Science, Religion et Idéologie
L'inquiétude de Faouzia Farida Charfi transpire tout au long des pages de "La science voilée", publié en mai 2013. Ses compétences et son expérience lui confèrent une indiscutable légitimité pour alerter l'opinion de l'obscurantisme qui s'étend sur le monde du savoir. Nommée secrétaire d'Etat auprès du ministre chargé de l'enseignement supérieur après le printemps arabe de 2011, elle enseigne aujourd'hui les sciences physiques à l'Université de Tunis.
Son livre prévient que l'étouffement de la culture est à l'œuvre. La destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans en mars 2001 et l'enterrement de la mémoire malienne avec la destruction des mausolées de Tombouctou à l'été 2012 sont des exemples visibles de cette tragédie. "La science voilée" en révèle d'aussi graves qui inquiètent l'intellectuelle tunisienne.
Faouzia Charfi rappelle que la culture Arabe a été un phare de l'humanité. Elle nous rappelle que "la science arabe a porté ses fruits jusqu'au XVe siècle, mais elle a quitté la scène au cours des siècles suivants, marqués par les grandes révolutions scientifiques dont celle de Copernic." Si les procès de Giordano Bruno (1600) et de Galilée (1633) nous paraissent d'un autre âge, Faouzia Charfi nous prévient que des forces similaires, toutes aussi puissantes, guidées par l'impalpable, le mensonge et le charlatanisme, sont en train de replonger le monde entier dans le désert de l'obscurantisme. Car si cette régression infecte le monde Arabe, il n'est pas le seul à l'être.
Les découvertes scientifiques, prouvées et éprouvées, partagées et admises après avoir été soumises à l'intelligence des faits comme à celle des hommes, continuent à être niées ; pire, leur détestation soulève un vent de colère qui n'a qu'un avenir : concourir à l'emprisonnement de l'esprit critique et à l'écrasement des libertés. Et pourtant, comment ne pas admettre la vérité des révolutions que la science nous a permis de vivre :
A Propos de la création du monde...
Copernic présente son modèle héliocentrique dans son traité De revolutionibus orbium coelestrium (Des révolutions des sphères célestes), publié l'année même de sa mort en 1543. Un tabou tombe : la Terre n'est plus le centre de l'univers, elle tourne autour du soleil. Copernic, chanoine de Frombork, rejette avec mépris tous ceux qui voudraient l'accuser d'une incompatibilité entre sa doctrine et les Saintes Ecritures : "Si d'aventure, de vains discoureurs qui, tout en étant totalement ignorants des mathématiques, prétendent néanmoins juger de ces matières, et qui, en raison de quelque passage de l'Ecriture malignement détourné dans le sens de leur opinion, osent blâmer et attaquer mon ouvrage, eh bien ! je ne me soucie aucunement d'eux ; mieux même, je méprise leur jugement comme téméraire." Religieux et mathématicien, Georges Lemaître fut le premier, en 1931, à proposer la théorie de l' "atome primitif", ensuite appelée la théorie du Big Bang. Selon lui, le concept fondamental de cette théorie scientifique est celui de "commencement naturel du monde" qui ne peut être confondu avec une quelconque création au sens théologique du terme.
...et à propos de l'évolution de ceux qui l'habitent
Faouzia Charfi nous rappelle que "l'idée que les êtres vivants pouvait se transformer avait déjà été émise avant Darwin." Jacques Lamarck (1744-1829) publia en 1809, l'année de la naissance de Darwin, la première théorie de l'évolution organique dans sa Philosophie zoologique. Lamarck y défend l'idée d'une tendance de la vie vers la complexification croissante et le perfectionnement, avec la contrainte d'une adaptation au milieu extérieur. Pour Lamarck, cette tendance implique un ordre de la nature, un processus de perfectionnement. C'est sur ce point que la conception de Darwin est radicalement novatrice. Elle ne fait référence à aucun dessein préétabli, à aucune finalité.
