Tout ce qui est juste n’est pas « djeust » : un anglicisme envahissant !
Un nouvel anglicisme irritant, apparu insidieusement, est en train de prendre une extension fulgurante : celui qui consiste à prononcer le mot « juste » à l’anglaise (« djeust »). Pourquoi ce néologisme phonétique en apparence inutile ? Examinons les faits.
Depuis environ un ou deux ans, cette nouvelle manie linguistique est apparue, tout d’abord confidentiellement dans certains débats-spectacles ("talk-shows") télévisuels, dans la bouche d’animateurs, ou de personnalités invitées, ainsi qu’occasionnellement chez certains Parisiens. Je pensais initialement qu’il s’agissait d’une de ces multiples manifestations irritantes de snobisme d’une certaine intelligentsia branchée (encore que l’on pourrait parfois parler d’imbécilentsia à ce propos), jusqu’à ce que, dimanche dernier, demandant un rôti d’1 kg à mon boucher, celui-ci m’en pèse un de 920 grammes et me dise "aïe, ça risque d’être un peu djeust" !
Il ne s’agissait donc plus d’un simple anglicisme à la mode germanopratine , mais d’un "phénomène de société", j’en veux pour preuve supplémentaire le fait d’avoir entendu mes enfants l’employer une ou deux fois, à ma grande consternation. L’utilisation la plus incongrue de cette prononciation fautive aura été atteinte au cours d’une émission de télé-réalité dont le but était de sélectionner une nouvelle vedette de la chanson (Je crois qu’il s’agissait de Nouvelle star) : l’un des membres du jury avait, après la prestation musicalement douteuse d’un des candidats (ou d’une des candidates, je ne m’en souviens plus), villipendé l’apprenti-artiste en lui déclarant "qu’au niveau de la justesse, c’était franchement djeust" ! (Euphémisme poli pour lui signifier qu’il, ou elle, chantait comme une casserole !)
Néanmoins, cette phrase entendue à Nouvelle star, permet de constater que, tout récent qu’il soit, ce néologisme phonétique obéit à des règles grammaticales et d’usage non écrites, mais cependant très strictes. En effet, le membre du jury s’est bien gardé d’employer le terme "djeustesse", mais en est sagement resté à "justesse". De même, imaginons le ridicule d’un homme qui, au cours d’un dîner en ville dans lequel il chercherait à frimer linguistiquement, irait critiquer les mesures prises par le nouveau ministre de la "Djeustice" Rachida Dati, ou bien parlerait de "l’indjeustice" dont ont été victimes les faux coupables du procès d’Outreau ! Même le candidat CPNT à la présidentielle, Frederic Nihous, qui employait presque à chaque phrase l’adverbe "justement", ne disait justement jamais "djeustement" ! Essayons donc de déterminer ces règles non-écrites.
Tout d’abord, penchons-nous sur la signification de ce néologisme. On peut déjà dire qu’il n’est strictement jamais employé dans un sens ayant un quelconque rapport avec la justice. On n’entendra jamais dire d’un tribunal qu’il a pris une "djeuste décision".
Par contre, il est employé dans plusieurs sens principaux :
1er) Pour exprimer l’idée d’approximation, d’insuffisance, voire même de non justesse : la phrase "en ce qui concerne la justesse, c’était franchement approximatif" se traduira en novlangue télévisuelle par "au niveau de la justesse c’était franchement djeust", ce qui veut justement dire... que ce n’etait pas juste ! Considérons deux phrases émises par un professeur adepte de la novlangue : s’il dit, à propos d’un devoir d’élève "votre raisonnement est très juste", c’est une bonne appréciation, alors que s’il déclare "votre raisonnement est très djeust", ça veut dire qu’il est très approximatif ou insuffisant, c’est donc une critique ! A noter que ce genre d’inversion du sens d’un mot s’est également observée lors de la transformation du latin res (chose) au français "rien" (absence de choses, ou très petite chose, comme dans la phrase "un rien l’habille")
; 2e) pour exprimer l’idée d’une chose survenue de justesse ou in extremis, ou d’une étroitesse de marge de manoeuvre : "une minute plus tard j’aurais raté mon train, c’était "djeust", ou alors "cette petite voiture pour une famille nombreuse, c’est un peu djeust" ;
3e) Il semble depuis peu exister une autre acception du néologisme "djeust" pour exprimer l’idée de quelque chose pouvant être considéré comme plus ou moins non conforme au politiquement correct, ou aux nouvelles règles de la bien-pensance, ou de la nouvelle normalité morale telles qu’elles pouraient être définies, par exemple par le journal Libération, journal qui utilisera cependant préférentiellement le terme "nauséeux". Exemple : les propos récents d’un prélat allemand sur "l’art dégénéré" seront qualifiés, dans une conversation branchée, de "vraiment djeusts", et par Libération de "nauséeux" ! Une personne pourra, sans susciter de scandale, étaler au grand jour dans une conversation mondaine ses préférences sexuelles, par contre si dans cette conversation elle qualifie tel homme politique homosexuel de "tantouze", ses propos seront sévèrement jugés par les autres convives comme étant "franchement djeust" ! (évidemment ceci n’est valable qu’à Paris et dans les grandes villes, dans les villages et les campagnes, c’est plutôt l’inverse qui ferait encore scandale !)
Maintenant, penchons-nous sur d’autres bizarreries grammaticales de l’adjectif néologique "djeust" :
1er) Toute utilisation d’un adverbe, d’un verbe ou d’un substantif plus ou moins dérivé de cet adjectif est, compte tenu des considérations précédentes, à proscrire formellement comme contraire à l’usage, que ce soit djeuge, djeustesse, djeugement, djeustice, indjeustice, indjeuste ou djeuger ! De même sont à éviter les locutions telles que "à djeuste titre" !
