Procès d’assises : des délibérations sous influence ?
Jeudi 17 octobre, un ancien juré d’assises, Thierry Allègre, a comparu devant le tribunal correctionnel de Meaux (Seine-et-Marne). Son délit : avoir violé le secret de la délibération à laquelle il avait participé lors d’un procès pour viol...
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L’origine de l’affaire remonte à 2010. Cette année-là, Thierry Allègre est tiré au sort pour siéger dans le jury lors d’un procès en appel pour viols sur mineur qui se tient aux Assises de Seine-et-Marne dans la grisaille de novembre. Comme souvent dans les procès pour viol, les débats sont pénibles. Ils sont d’autant plus éprouvants que, faute de preuves directes irréfutables, la parole de la victime s’oppose à celle de l’accusé (rappelons que le viol est, à juste titre, considéré par notre code pénal comme un crime).
Thierry Allègre, un chef cuisinier à l’impressionnante carrure, fait partie des 12 membres du jury tirés au sort qui siègent en compagnie des 3 magistrats professionnels, la présidente de la Cour et ses deux assesseurs. À l’image de la presque totalité des jurés d’Assises appelés à remplir cette fonction temporaire, c’est avec une grande attention qu’il suit le déroulé du procès, de l’exposé de l’accusation jusqu’aux plaidoiries, en passant par l’enquête de personnalité de l’accusé et les dépositions des policiers, des experts, de la victime et des témoins.
Au terme de ce procès, il est difficile de se prononcer avec certitude sur une culpabilité qui peut renvoyer un homme en prison pour de longues années ; a contrario, il est tout aussi difficile de ne pas rendre justice à une victime gravement et durablement éprouvée : tempête garantie sous le crâne de Thierry Allègre. C’est dans cet état d’esprit que notre cuisinier, et sans doute quelques autres jurés, pénètrent dans la salle de délibération en cet automne 2010. Quelques heures plus tard, l’accusé, Bernard L. est reconnu coupable et condamné à une peine de 5 ans de réclusion criminelle.
Ce verdict, Thierry Allègre ne l’accepte pas. Non qu’il refuse de se plier au vote du jury, mais parce que la présidente de la Cour d’assises a, selon lui, « truqué la délibération » et pesé de toute son influence sur les jurés pour obtenir la condamnation de Bernard L. Tel est en effet le sens du courrier qu’il adresse début 2011 à la Chancellerie. En l’absence de réponse après plusieurs semaines d’attente, Thierry Allègre n’a plus qu’une possibilité de soulager sa conscience : alerter la presse, ce qu’il fait le 1er avril 2011en accordant un entretien au quotidien Le Parisien malgré le risque qu’il encourt en rompant le secret auquel il est tenu.
La loi contraint en effet définitivement les jurés au silence sur le déroulement de la délibération et la manière dont le verdict a été obtenu. Comme les autres jurés, Thierry Allègre a dit « Je le jure » en réponse à l’énoncé par la présidente d’un serment (art. 304 du code de procédure pénale) qui s’achève sur ces mots : « ... de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. » En violant son serment, le juré rebelle sait qu’il s’expose à des poursuites pouvant lui valoir jusqu’à un an de prison et 15 000 euros d’amende.
Un combat contre l’injustice
C’est très exactement ce qui se produit : Thierry Allègre est poursuivi pour avoir sciemment rompu le secret de la délibération. Faute d’avoir reçu la citation à comparaître, il ne peut se défendre, et c’est donc en son absence que les juges correctionnels le condamnent en octobre 2011 à 3 mois de prison avec sursis. Une sanction inacceptable pour Thierry Allègre : en alertant la presse, il n’a pas agi comme un trublion sans cervelle mais comme un citoyen responsable, désireux de pointer du doigt un grave dysfonctionnement judiciaire. Il fait appel. Cette fois-ci, la convocation lui parvient. Le jeudi 17 octobre, il est présent au tribunal correctionnel de Meaux pour répondre de son parjure.