La polémique la plus fameuse à propos de la Théorie de Darwin a opposé, en 1860, l'évêque d'Oxford à un biologiste. Représentant de l'Eglise, Samuel Wilberforce veut attaquer la théorie de Darwin. Face à une assistance d'un millier de personnes, il provoque le scientifique Thomas Henry Huxley, surnommé le "Bulldog de Darwin" : "M. Huxley, j'aimerais savoir : est-ce par votre grand-père, ou par votre grand-mère, que vous prétendez descendre du singe ?" La réponse à l'évêque d'Oxford est devenue célèbre : "Je prétends qu'il n'y a pas de honte pour un homme à avoir un singe pour grand-père. Si je devais avoir honte d'un ancêtre, ce serait plutôt d'un homme : un homme à l'intellect superficiel et versatile qui, au lieu de se contenter de ses succès dans sa propre sphère d'activité, vient s'immiscer dans des questions scientifiques qui lui sont totalement étrangères, ne fait que les obscurcir par une rhétorique vide, et distrait l'attention de ses auditeurs du vrai point de la discussion par des digressions éloquentes et d'habiles appels aux préjugés religieux." (Dominique Lecourt, L'Amérique entre la Bible et Darwin).
Huxley défend ce que notre siècle si progressiste est en train d'abandonner. Certains l'ont traduit par la perte de la spiritualité. La perte de la spiritualité n'est pas un manque de foi, il n'y a pas de sens religieux proprement dit dans l'expression. Elle se traduit par un désintérêt de tout, commandé par un intellect superficiel et versatile, une facilité exigée par les masses, qui veut en savoir le moins à cause des efforts qui lui en coûteraient, mais veut s'immiscer dans toutes les questions en donnant leur avis par le vote ou la violence, et une complaisance lâche de ceux qui devraient montrer que l'avenir n'est pas un tombeau, mais qui l'obscurcissent d'une rhétorique vide, distraient du vrai et répandent des préjugés. Cette perte d'âme qui définit les mentalités à l'aube du XXIe siècle s'est répandue d'est en ouest.
"Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix 2010, peint une image sombre de consternant désert spirituel de la culture urbaine de la Chine post-totalitaire", nous raconte le sinologue Simon Leys. Les autorités imposent une rigoureuse amnésie du passé récent. La littérature, les revues illustrées, le cinéma, les vidéos débordent d’une même marée de sexe et de violence reflétant "la sordide misère morale de notre société". Liu Xiaobo enfonce le clou : "Les gens ne croient plus à rien. La recherche du profit matériel commande tout. La poursuite exclusive de l’intérêt personnel et l’endoctrinement incessant de l’idéologie du Parti communiste ont produit une génération d’individus dont la mémoire est absolument vide. Les générations urbaines de l’après-Tiananmen qui ont été éduquées avec une perspective de bien-être modéré n’ont plus que trois objectifs possible : devenir fonctionnaire, devenir riche ou partir à l’étranger."
Dans les pages "La fin du village", le sociologue Jean-Pierre Le Goff relaye les témoignages qui expliquent la recomposition des liens sociaux en France. A travers l'évolution du village provençal de Cadenet au cours des soixante dernières années, il décrit l'image de ce que nous devenons. Par exemple, les pauvres étaient des gens qui vivaient chichement, comme le raconte l'un d'entre eux, mais ils n'étaient pas malheureux, ils vivaient dans une famille structurée, et lui avait "l'honneur de pouvoir s'acheter son paquet de cigarettes" ; aujourd'hui, dit-il, "ils ont le sentiment de n'être rien dans la société". Les instituteurs ne disent pas autre chose, ils "sont conscients des dérives possibles de la pédagogie moderne concernant l'acquisition des apprentissages fondamentaux à l'école primaire."
L'enfumage que les intellectuels dressent procède de la même déconstruction de ce que nous sommes. Pour vendre au commun une société plus juste, ils passent leurs utopies au filtre du genre, au filtre de l'égalité, au filtre du changement qui, pour exister, se nourrit du mensonge et de la manipulation. La gravité des forces à l'œuvre a été exposée en peu de mots par le poète Chinois Ma Jian : "Quand on efface son histoire, on efface les fondations morales d’un peuple."
