grande partie de l’immense richesse intellectuelle africaine. »
Là, l’Unesco valorise le plurilinguisme, mais en signifiant que l’enseignement doit se faire dans la langue maternelle, c’est-à-dire en fait enseigner et penser dans sa langue, et remettre les langues étrangères à leur place de supplément, d’extra. Comme c’est l’Unesco, il fallait le dire en y mettant les formes...
Notre article sur Avox
Un excellent article, très documenté, de John Daniel, Sous-Directeur général pour l’éducation, UNESCO , qui aborde en détail le multilinguisme en Afrique oui, mais en conseillant l’enseignement d’abord dans sa langue maternelle.
Il aborde aussi divers autres exemples (le quéchua au pérou)
« Fortement concurrencées par le russe pendant près de 70 ans, les langues parlées dans les anciennes Républiques soviétiques manquent aujourd’hui des termes adéquats pour décrire notre environnement technologique ou scientifique. »
C’est ce qui arrive en Europe au suédois et au norvégien, ce qui pourrait arriver au français si l’anglais se généralisait à l’université...
« L’un des éléments les plus frappants mis en lumière par ce tableau est le relatif « recul » de l’usage du maltais chez les parents qui s’adressent à leurs enfants. Peut-être faut-il interpréter ce phénomène par une volonté (inconsciente ?) d’encourager les nouvelles générations à s’exprimer dans un idiome internationalement répandu, et dont la maîtrise précoce serait la garantie d’une meilleure réussite professionnelle. On note en effet que si la langue maltaise est très majoritairement employée dans les relations « privées » (à la maison ; dans le quartier), c’est plutôt l’anglais qui semble privilégié sur le lieu de travail des locuteurs.
Pour résumer, il semblerait que le maltais soit massivement considéré comme une langue de cœur, porteuses de valeurs culturelles et identitaires très fortes, et sans ambition extra-territoriale. Parallèlement, l’anglais, symboliquement peu chargé (voire déprécié : « langue des snobs », disent même certains) serait naturellement reconnu comme la langue indispensable de communication internationale, sentiment exacerbé par la mondialisation et l’entrée de Malte dans l’U.E. »
« (Mémoire de DEA "Le bilinguisme dans l’éducation à Malte : des pratiques en évolution" par Jullien FERNAND, Docteur en Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Provence. )
(1. L’enquête et l’analyse qui en découle ont été effectuées dans le cadre de l’obtention de DEA de Sciences du langage, à l’Université Paul Valéry (Montpellier III). Elles ont fait l’objet d’un mémoire, « Le bilinguisme dans l’éducation maltaise : des pratiques en évolution », dirigé par Mme Michèle Verdelhan ).
L’Unesco évoque depuis quelques années un aspect méconnu qui pourrait bien prendre de l’ampleur dans le futur : l’enseignement dans sa langue "maternelle", reconnu plus efficace (car on pense mieux dans sa propre langue), ne serait-il pas tout simplement un droit ? (exemples : le conflit récent aux USA sur l’espagnol, ou le Pérou qui fit l’essai de reconnaître le quéchua).
Pourquoi cette longue et peut-être fastidieuse accumulation d’extraits ? Pour montrer qu’au-delà des belles paroles sur la richesse du plurilinguisme, la question de la transmission des connaissances et celle de la communication entre les peuples est partout et depuis toujours un terrible casse-tête. Un pays doté de plusieurs langues officielles est certes riche, mais il est riche aussi de difficultés structurelles...
