Génocide rwandais et schéma auto-victimaire
Suite à l’article Génocide rwandais et pouvoir victimaire, je tente ici une réflexion qui, malgré les convictions affichées ici et là sans précautions oratoires particulières, ne propose ni certitudes, ni conclusions définitives, seulement un ensemble de conjectures destinées à cerner du mieux possible le schéma auto-victimaire et sa diabolique mécanique.
Introduction
Du génocide au Rwanda, nous connaissons seulement la fable selon laquelle... :
« des gentils (Tutsi) ont été tués par des méchants (Hutu) ; ils ont contre-attaqué, ont expulsé les méchants, ont formé un nouveau gouvernement et la paix est revenu dans ce pays ravagé. [1] »
Depuis vingt ans, les témoignages s’accumulent qui montrent qu’il s’agit d’une histoire truquée (un storytelling) qui masque une stratégie diabolique destinée avant tout à permettre le pillage des immenses richesses du Congo voisin en toute impunité.
Le pitch de l’histoire du génocide rwandais telle qu’elle attend encore d’être dite [2] au grand public et auquel nous sommes parvenus au terme de la première partie de cet article peut se formuler ainsi :
Soutenu par les Anglo-américains, l’actuel président du Rwanda, Paul Kagamé, a profité (sic) du massacre des Tutsi pour... :
a) légitimer sa prise de pouvoir par la force et
b) légitimer des interventions militaires au Congo destinées à prendre en toute impunité le contrôle de ses immenses richesses au prix d’un génocide de la population des Grands Lacs estimé en 6 et 12 millions de personnes.
Bien qu’il doive être encore précisé, ce nouveau et effroyable récit rwandais est suffisamment solide pour nous installer d’emblée dans la dimension anthropologique sous le rapport de la violence et du sacré [3].
Ce dernier était déjà présent dans la fable initiale car le massacre des tutsi ayant été reconnu comme génocide, ses représentants se sont vus ipso facto conférer le statut de victimes sacrées devant l’Histoire et devant les hommes, c’est-à-dire, la communauté internationale, plus ou moins coupable de n’avoir pas su empêcher ce drame et donc, en dette éternelle vis-à-vis du peuple tutsi.
Dans l’histoire revue et corrigée du génocide rwandais, nous n’avons plus affaire à un simple massacre mais à un véritable sacrifice qui se présente sous sa forme la plus archaïque, la plus inhumaine serait-on tenté de dire, tant son caractère odieux ou barbare nous porte à la croire ressortissant à des époques définitivement révolues.
Je veux parler de ce qui forme probablement l’essence originelle du sacrifice qui consiste à consacrer (livrer, abandonner) au Divin (et donc détruire ou mettre à mort) ce que l’on a de plus cher afin d’en retirer un bénéfice... encore plus cher.
Ainsi que l’anthropologie de René Girard y a suffisamment insisté, les pratiques sacrificielles, et notamment les sacrifices humains sont à la source des cultures religieuses et donc des cultures tout court dont nous avons hérités. Cet auteur a même fait l’hypothèse que c’est l’invention du sacrifice, et donc du religieux qui, précisément, a permis le passage de nos ancêtres primates hominidés à l’Homme moderne.
Il n’est pas nécessaire d’être girardien pour convenir que l’histoire des premières civilisations regorge de sacrifices humains et, de fait, notre civilisation dite judéo-chrétienne repose explicitement sur le rejet de ces pratiques. C’est en effet ce que permet de comprendre le sacrifice d’Isaac dans l’Ancien Testament : le Dieu d’Abraham n’agrée plus les sacrifices humains et demande qu’il leur soit substitué les sacrifice animaux.
Cette demande n’a de sens que si l’on comprend que les pratiques ancestrales des peuples méditerranéens ont, comme dans les cultes des dieux Baals, longtemps fait appel au sacrifice des enfants, notamment les premiers nés.
Quoi qu’il en soit, c’est bien à ces pratiques d’un autre âge que nous sommes renvoyés à présent car, ainsi que cela a été évoqué à la fin de la première partie, l’idée que Kagamé ait déclenché le massacre des Tutsi pour en tirer profit peut se comprendre de deux manières seulement :
- Soit le génocide rwandais a été pour Kagamé une forme de sacrifice consenti (et même en l’occurrence provoqué au travers de l’attentat) mais accompli par un ennemi disposant déjà de ses propres motivations (hypothèse dite LIHOP) qui fait référence à un laissez-faire délibéré) et cela afin de bénéficier des avantages du statut victimaire.