Les maillons manquants [pour une "société du savoir" viable] sont étouffés par des idéologies, structures sociales et valeurs qui inhibent l'esprit critique, privent les Arabes de leur riche patrimoine de connaissances, et bloquent le libre flux d'idées et d'apprentissage. (Extrait de la présentation du Rapport arabe sur le développement humain, Vers une société du savoir, publié par le Programme des Nations unies pour le développement, faite par la secrétaire générale adjointe des Nations unies et directrice régionale du bureau du PNUD pour les Etats arabes).
Que ce soit la construction de la science, ou la construction du vivre ensemble - qui est l'unique sujet de la politique qu'on ignore de nos jours -, ce sont les idéologies qui menacent et qui détruisent.
Jean-François Revel explique que "l'idéologie fonctionne comme une machine à détruire l'information, au prix même des assertions les plus contraires à l'évidence. Qu'est-ce qu'une idéologie ? C'est une triple dispense : dispense intellectuelle, dispense pratique et dispense morale. La première consiste à retenir les seuls faits favorables à la thèse qu'on soutient, voire à en inventer de toutes pièces, et à nier les autres. La dispense pratique supprime le critère de l'efficacité, ôte toute valeur de réfutation aux échecs. L'une des fonctions de l'idéologie est d'ailleurs de fabriquer les explications qui l'en absolvent. Parfois l'explication se réduit à une affirmation pure, à un acte de foi : "Ce n'est pas au socialisme que l'on doit imputer les difficultés rencontrées dans leur développement par les pays socialistes.", écrit Mikhaïl Gorbatchev dans son livre publié en 1987, Perestroïka. Réduite à son armature logique, cette phrase équivaut à ceci : "Ce n'est pas l'eau que l'on doit imputer les problèmes d'humidité qui se posent aux pays inondés." La dispense morale abolit toute notion de bien et de mal pour les acteurs idéologiques ; ou plutôt, chez eux, c'est le service de l'idéologie qui tient lieu de morale." C'est ainsi que les assassinats communistes continuent à être minimisés : j'ai été témoin par deux fois de personnes qui ont soutenu que les assassinats au nom du fascisme étaient plus graves que ceux commis au nom du communisme. "Ce ne sont pas les mêmes morts" disent-ils. Ne leur en déplaise, un totalitarisme est un virus, quelle que soit la couleur de la chemise du militant, rouge, noire, brune, leurs morts ont été victimes de la même folie, de la même foi en cette certitude irraisonnée d'œuvrer pour le bien de l'humanité. Et la perte du savoir nourrit ces certitudes.
Faouzia Charfi alerte sur les récentes tentatives de destruction du savoir. Au courant du mois d'octobre 2006, un vif débat eut lieu dans l'Etat de Hesse où, grâce à la chaîne Arte, il est apparu que le créationnisme est enseigné dans deux écoles de la ville de Giessen. En Italie, le 19 février 2004, la ministre de l'enseignement et de la Recherche, Letizia Moratti, a déposé un projet de loi pour supprimer la théorie de l'évolution des programmes des écoles secondaires, sous prétexte qu'elle donnerait une vision matérialiste de la vie aux jeunes esprits. Sous la pression d'une pétition, la ministre a fait machine arrière. Deux tiers des Italiens préféreraient que les cours portent à la fois sur la théorie de l'évolution et la vision créationniste. Ce que fait dire à un philosophe des sciences de l'université de Milan, Telmo Pievani, que l'on est face à une dramatique et inquiétante régression culturelle et politique. Les universités de Leeds et celle du Leicester ont programmé des cours de "rattrapage" en 1ère année pour pallier le manque de connaissance des étudiants sur la théorie de l'évolution. En mai 2011, le British center of Sciences Education a exprimé son inquiétude auprès du département de l'éducation, face à des groupes chrétiens qui demandent à diriger des écoles libres afin de promouvoir dans leurs établissements une interprétation littérale de la Bible. En octobre 2006, le vice-ministre de l'éducation en Pologne, Miroslaw Orzechowski, attaquait la théorie de Darwin, déclarant : "La théorie de l'évolution est un mensonge, une erreur que l'on a légalisée comme une vérité courante. Il ne faut pas enseigner les mensonges, tout comme il ne faut pas enseigner le mal à la place du bien et la laideur à la place de la beauté."