Mais un peu de réalisme pointe enfin le bout de son nez dans le monde des langues et de la pédagogie : très récemment, une émission de France-Culture abordait justement les difficultés de l’apprentissage de la lecture lorsque l’enfant y est obligé dans une langue autre que sa langue maternelle, soit parce que l’école se fait ainsi dans son pays, soit parce qu’il est immigrant :
« Dans un monde qui favorise la confrontation à plusieurs univers, cette multiplicité est synonyme de richesse tout autant que de handicap. »
(France-culture 21/12, 15h)
Dans la même émission :
« " On n’apprend à parler qu’une fois, et dans la langue de sa mère", scande le linguisteAlain Bentolila. " Prétendre apprendre à lire et à écrire à un enfant dans une langue qu’il ne parle pas, c’est tout simplement le condamner à l’analphabétisme " ajoute-t-il, en précisant que ce simple fait explique le taux d’analphabétisme de Haïti (85%) ou du Maroc (55%°) »
Il a rappelé qu’il était bien difficile pour un enfant vers six ou sept ans d’apprendre à lire en arabe standard alors qu’il a appris les mots jusque là en berbère, en espagnol alors que sa langue maternelle est le quéchua, a donné quelques autres exemplesen Afrique, Haïti, ou chez nous en français si l’élève est immigrant récent et n’a qu’un stock de mots francophones très limité.
Il suggérait, si nous avons bien compris, de favoriser un accueil progressif, en intégrant un apprentissage de la lecture dans sa langue maternelle, le décalage scolaire vis-à-vis du français se rattrappant progressivement avant la 6e, sans vouloir aller trop vite.
On peut rapporter également une réflexion sur un sujet voisin, faite par Patrick Weil, Directeur de recherches au CNRS, dans un article intitulé « Il faut passer à l’action au lieu de se contenter de symboles ! » paru dans l’édition du 17/12/08 du journal Le Monde, qui répondait sur la discrimination positive :
« Question : Patrick Weil, vous êtes directeur de recherche au CNRS, auteur de "La République et sa diversité" (Le Seuil, 2005) et de "Liberté, égalité, discriminations" (Grasset, 2008). Faut-il inscrire la discrimination positive dans le préambule de la Constitution ?
Réponse : "Non, je n’y suis pas favorable. (…)
Question : Que pensez-vous des mesures annoncées par Nicolas Sarkozy ?
Réponse : Je trouve qu’elles sont un peu timides. (…) On pourrait également modifier voire supprimer les épreuves des concours les plus discriminantes comme la culture générale et, surtout, les langues vivantes : la culture générale parce qu’elle fait appel à des notions que l’on apprend dans les milieux favorisés et les langues vivantes parce qu’il n’y a pas meilleur apprentissage que les séjours à l’étranger, qui ne sont pas accessibles aux milieux populaires. Il faut, bien sûr, maîtriser les langues mais il faut les apprendre au cours de sa formation, et non être sélectionné sur cette base. (…) »
On aura compris que, par « les langues », on entend l’anglais comme épreuve dans les concours d’admission. Augmenter les heures, financer des stages d’été comme l’a annoncé Xavier Darcos ne fait que déplacer le problème et augmenter le niveau exigé par les concours ou les entreprises : sera-t-on demain obligés de commencer l’anglais à la maternelle ?
Conclusion :
Reconnaître que le plurilinguisme, qui est une richesse, peut aussi être un handicap, est un premier pas vers l’acceptation qu’une langue étrangère est un immense travail, un premier pas vers la reconnaissance du droit –encore fragile - à recevoir un enseignement dans sa langue maternelle, un premier pas dans la réflexion sur l’incommunicabilité entre les habitants de la Terre, sur la tour de Babel.
Mais on peut aussi laisser la conclusion aux humoristes, aux auteurs anonymes de blagues russes :
A Odessa, deux habitants voient un étranger en grande difficulté dans la mer, car visiblement il appelle au secours :
- Help ! help !
Les deux gars ne bougent pas, et au bout d’un moment, l’étranger se noie.
L’un d’eux dit à son pote :
- Tu vois, au lieu d’apprendre des langues étrangères, il aurait mieux fait d’apprendre à nager.
Dans un tout petit village d’Ukraine, un touriste visiblement un peu perdu demande son chemin à des habitants. D’abord en anglais : pas de réaction. Il répète alors la même question en allemand, sans résultat. Puis en espagnol, italien, arabe, et, en désespoir de cause, balbutie quelques mots de chinois.
Devant l’absence de réactions, il finit par s’en aller, au hasard des rues.
- Tu as vu ce touriste ? s’exclame un habitant admiratif à son pote, il en connaît des langues !
- Ah ouais ? Et à quoi ça lui sert ?
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