- Soit ledit sacrifice a été non seulement consenti, provoqué mais aussi activement organisé (hypothèse MIHOP) via la « fabrication » méthodique et médiatique d’un ennemi, un bourreau sanguinaire, le hutu, dont les motifs résulteraient en fait d’une manipulation, d’une « ingénierie sociale » téléguidée par les dirigeants tutsi et délibérément orientée vers le massacre des populations tutsi. Cela, toujours dans le but de bénéficier des avantages exorbitants du statut victimaire.
Dans un cas comme dans l’autre, le président rwandais aurait contribué, passivement ou activement, au fait que des membres de son ethnie ont été massacrés. Par conséquent, dès lors qu’il semble acquis que Kagamé est à l’origine de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, on peut considérer qu’il a délibérément sacrifié une partie de son peuple sur l’autel de ses ambitions politiques.
Plausibilité de l’hypothèse MIHOP
Pour l’instant, seule l’hypothèse correspondant à l’option 1 (laissez-faire délibéré ou simple déclenchement) apparaît « vérifiée ». Elle est déjà assez sulfureuse mais nous ne pouvons-nous y arrêter. En effet, la question reste encore de savoir si l’option 2 (organisation délibérée du massacre) pourrait elle aussi se voir étayée par des éléments probants.
Le dernier livre de Bernard Lugan nous en offre un certain nombre que l’auteur annonce dans la présentation par le passage suivant :
Entre 1990 et 1994, le FPR (Front Patriotique Rwandais actuellement au pouvoir au Rwanda) usa d’une stratégie de la terreur destinée à provoquer le chaos en exacerbant les haines ethniques. p. 5
Voici les éléments, qu’on peut, me semble-t-il, retenir concernant l’hypothèse d’une volonté génocidaire d’origine Tutsi :
- Le FPR rompt le cessez-le feu et se met en marche dans la nuit même de l’attentat, ce qui, aux yeux de tous les observateurs, prouve sans équivoque possible, qu’il était déjà sur le pied de guerre, n’attendant plus que le signal que constituait l’attentat après s’être armé continûment via l’Ouganda en dépit des dénégations criminelles de Dallaire (voir p. 8)
- Selon le capitaine Amadou Dème, officier sénégalais de la MINUAR, force armée de l’ONU, « c’est le FPR qui eût l’initiative des massacres » (p. 10)
- « Les Interahamwe dont le nom est associé au génocide des Tutsi furent en réalité créés par un Tutsi devenu plus tard ministre dans le gouvernement tutsi du général Kagamé. Le chef des Interahamwe à Kigali était lui-même Tutsi ainsi que nombre d’infiltrés au sein de cette milice. » (p. 6)
- Dans la vidéo de la BBC, l’Histoire non dite du Rwanda (Rwanda’s Untold Story), il apparaît clairement que les avancées du FPR sont corrélées avec des massacres dont la comptabilité précise laisse à penser qu’il y a eu presque autant de Hutu massacrés que de Tutsi. (de fait, il n’y avait pas assez de Tutsi présents dans la population pour parvenir au décompte 1.000.000 de morts ou même seulement de 800.000, vu le nombre de survivants).
La cuisine du diable : le schéma auto-victimaire
Considérant que les éléments présentés ci-dessus rendent l’option 2 suffisamment plausible, résumons le scénario qui s’offre à notre regard :
- un meneur tutsi appuyé par des intérêts anglo-américains,
- organise le sacrifice de son propre peuple
- afin d’obtenir le précieux statut victimaire et donc
- un pouvoir illégitime sur son pays (les tutsi représentent seulement 10% de la population)
- mais aussi le pouvoir quasi sacré qu’ont les victimes officielles d’accomplir les pires violences en toute impunité parce qu’elles sont et reste éternellement des victimes qui ont déjà suffisamment souffert ; à leur égard, respect, circonspection et retenue coupables sont alors de rigueur...
- même si c’est un véritable génocide qui a cours au Congo !
C’est ce schéma sacrificiel auto-victimaire que Carla del Ponte a, de manière fort pertinente, qualifié de « diabolique » lorsqu’elle en a entrevu la possibilité. Non seulement il procède d’un monstrueux calcul mais il est aussi complètement mensonger et parfaitement injuste étant donné que l’accusé (le bouc émissaire) est innocent de la violence qu’on s’est infligé à soi-même et dont on l’accuse. Enfin, comme le(s) sacrifié(s) et le(s) manipulateur(s) sont « du même sang », on peut aussi reconnaître ici une survivance des pratiques sacrificielles « païennes » auxquelles le message judéo-chrétien s’est opposé et qu’il était censé abolir.