2e) N’utiliser cet adjectif que comme attribut du sujet, et ne l’employer qu’après un verbe d’état (être , paraître, etc.), jamais comme adjectif épithète. En langue snob, on peut dire "j’ai failli rater mon avion, c’était djeust", mais il faut absolument éviter, sous peine de ridicule "j’ai attrapé mon avion à l’heure djeuste" !
Comment expliquer le développement fulgurant d’un anglicisme superflu dont l’utilisation demande autant de précautions, alors qu’il existait un mot français qui faisait parfaitement l’affaire ? Il y a plusieurs explications à cela :
1er) De même qu’il existe depuis longtemps le "fast-food", est apparu également le "fast-write" (cette espèce de langage phonétique et grammaticalement amorphe utilisé par les adolescents dans les messages écrits transmis par téléphone portable), on observe maintenant aussi l’apparition d’un "fast-speak" consistant à abréger les mots pour parler de plus en plus vite. On observe par exemple des abréviations non justifiées (gastro pour gastro-enterite), le remplacement d’adverbe par des adjectifs (je fais ça rapide, au lieu de rapidement), l’apparition de u muets (t’sais au lieu de tu sais), la suppression du "ne" dans les phrases négatives (grande spécialité de notre président), etc. Dans ce contexte, "djeust" est plus vite dit que ses équivalents sus-mentionnés (approximatif, insuffisant, politiquement incorrect, in extremis). (Une adepte forcenée du fast-speak semble être une actrice-chanteuse blonde, nouvelle membre d’un jury de télé-réalité, dont les déclarations sont mitraillées dans un sabir ultra-rapide parfois strictement incompréhensible !)
2e) Une raison plus fondamentale serait une particularité permanente de la langue française à recycler la même racine latine ou romane pour créer un nouveau mot d’un sens un peu ou très différent, ce qui entraîne l’existence de très nombreux doublets, voire triplets lexicaux (huit cents ou plus). On peut noter ainsi : chevalier/cavalier, pasteur/pâtre, arracher/éradiquer/déraciner, chaise/chaire, moyen/médium/médias, etc. Le mot "aujourd’hui" associe deux éléments d’un de ces doublets : en effet, le latin a contracté hoc dies (ce jour) en hodie (aujourd’hui), lequel a donné oggi en italien, hoy en espagnol et hui en vieux francais, tandis que dies se tansformait en "jour". "Aujourd’hui" est donc un mot redondant qui signifie "au jour de ce jour". Une double redondance apparaît avec la locution inélégante "au jour d’aujourd’hui" (qui est utilisée malencontreusement à la place de "de nos jours") !
Ces doublets linguistiques apparaissent lorsque un mot se met à avoir deux ou plusieurs sens assez différents, ou qu’un sens figuré devienne prépondérant, ou pour désigner un sens restrictif d’un mot, et continuent d’apparaître actuellement. Ainsi une interview est une entrevue "avec un journaliste" , les "moyens" se transforment en "médias" lorsqu’ils sont "de communication" et en "médiums" lorsque ce sont des moyens de communication "avec l’au-delà" (ou des moyens "de dilution de la peinture") ! Un nouveau doublet à la mode : social/sociétal, fait qu’un cas social n’est certainement pas un cas "sociétal", alors que l’emploi de "djeust" pourrait être qualifié de phénomène "sociétal", au lieu de social, dans les milieux bobos.
Plusieurs de ces doublets sont apparus après un passage outre-Manche, par exemple fleurette/flirter, tenez/tennis. Un exemple récent est le néologisme "générer", de l’anglais to generate, non mentionné dans le dictionnaire de 1961 mais qu’on trouvait dans celui de 1991. Il s’agit du sens figuré du verbe "engendrer" (donner naissance), utilisé dans son sens figuré (être à l’origine). Ainsi, on peut dire que l’usage du tabac engendre ou génère des maladies, mais on ne peut sûrement pas dire que Ségolène Royal a "généré" quatre enfants ! (Le verbe générer a été favorisé également par le malaise de certains vis-à-vis des conjugaisons des verbes du troisième groupe...)
Le néologisme "djeust" est donc un exemple typique de ce recyclage linguistique en doublets si courant dans la langue française, ceci explique peut-être son succès actuel. Reste à se poser la question du devenir linguistique de "djeust". On peut déja constater qu’il s’agit d’un phénomène purement oral, je ne l’ai jamais vu être écrit (même sur Agoravox ! ). La question est de savoir s’il va être officialisé par le Robert ou le Larousse, à l’instar de "générer". Les bizarreries grammaticales exposées plus haut risquent de mettre un frein à cette consécration.
Néanmoins, le problème principal qui se poserait serait celui de son orthographe. Soit on officialiserait l’orthographe anglaise originale just, mais celle-ci se distingue trop peu de l’orthographe de "juste", et par ailleurs contribuerait à aggraver l’arbitraire phonétique de l’orthographe française, ce qui exposerait les futurs examinateurs de l’oral du bac en 2030 à subir l’outrage de considérations sur l’action de Saint-Djeust pendant la Révolution française ! D’autres orthographes seraient envisageables, telles que "djeust", ou mieux, "djeuste".
Quelles que soient les décisions futures des rédacteurs de dictionnaires, il semble, dans ce cas précis, que le mieux serait peut-être que chacun d’entre nous vide son disque dur lexical de toutes les scories indésirables qui l’encombrent...
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