« C’est un combat contre l’injustice, je veux que la vérité éclate et que la justice soit rendue dans les règles ! » Ainsi s’exprime d’emblée Thierry Allègre dans le prétoire. En cause : l’attitude manifestement partiale de la présidente de la Cour d’assises. Une partialité qui, selon lui, s’est manifestée en deux temps : tout d’abord lorsque, après un tour de table au cours duquel chacun des membres du jury s’est exprimé, la présidente, arguant d’un « moment d’égarement » a refusé de prendre en compte le résultat d’un premier vote à main levée (une procédure en l’occurrence illégale, le secret du vote étant requis) sur la culpabilité de Bernard L. au motif que les votes blancs sont interdit lors de la délibération ; ensuite, en racontant de nombreuses anecdotes clairement orientées en vue d’influencer les jurés pour obtenir un vote de culpabilité.
Me Hubert Delarue, le défenseur de Bernard L avait, au cours de sa plaidoirie, pourtant évoqué le vote blanc comme une possibilité offerte aux jurés n’étant pas parvenu à se convaincre de la culpabilité de l’accusé au terme des débats. Or, 4 jurés étaient précisément dans ce cas. Ceux-là ont exprimé verbalement un vote blanc pour exprimer leur doute. 3 autres ont voté « non coupable ». Soit un total de 7 voix en faveur de l’accusé, conformément à la règle rappelée dans le serment des jurés « l'accusé est présumé innocent (...) le doute doit lui profiter ». Les 8 autres membres du jury ont, quant à eux, voté « coupable ». Un total insuffisant, la culpabilité d’un accusé lors d’un procès d’assises en appel nécessitant 10 voix sur 15*. En conséquence, et pour deux voix manquantes aux tenants de la culpabilité, la délibération aurait dû être immédiatement close et Bernard L. acquitté du crime pour lequel il était jugé en appel.
Si le premier procès de Thierry Allègre s’est déroulé dans l’indifférence, il n’en va pas de même cette fois-ci. Son avocat, Me Hubert Delarue (le défenseur de Bernard L.) a battu le rappel des ténors de la profession. Sont présents à ses côtés ses amis du barreau de Lille Me Frank Berton et Me Éric Dupond-Moretti, avocats emblématiques de l’affaire d’Outreau, ainsi que Me François Saint-Pierre, l’avocat de Maurice Agnelet qui a obtenu une condamnation de la France par la Cour européenne de Justice. Tous ont à cœur de dénoncer, par le biais du procès de Thierry Allègre, l’opacité de la délibération et les possibles manipulations du jury par les magistrats.
Sur ce dernier point, il existe des précédents. Ainsi Melle H., invitée à témoigner en octobre 2010 au procès en appel d’Antonio Ferrara alors qu’elle était juré lors du procès de première instance déclarait ceci : « Il se trouve que ma mère et ma grand-mère ont eu l’occasion d’être jurées. Nous avons eu toutes les trois le même sentiment... Celui que lors du délibéré, huit personnes sur dix finissent par penser pareil que la personne la plus forte » avant d’ajouter un peu plus tard « Je pense que les jurés devraient être séparés des magistrats, [délibérer] seuls dans une pièce ». Difficile d’être plus explicite.
Délibérer sans les magistrats
La question n’est pas nouvelle : ancien juré lui-même, l’écrivain André Gide évoquait déjà en 1912 son « angoisse » dans Souvenirs de la Cour d’assises, allant jusqu’à souligner « combien il est malaisé pour le juré de se faire une opinion propre, de ne pas épouser celle du président. » Plus près de nous, le magistrat Claude Hanoteau a publié en 2012 un livre intitulé Dans les pas d’un juge. Il y relate dans quelles conditions il a été amené, alors qu’il était assesseur aux Assises de Paris, à dénoncer au Premier président de la Cour d'appel les méthodes d'un président d’assises. Enfin, Pierre-Marie Abadie, dans Juré d'assises, témoignage d'une expérience citoyenne et humaine (2012), dénonce « le rôle central et quelque peu exorbitant exercé par le président dans les débats comme dans les délibérations. »
Personnellement, j’ai moi aussi été juré d’assises lors d’une affaire de viol sur mineur, mais si j’ai pu mesurer la réelle influence exercée par l’autorité de la fonction du président sur une partie du jury, je n’ai en revanche eu aucun grief à formuler sur la tenue de la délibération, le président de la Cour d’assises ayant veillé à ne jamais s’exprimer en premier lors des tours de table afin de ne pas inhiber la parole des jurés ou peser sur leur opinion. Au-delà de cette expérience personnelle, j’ai pu également débattre de la tenue des délibérations avec les jurés d’autres procès et avec des magistrats du parquet et du siège. Il ressort de ces échanges que de réels progrès semblent avoir été réalisés sans que le danger d’une manipulation ait pour autant totalement disparu, notamment dans les affaires sensibles à connotation politique ou sociétale, ou soumises à une très forte pression médiatique.