Le génocide rwandais nous montre donc qu’après deux millénaires cette forme sacrificielle « diabolique » — au sens où loin de rassembler (la fonction première du sacrifice), elle entretient la division entre de (prétendues) innocentes victimes et des coupables « boucs émissaires » — n’a rien perdu de son actualité et il devient, dès lors, intéressant et même nécessaire de tenter de circonscrire son mécanisme comme son champ d’application.
Nous allons voir que son mobile premier, la tentation du pouvoir victimaire est, en fait, difficilement résistible. La plupart d’entre nous y succombent de sorte que la grande majorité des violences exercées en ce bas monde proviennent de personnes ou de groupes qui se perçoivent en tant que victimes, ne serait-ce que d’une offense (une blessure narcissique, c’est-à-dire, une atteinte à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes) et qui, en conséquence, jugent leur propre violence comme légitime puisque défensive et/ou réparatrice. Une étude de Luckenbill (1977) avait ainsi révélé que chacun des 71 crimes de sang commis durant une décennie dans un comté californien faisaient suite à atteinte grave à l’image de soi de l’agresseur pour qui la violence était alors apparue comme le seul moyen de sauver la face. Ceci, bien sûr, ne concerne que des individus mais il faut maintenant imaginer la puissance du phénomène lorsque c’est tout un peuple qui se perçoit comme victime d’une agression. Songeons à la réaction étasunienne après le 11 septembre 2011. Ces exemples ne portent que sur un des aspects les plus visibles d’un pouvoir immense mais essentiellement obscur et protéiforme car il s’enracine dans un sacrificiel archaïque dont l’humanité est issue mais dont nous ne soupçonnons plus l’existence alors qu’il constitue encore actuellement le socle et la charpente de nos cultures et de nos sociétés.
C’est de ce pouvoir qu’est venu l’institution de la royauté (voir plus bas) et comme celle-ci est en train de passer, comme nous vivons dans des sociétés ayant perdu le sens du sacré, nous ne le reconnaissons pas lorsqu’il s’offre à notre regard. Par exemple lorsque le monde occidental se rassemble comme un seul homme autour des victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo, nous peinons à reconnaître la présence du sacré lors même que l’expression « union sacrée » est sur toutes les bouches. Cette unité de la foule autour des victimes est la source du pouvoir victimaire [4], c’est elle qui lui confère, pourrait-on dire son autorité, c’est elle qui fait que, par exemple, lorsque, par maladresse ou bêtise gouvernementale, une personne est tuée lors d’un mouvement populaire, les revendications de ce dernier sont rapidement satisfaites — pensons à Malik Oussekine ou, tout récemment, à Rémi Fraisse, tué lors de la manifestation contre le barrage de Sivens dont le projet a été abandonné depuis.
Il est évident que, pour les gouvernants qui l’ont identifié, le pouvoir de « solidariser » une foule par la contagion émotionnelle en la disposant à la défense des victimes ne saurait laisser indifférent. Mais de là à en venir à se faire soi-même violence, il y a un sacré pas à franchir. Car, sauf à l’inventer soi-même par un calcul d’un cynisme inhumain probablement assez rare, pour concevoir et mettre en œuvre ce que nous appellerons ici un schéma auto-victimaire, encore faut-il en avoir une connaissance préalable.
Mais justement, il se pourrait bien que la stratégie diabolique consistant à faire de soi une victime au travers d’un sacrifice auto-administré soit une constante de l’histoire humaine en raison de ce qui se présente comme une véritable omniprésence tant dans les champs psychologique qu’anthropologique.
Généralité du schéma auto-victimaire
Considérons les différents éléments qui, directement ou indirectement, viennent à l’appui de cette hypothèse :
1.L’enfant en toute-puissance
Très tôt l’enfant comprend que sa détresse est ce qui lui permet d’obtenir ce qu’il désire, ne serait-ce que la sécurisante présence de ses parents. Rien de plus normal lorsqu’il s’agit d’un bébé mais certains enfants ne sont pas prêts à renoncer à cette position de toute puissance et s’attardent dans la plainte et les jérémiades comme mode privilégié de relation aux autres qu’ils asservissent ainsi à leur toute puissance. Lorsque les parents favorisent de telles dispositions en renonçant à toute volonté éducative face à la détresse exprimée par leur enfant, ils mettent ce dernier sur la voie de stratégies perverses consistant à se faire mal ou simplement se mettre en danger pour obtenir le consentement de l’adulte à leurs caprices.