Une enquête réalisée en 2005 dans trente-quatre pays (dont trente-deux européens, les Etats-Unis et le Japon) place la Turquie comme celui où le taux d'acceptation du concept d'évolution est le plus faible : 25%. Les Etats-Unis se placent au second rang avec 40% d'Américains qui acceptent la théorie de l'évolution. A l'autre extrême on trouve l'Islande, el Danemark, la France avec une taux d'acceptation de plus de 80% et le Japon avec 78%. Dans les pays musulmans autres que la Turquie, la théorie est encore moins acceptée, comme le montre une étude sociologique (R. Hassan, Muslim World, 2007, cité dans Salman Hameed, "Bracing for islamic creationism", Science, 2008, vol. 322, p1637-1638). A la question : "Etes-vous d'accord ou non avec la théorie de l'évolution établie par Darwin ?", seuls 8% des Egyptiens, 11% des Malaisiens, 14% des Pakistanais, 16% des Indonésiens et 22% des Turcs pensent que cette théorie est vraie ou probablement vraie. Le Kazakhstan se démarque avec une plus proportion d'acceptation, soit 37%. Au Pakistan, le but du programme national de biologie des classes de 3° à la Terminale est de "rendre les élèves capables de reconnaître que Dieu est le Créateur et le Gardien de l'univers".
Le philosophe algérien Abdelhafidh Hamdi-Cherif a enseigné près de dix années l'épistémologie à l'université Mentouri de Constantine. Dans un article de la revue algérienne Naqd ("critique" en arabe), intitulé "De quelques blocages dans l'accès au savoir" (2000), il rapporte ses observations. Il avait demandé à un groupe d'étudiantes de préparer un exposé sur la notion de vérité. "Le travail qu'elles présentèrent était exemplaire à plus d'un titre. Quasi parfait pour des étudiantes de deuxième année de sociologie, il dressait un tableau des plus importantes conceptions de la vérité, allant des présocratiques à Bachelard en passant par la controverse Al Ghazali / Ibn Ruchd, l'empirisme anglo-saxon ou le spiritualisme français. Mais ce travail de grande érudition s'acheva, en conclusion, par une sentence : Ce ne sont là qu'avis de philosophes. Nous, en tant que musulmans, nous avons Notre vérité dans le Coran et la Sunna. Il était impossible de les convaincre qu'Ibn Ruchd n'était pas moins musulman que nous et qu'il n'était nullement interdit de traiter de questions philosophiques ; la crainte de contredire le dogme, ou même seulement de s'en éloigner empêchait toute réflexion."
L'esprit critique et l'évidence des faits sont balayés d'un revers de main par les tenants d'une société meilleure. Les certitudes enterrent la curiosité et l'imagination, elles détruisent l'esprit critique, rendent la conversation inutile, et par conséquence détruisent les liens sociaux. La bonté disparaît avec la certitude, la femme du poète russe Mandelstam écrivait que la bonté n’est pas uniquement une qualité innée : il faut la cultiver, et on ne le fait que si la nécessité s’en fait sentir. Les dictatures religieuses, les totalitarismes comme le fascisme et les communismes de Lénine, Staline et Mao n'ont jamais fait naître la bonté de leurs certitudes. Elles sont autant de sociétés meilleures promises par leurs architectes dont l'histoire, les faits, ont démontré l'extrême sauvagerie. Les faits récents, de l'affaire Clément Méric à l'implantation des théories du genre dans la sphère publique, démontrent que l'homme n'a pas suffisamment appris de ses échecs. Pire, il s'enferme dans ses certitudes, et c'est peut-être ça, la perte de la spiritualité.
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