Faut-il, pour éviter totalement le risque d’une manipulation des jurés populaires par le président et ses assesseurs, suivre la suggestion de Melle H. et écarter les magistrats de la délibération comme dans le système anglo-saxon ? Pourquoi pas ? Mais ce serait priver les jurés d’une assistance technique et du regard des professionnels sur les conséquences du verdict et l’application de la peine. Le rôle des magistrats est en outre de modérer des débats qui, en leur absence, pourraient s’enflammer sur des positions radicales opposées, parfois plus guidées par la passion que par la raison.
En l’absence d’une meilleure procédure, et malgré les faiblesses inhérentes à toute construction humaine, le système français reste, quoi que l’on puisse en penser, sans doute le plus équilibré. Pour paraphraser Churchill parlant de la démocratie, il est « le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres ».
Encore pourrait-il être amélioré afin de lever les doutes récurrents qui peuvent naître ici et là sur le déroulement des délibérations et le soupçon de manipulations exercées par certains présidents de Cour d’assises sur les jurés. Un moyen simple pour cela : filmer ces délibérations et placer l’enregistrement sous un scellé conservé, à toutes fins utiles, par la présidence de la Cour d’appel de chaque ressort judiciaire durant un délai de 3 ans. Passé ce délai, et en l’absence de recours présenté par les jurés au président de ladite Cour d’appel, ces enregistrements seraient détruits.
Une autre initiative devrait à mon avis être prise : afin de mettre tous les membres du jury sur un pied d’égalité, il serait bon que les magistrats délibèrent en civil, la tenue rouge et noire du président lui conférant de facto une autorité de nature à impressionner les jurés les plus influençables. L’un des avocats de Thierry Allègre a d’ailleurs fait allusion à cet habit en évoquant avec pertinence les travaux du psychologue américain Stanley Milgram.
Dans l’immédiat, Thierry Allègre attend le verdict des juges devant lesquels il a comparu le 17 octobre. Les magistrats suivront-ils la réquisition du procureur qui a réclamé 3 mois de prison avec sursis au motif que l’accusé a « violé la loi et mis en danger l’institution [judiciaire] » ? Ou seront-ils plus sensibles aux arguments de la défense, parfaitement résumés dans cette envolée quelque peu grandiloquente de Me Delarue : « Vous avez devant vous le Calas d’aujourd’hui. M. Allègre est un homme de valeur, un juré d’honneur, il incarne la Justice qui se lève contre une double erreur judiciaire, qui porte une conscience, et on veut le sanctionner pour cela ? »
Réponse à Meaux le 28 octobre à 13 h 30.
* Depuis le 1er février 2012, le nombre des membres du jury d’appel a été ramené à 12 (3 magistrats et 9 jurés tirés au sort) comme en première instance.
Précédents articles sur la justice :
Procès d’assises : délibération, mode d’emploi (novembre 2012)
Nouvelle réforme de la Justice : le jugement erroné de Sarkozy (avril 2011)
Procès Ferrrara : un juré d’assises à la barre (octobre 2010)
Justice : de Monchal à Hortefeux (septembre 2010)
Justice : un coupable peut en cacher un autre (novembre 2009)
Violée, humiliée... détruite ! (octobre 2009)
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