L’attitude qu’a le jeune Pépé dans Astérix en Hispanie en est une parfaite illustration. Il retient sa respiration jusqu’à ce qu’il lui arrive quelque chose afin que ses gardiens, Astérix et Obélix, cèdent à ses demandes :
La réalité est souvent plus dure. Par exemple, mon métier m’amène à rencontrer régulièrement des enfants tels que François, 4 ans, qui se tape la tête au sol tant qu’on persiste à lui refuser quelque chose ou Clément, 7 ans, qui se mord jusqu’au sang pour obtenir ce qu’il veut de sa grand-mère. Dernièrement j’ai vu Brian, 8 ans, qui s’est précipité dans le vide et que son père a rattrapé au vol de sorte que ses parents sont à présent convaincus qu’il pourrait se suicider s’il n’obtient pas satisfaction.
Ces stratégies perverses de la toute-puissance infantile apparaissent malheureusement de plus en plus fréquentes au point qu’on peut se demander quels parents ne s’y sont pas trouvés confrontés à un moment ou un autre ?
Quoi qu’il en soit, l’expérience humaine primordiale, c’est-à-dire, infantile — celle qui nous marque à vie puisque c’est sur elle que notre organisation psychologique s’élabore — apparaît potentiellement porteuse d’un schéma victimaire auto-sacrificiel que certains adultes pourraient être enclins à mobiliser dès lors que son pouvoir d’influence continuerait de se vérifier.
2.Toute puissance de la victime sacrificielle
Dans le contexte de l’anthropologie sacrificielle développée par René Girard, on peut envisager des interprétations du rituel qui voient le futur sacrifié comme un être en instance de divinisation auquel rien ne peut être refusé, pour autant qu’il reste orienté vers sa fin sacrificielle, c’est-à-dire, sa mort.
Dans cette ligne de pensée, Girard a même fait l’hypothèse qu’un roi serait originellement un futur sacrifié qui, par la lente évolution du rituel, a pu progressivement et même indéfiniment retarder le moment fatal, par exemple en laissant son rôle de sacrifié à une autre victime. [5]
Quoi qu’il en soit, l’omniprésence des traces du sacrificiel archaïque dans nos cultures suggère une lecture jungienne et amène à postuler que des archétypes victimaires, des universaux anthropologiques préconscients ou inconscients pourraient, en quelque sorte, constituer des attracteurs pour tous ceux qui se trouvent en quête de pouvoir, de sorte que la posture victimaire s’offrirait comme stratégie de choix pour le manipulateur. Se sacrifier pour devenir le roi, c’est un bon plan, non ? Surtout si le sacrifice peut être délégué à un alter ego.
3.Le pervers moral
Nous connaissons ou nous avons tous entendu parler de cas de personnes qui semblent prendre un malin plaisir à mettre d’autres personnes hors d’elles-mêmes en les harcelant jusqu’à ce que ces dernières explosent et apparaissent alors comme source d’une violence coupable qui fera passer le manipulateur pour une pauvre victime à qui justice doit être rendue. C’est une technique de base du harcèlement moral et elle est clairement perverse dans la mesure où c’est la personne source de la violence psychologique qui passera finalement pour victime du passage à l’acte qu’elle a expressément cherché à susciter chez l’autre. L’aspect sacrificiel vient de ce que le manipulateur est effectivement agressé d’une manière ou d’une autre par celui qu’il a poussé à bout. Mais le jeu en vaut généralement la chandelle car l’agresseur (véritable victime de la manipulation) se trouve alors publiquement reconnu comme auteur coupable d’une violence inacceptable sur une pauvre victime qui peut alors bénéficier de tous les avantages afférents à ce statut et, en particulier, l’innocence. Il semblerait qu’une proportion non négligeable de violences faites aux femmes trouve son origine dans des stratégies basées sur le schéma auto-victimaire ou plutôt ici auto(hétéro)victimaire puisque l’acte violent n’est plus accompli par le sujet lui-même mais suscité chez un adversaire instrumentalisé. Quoi qu’il en soit, l’homologie avec le scénario rwandais est parfaite et on peut penser qu’il n’y a, en définitive, rien eu de nouveau sous le soleil rwandais.
4.Légitime défense
Il est bien connu que si nous sommes victimes d’une agression susceptible de mettre notre vie ou nos biens en danger, la loi nous autorise une violence jugée légitime lorsque défensive et proportionnée. On constate donc encore une fois qu’à la posture victimaire est associé à un droit proprement exorbitant puisque l’agressé peut aller jusqu’à tuer pour sa défense alors qu’il vit généralement dans une société où la peine de mort a été abolie.
Il y a là, bien sûr, un superbe ressort pour des intrigues sulfureuses dont les écrivains et scénaristes ont fait ample usage de sorte qu’il est parfois difficile de ne pas penser que telle ou telle situation de légitime défense a pu être « contrefaite ». L’affaire Oscar Pistorius constitue ici un bon exemple. Ainsi, encore une fois, le schéma auto-victimaire mobilisé par le clan Kagamé ne semble pas tombé de la dernière pluie.
5.Fausse bannière (False flag)
Savez-vous qu’Hitler a déclenché la deuxième guerre mondiale en se drapant dans la posture de la victime grâce à ce que l’on a appelé « l’incident de Gleiwitz » ? Le 31 août 1939, la veille de l’entrée en guerre contre la Pologne, des allemands déguisés en soldats polonais ont en effet « attaqué » un émetteur radio frontalier à partir duquel ils ont diffusé un court message appelant la minorité polonaise de Silésie à prendre les armes pour renverser le chancelier allemand. Cet incident, rendu « réaliste » par la mise à mort de quelques prisonniers déguisés, a servi de prétexte à la propagande nazie pour justifier l’attaque de la Pologne aux yeux du peuple allemand — qui pouvait seul ici être dupe. Comme aurait dit alors Hitler à ses généraux : « on ne demande jamais au vainqueur s’il a dit la vérité. »
Il s’agissait d’une opération dite sous « faux drapeau » ou « fausse bannière » (false flag), notion à laquelle les attentats du 11 septembre 2001 ont donné une large audience et dont on retrouve la trace tout au long de l’histoire en tant que stratégie privilégiée des hommes de pouvoir pour susciter l’agressivité du bon peuple envers tel ou tel ennemi de circonstance. L’incendie du Reichstag a, là encore, été le fait des nazis et leur a permis d’accéder aux pleins pouvoirs en désignant les communistes comme l’ennemi à abattre.
Ainsi, le principe de ce que l’on peut et doit appeler du terrorisme est toujours le schéma auto-victimaire :
- le pouvoir organise un attentat contre de son propre peuple
- Le peuple se rassemble mimétiquement autour des victimes (l’union sacrée)
- Un ennemi responsable est désigné
- Qui, dépeint sous des traits monstrueux, cristallise l’animosité du public
- et rend ainsi légitime la réplique violente que l’on nomme défense.
Le terrorisme apparaît ainsi le meilleur allié du pouvoir puisqu’en mobilisant le peuple contre l’ennemi désigné, il le dispose à une complète soumission à ses chefs et même au sacrifice suprême pour la défense de la patrie et de ses « valeurs ».
Une fois n’est pas coutume, l’article « Fausse bannière » de Wikipédia est informatif et offre un large éventail d’exemples historiques de sorte qu’il n’est pas nécessaire que je développe davantage. Ce qu’il convient de retenir ici me paraît être la redoutable efficacité du procédé qui suffit à en expliquer l’omniprésence et la complète actualité. Comme le rappelle très opportunément Lucien Cerise dans son « Gouverner par le Chaos [6] », cette stratégie de manipulation basée sur l’attentat constitue le b-a ba de la guerre psychologique ou de l’« ingénierie sociale » à laquelle les militaires se sont formés au cours du XXe siècle. De sorte que, face à tout acte terroriste, le premier suspect du citoyen devrait toujours être le pouvoir en place (serait‑ce un « Etat profond » court-circuitant les gesticulations des marionnettes gouvernementales) car ce dernier étant assurément le premier « intéressé » aux bénéfices du chaos suscité, il pourrait bien avoir fait le choix de la stratégie perverse que constitue l’opération sous fausse bannière.
Quoi qu’il en soit, nous voilà confortés dans l’idée qu’individu ou peuple, nul n’est davantage disposé à terrasser un adversaire que celui qui s’en croit victime. Lorsqu’elle se pense légitime, la violence ne connaît plus d’entrave. D’où l’idée que le statut (perçu) de victime est la première cause de violence dans le monde. Il me semble que dans une estimation délibérément provocatrice mais pas nécessairement erronée pour autant, on pourrait dire que 90% de la violence du monde vient de personnes ou de groupes qui se pensent victimes. Ainsi que le confirme l’exemple du 11 septembre 2001, la nation de loin la plus violente du monde, les Etats-Unis, a toujours mené ses guerres à partir d’une posture victimaire (voir ici).
6.Les martyrs
Le cas des martyrs semblerait constituer un contre-exemple flagrant car ils ne sont a priori source d’aucune violence, du moins si l’on s’en tient à l’image d'Epinal du martyr que constitue la figure du chrétien livré aux lions dans l’arène romaine.
Mais le terme martyr, qui avait à l’origine le seul sens de témoin (marturos en grec, chahid en arabe) recouvre à présent des réalités différentes de sorte que nous avons à considérer des formes qu’on pourrait croire perverties mais qui ne sont en fait que des régressions vers la violence sacrificielle archaïque comme, par exemple...
Le kamikaze
Qu’il soit japonais, arabe ou autre, le kamikaze se sacrifie pour les valeurs auxquelles il croit et fait ensuite l’objet de vénération de la part de ceux qui partagent ces mêmes valeurs.
Le martyr apparaît donc ici comme une victime volontaire qui, avant de mourir, a licence de tuer... l’ennemi et qui, une fois son sacrifice accompli, bénéficie d’une vénération assimilable à celles que les humains ont longtemps adressées à leurs divinités. Nous retrouvons donc toujours le même schéma de la victime en position de puissance d’autant plus avérée qu’elle sacrifie le bien suprême, sa propre vie.
Le soldat
Observons que ce qui vient d’être dit du kamikaze correspond très exactement à la position du soldat, qui en tant que victime en puissance, en tant que victime consentante et obéissante, a longtemps joui non seulement du pouvoir de tuer mais aussi de celui de violer et de piller de sorte qu’on est fondé à reconnaître dans ses débordements la toute-puissance de la victime sacrificielle dont sont issues les cultures religieuses humaines.
Dans le contexte de luttes violentes, le martyr est donc tout au plus un instrument de volonté de puissance, un « bon petit soldat » dont le sacrifice édifiant servira à canaliser la masse vers les fins du pouvoir, donc vers toujours plus de violence.
Le fait que celui qui meurt ait accepté de payer le prix de sa propre vie lui vaut vénération mais nourrit aussi chez d’autres le désir de la vengeance qu’il ne peut plus accomplir. Ainsi les morts appellent les morts et il semblerait que donc que la toute-puissance de la victime aille jusqu’à l’exercice d’une emprise sur les vivants pour les porter à la suivre dans la mort.
Nous voyons donc bien ici l’abus que constitue l’usage du terme martyr dans un contexte de luttes violentes. Les martyrs ne sont alors que des soldats sacrifiés pour les besoins de la cause. Notons qu’en percevant le soldat comme une victime sacrificielle nous retrouvons le schéma du sacrifice volontaire pour une fin supérieure : car c’est bien par le sacrifice consenti de ses enfants que la nation obtient gain de cause. Pas de sacrifice, pas de victoire (cf. les hypothèses psychanalytiques et néanmoins convaincantes de Richard Koenigsberg)
Le bouclier humain
De manière intéressante, cette idée d’une victoire par le sacrifice est très exactement ce que tentent de laisser entendre les spins doctors israéliens lorsque, pour mieux s’en défendre, ils s’efforcent de présenter le massacre des civils palestiniens comme la conséquence inévitable et donc « involontaire » (de leur part) de la stratégie du « bouclier humain » adoptée par ces derniers.
L’image ci-dessous illustre un storytelling accusateur dont la logique est semblable à celle dégagée dans l’analyse de la situation rwandaise. Elle évoque en effet une violence que les palestiniens s’infligeraient à eux-mêmes dans la perspective d’en tirer bénéfice... :
Le caractère désespérément mensonger de cette propagande souligne l’embarras que suscite en Israël et dans le monde la mise à mort en masse de civils palestiniens innocents qui deviennent, ipso facto, autant de victimes témoignant à la face du monde de la violence inique de Tsahal et donc d’Israël.
Les Israéliens ayant adopté dès l’origine une posture victimaire (nous le petit peuple démocratique seul face aux nombreuses et féroces nations arabes, etc.) se trouve en effet pris dans une rivalité victimaire avec les palestiniens dont la seule issue leur semble être de dénoncer chez ces derniers une stratégie victimaire intentionnelle qu’ils auront même l’audace, ou l’inconscience, d’appeler un « self-génocide. » Ce qu’il voudrait nous donner accroire c’est que les massacres récurrents dans Gaza correspondent à une forme de suicide en masse d’un peuple qui viendrait délibérément s’offrir aux armes d’un adversaire se trouvant, en quelque sorte, assassin à son corps défendant, et ce suicide en masse serait accompli dans le but d’apitoyer l’opinion internationale et d’acquérir ainsi le précieux statut de victime officielle et éternelle de crimes de guerres, voire de génocide.
La hasbara (propagande) poussée à ce niveau-là, c’est de la chutzpah, c’est-à-dire, un culot monumental généralement illustré par le cas de l’accusé qui, ayant tué père et mère, demande au juge d’avoir pitié du pauvre orphelin qu’il est devenu ; ce qui, notez-bien est encore une parfaite illustration du schéma auto-victimaire que nous nous efforçons de dégager ici puisqu’après avoir fait violence à sa propre famille, le meurtrier s’efforce d’obtenir la reconnaissance et les bénéfices du statut victimaire.
Le suicidaire
Dans une proportion difficile à déterminer mais certainement significative, les tentatives de suicide peuvent être lues comme des appels à l’aide par l’expression d’une détresse extrême. Dans ces situations éprouvantes qui rendent malaisé pour l’entourage de faire la part entre authenticité et manipulation, il n’est pas rare que certains s’adonnent à ce jeu morbide dont, comme nous l’avons vu plus haut, les expériences enfantines peuvent être la source. Ces martyrs de leur propre cause ne sont pas nécessairement conscients de la manipulation qu’ils opèrent et leur apporter une aide apparaît donc aussi incontournable que délicat, le risque étant de renforcer chez eux la stratégie consistant à se faire violence ou à se mettre en danger afin de bénéficier de la sollicitude naturelle de l’entourage à l’égard de ceux qui souffrent, les victimes. Encore une fois, le même schéma victimaire s’offre à notre regard et nous constatons avec quelle force il nous pousse à porter secours à la « victime. » [7]
Le martyr non violent
Les exemples précédents montrent suffisamment l’efficacité de la posture victimaire mais, malgré les apparences et les usages, il n’est pas assuré qu’il s’agisse de celle du martyr. En effet, ce terme désigne le parfait innocent qui devient victime en toute injustice. Or, pour être innocent, encore faut-il s’être abstenu de toute violence. La barre est donc placée très haut et, par conséquent, il me semble que seuls méritent le statut de martyr ceux qui meurent sans violence — sans répliquer à la violence qu’ils subissent —, ceux qui meurent donc en témoins d’un Dieu d’amour.
La chose prend ici une tournure des plus intéressantes car alors même que le martyr est une victime qui, au moins en principe, n’exprime aucune violence en retour (son entourage étant censé respecter les mêmes valeurs de non-violence et de respect de l’autre) ni aucun désir de revanche ou d’emprise, elle n’en continue pas moins de prendre l’ascendant sur son bourreau par une éclatante supériorité morale qui, ipso facto, condamne ce dernier à la vindicte populaire. Autrement dit, le pouvoir victimaire s’affirme donc à nouveau mais avec peut-être encore plus de force lorsque la victime est impeccablement non violente et consent à son propre sacrifice dignement, c’est-à-dire, sans chercher à apitoyer, sans jouer à la victime.
Le pouvoir victimaire ne semble donc pas dépendre de l’attitude, revendicative et/ou vindicative de la victime mais bien plutôt de l’attribution d’innocence, de non implication causale que réalise l’assistance (l’audience, le public) sur la base du tableau auquel elle a accès.
En ne se laissant pas contaminer mimétiquement par la violence de son agresseur, en résistant à la tentation ô combien compréhensible de répliquer (donc d’imiter la violence qui lui est faite), en ne posant pas en victime désireuse de se faire justice, le martyr manifeste sa parfaite innocence et son caractère inoffensif ce qui, a contrario, incrimine nécessairement son bourreau comme l’unique et véritable fauteur de troubles.
Sous ce rapport, il apparaît assez clair que la violence du Hamas sert Israël bien davantage que les palestiniens eux-mêmes en permettant au premier de continuer à passer pour une victime et en plaçant les seconds dans une posture nettement moins innocente et donc nettement moins susceptible de susciter les faveurs du public international qui forme le chœur de cette tragédie et que l’on peut considérer comme la source véritable du pouvoir victimaire. L’application du schéma victimaire à la question du terrorisme nous oblige à nous demander si les analyses qui considèrent le Hamas comme une « invention » israélienne ne seraient dans le vrai. En tout état de cause, si le Hamas n’existait pas, Israël devrait l’inventer tant sont importants les bénéfices de la posture victimaire que le premier lui permet de conserver.
Conclusion
Le schéma auto-victimaire est quelque chose de difficile à penser car la plupart d’en nous ressentons une aversion voire une révulsion à nous figurer un calcul aussi machiavélique de la part des personnes en charge de leurs populations.
Mais si nous voulons bien prendre connaissance des manigances des gens de pouvoir tout au long de l’histoire nous voyons qu’il n’y a qu’à prolonger un tout petit peu les lignes pour éclairer le présent.
Quoique diabolique, le schéma auto-victimaire, que l’histoire récente du Rwanda et du Congo illustre de manière tragique, constitue une réalité bien humaine, trop humaine, vis-à-vis de laquelle nous ne pouvons plus faire l’autruche en pensant que s’il a existé, il appartient au passé et ne saurait concerner nos dirigeants actuels.
Reyntjens nous dit que Kagamé est probablement le plus grand criminel de guerre actuellement en fonction. C’est possible mais j’ai quelque réticences à, encore et toujours, stigmatiser un individu, qui plus est, un dirigeant africain, alors qu’il me semble que c’est le système lui-même (l’Empire) qu’il faudrait mettre en cause et notamment l’incroyable pouvoir qu’il exerce sur nos mentalités via les médias.
Pour nous dégager de la manipulation et faire dérailler les processus d’ingénierie sociale, il importe, je crois, de comprendre la réalité du pouvoir victimaire, d’abord parce qu’il nous affecte au quotidien dans nos rapports interindividuels, ensuite parce que via le schéma auto-victimaire il est susceptible de nous affecter à l’échelle des nations en nous faisant les complices silencieux de massacres et de génocides qui devraient nous donner envie d’hurler pour le restant de nos jours. Sans parler de la possibilité de nous mener par ce biais à la guerre, ce grand rituel sacré au cours duquel des populations entières sont sacrifiées sur l’autel des intérêts politiques, c’est-à-dire, les intérêts de l’élite.
Rappelez-vous que, contrairement à la présentation qu’en font généralement les médias, le terrorisme a principalement été le fait de gouvernements et non pas de groupuscules. Après la guerre, il constitue le meilleur moyen de contrôle de la population. Le schéma victimaire s’y trouve au cœur : il s’agit toujours de susciter une solidarité maximale avec des victimes auxquelles on s’identifie (et quoi de mieux pour cela que des proches, des coreligionnaires, des concitoyens ou des frères) afin de, justement, maximiser le pouvoir victimaire et légitimer la violence qui sera ensuite exercée à l’encontre du bouc émissaire de service.
Le seul remède que je connaisse à la manipulation, c’est la prise de conscience. C’est précisément ce à quoi tente de contribuer le présent article, à la connaissance, la conscience, la vigilance et donc la détection du schéma auto-victimaire partout où il est susceptible de se présenter.
La horde des manipulateurs hurlera à la paranoïa mais notez bien que ce dont il s’agit ici, c’est précisément d’apprendre à éviter les pièges de la manipulation victimaire qui consiste à se donner des ennemis à peu de frais.
Autrement dit, et ce sera ici le mot de la fin, comme nous l’apprend le message néotestamentaire, ce n’est pas avec les victimes qu’il faut s’identifier, c’est avec les faibles, les opprimés, les méprisés. C’est à eux qu’il s’agirait de porter secours, en nous gardant nous-mêmes de jamais prendre la posture (diabolique) de la victime.
[1] Tel est le résumé que donne le journaliste anglais Georges Monbiot de la V.O du génocide rwandais dans son excellentissime article de 2004 « Licence victimaire » (Victim’s licence).
[2] Référence à la vidéo de la BBC « Rwanda’s Untold story » qui a fait scandale en octobre dernier en mettant directement en cause Paul Kagamé.
[3] Dont l’œuvre de René Girard éclaire les liens depuis une quarantaine d’années avec notamment deux ouvrages fondamentaux : La violence et le sacré (1972) et Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978).
[4] Cf. la définition du sacré proposée dans ma « Lettre à René Girard. »
[5] Je me suis laissé dire qu’à certaines époques de l’ancienne Egypte, le futur pharaon étaient éduqué en présence d’un jeune issu du peuple qui recevait la même éducation, partageait les même activités et bénéficiait des mêmes privilèges. Mais une fois venu le temps du sacrifice, c’est lui qui était sacrifié à la place du pharaon. Merci d’avance à ceux qui auront des références à me communiquer à ce sujet.
[6] Voir le chapitre « La guerre contre-insurrectionnelle » p. 58-61
[7] Bien que cela me semble hors sujet, je ne peux pas ne pas mentionner le fait qu’il est généralement indiqué de répondre au manipulateur qui menace de se suicider s’il n’obtient pas ce qu’il désire (et qui opère donc un véritable chantage) de ne pas se gêner et de faire comme il l’entend. L’indifférence affichée est le meilleur moyen de lui faire comprendre qu’il n’a rien à gagner de ce côté. Il en va tout autrement, bien sûr, avec les désespérés et les dépressifs qui ne communiquent généralement pas leur intention.
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