La nouvelle distinction entre « articles d’opinion » et « articles privilégiant les faits » : une erreur et un leurre
AgoraVox vient d’adopter un nouveau classement : « les articles d’opinion » d’un côté, et « les articles privilégiant les faits », de l’autre. Pourquoi, diable, faut-il que notre AgoraVox s’embourbe dans les ornières de la mythologie journalistique traditionnelle ?
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH225/IMG_0299-fc118.jpg)
Cette distinction est calquée sur un dogme que les médias depuis longtemps défendent bec et ongles en croyant gagner en crédit. Il ne faut surtout pas confondre, paraît-il, « les journaux d’opinion » et « les journaux d’information » : les premiers, comme L’Humanité ou La Croix défendraient ouvertement les opinions de leurs institutions, parti ou religion ; les seconds, comme France-Soir ou Le Parisien , auraient vocation à ne publier que des informations exemptes de toute prise de parti.
Un classement fantaisiste
Ce classement fantaisiste vise à prévenir le procès en partialité auquel s’exposent les médias.
- « Le journal d’information » (de papier, radiophonique ou télévisé) entend gagner la confiance de son lecteur en l’assurant qu’il n’a pas à craindre un quelconque endoctrinement de sa part : ses colonnes ne contiennent que des informations, c’est-à-dire des faits purs et non des opinions qui ne regardent que chacun. Le magazine L’Expansion (18.07-4.09/1991) soutenait ainsi en 1991 qu’une information était « un fait avéré porté par les médias à la connaissance du public ». Voilà qui était clair et rassurant pour « le public » et avantageux pour les médias ! L’injure suprême pour « le journal d’information » est de s’entendre reprocher d’émettre une ombre d’opinion dans la relation qu’il fait des événements.
- Comme ce numéro d’équilibriste est mal assuré, certains journaux comme Le Monde ont préféré faire la part du feu. À diverses reprises, ce journal de référence est revenu dans son histoire sur sa conception du journalisme. La dernière fois, sauf erreur, remonte à la parution d’une brochure intitulée Le Style du Monde, en janvier 2002, où il était signalé avec insistance que « (l’information du Monde devait) être scrupuleusement dissociée du commentaire » : « priorité doit être donnée, était-il prescrit, à l’établissement des faits, aussi impartialement que possible, sur le jugement que ceux-ci suscitent ». Le journal promettait à son lecteur de bien faire la distinction entre « ce qui relève des faits, qui doivent être considérés comme sacrés, et ce qui relève du commentaire, libre par définition ». Refrain bien connu à force d’être rabâché ! Car « il n’est pas d’erreur qui inlassablement répétée ne finisse par prendre des airs de vérité ». Cette opposition entre « fait » et « commentaire » n’est autre que le corollaire de celle qui distingue farouchement « journal d’information » et « journal d’opinion ».
Des catégories infondées
Or, si l’on s’en tient à l’expérience, ces catégories ne sont pas valides. Elles n’ont qu’une fonction promotionnelle, et encore à l’endroit des naïfs. Il est, du reste, singulier que des « médias dits d’information » commencent par offrir à leurs clients non « une information » (du moins telle qu’ils l’entendent), mais une opinion et en plus infondée ! À la différence du radium que Marie Curie a fini par extraire laborieusement de la pechblende, « une information » (entendue comme « un fait ») ne peut être dissociée de la gangue du « commentaire » qui la livre, pour trois raisons.
1- La première vient de l’influence exercée par l’observateur sur la chose observée.
- Sciences exactes comme sciences humaines ont intégré l’idée que l’observateur modifie l’objet qu’il observe et qu’il lui faut prendre d’infinies précautions pour tenter de réduire ces effets parasites, à défaut de les neutraliser. C’est encore plus sensible quand l’objet d’observation est le comportement humain.
- En psychologie sociale, par exemple, l’expérimentation impose d’égarer le sujet étudié pour lui extorquer contre son gré et à son insu des informations qu’il garderait secrètes par amour-propre ou même dont il n’aurait pas conscience. Ainsi Stanley Milgram, entre 1960 et 1963, fait-il croire à ses sujets que l’expérience à laquelle ils participent, vise à étudier les effets de la punition sur la mémoire. En fait, placé dans la position d’un moniteur chargé d’apprendre à un élève des couples de mots en punissant toute erreur par une décharge électrique, le sujet ne sait pas qu’il est le véritable centre de l’expérience : Milgram étudie sa soumission à une autorité qui vient de lui donner l’ordre révoltant de punir cruellement un élève qui ne lui a rien fait, au motif qu’il mémorise incorrectement des mots ! Les décharges à infliger vont croissantes de 15 à 450 volts. Jusqu’où ira le sujet par seule soumission aveugle à une autorité légitime ? Il est douteux qu’une enquête ou une salle de rédaction journalistique réunissent les conditions d’observation d’un laboratoire, et surtout jouissent du temps nécessaire que requiert cette observation.
2- La seconde raison est due à l’infirmité de la perception humaine de la réalité qui ne s’effectue que par médias interposés, comme, du reste, le mot « média » l’indique.
- Par médias, il faut entendre les cinq sens, le cadre de référence, les postures, l’apparence physique, les mots, les images, les silences, les prothèses électroniques, et... les médias de masse. Du coup, « le terrain » si cher aux journalistes, n’est pas directement perçu, même quand ils s’y rendent en personne ou que l’émission se déroule « en direct » ou en « live », comme ils aiment à dire. Le terrain n’est accessible qu’au travers des filtres plus ou moins déformants de ces médias placés en série. Ce n’est donc qu’ « une carte » du terrain plus ou moins fidèle qui est établie en bout de chaîne et non « le terrain » lui-même. L’image qu’on confond volontiers avec la réalité tant la ressemblance de l’une avec l’autre est confondante, n’est jamais, elle aussi, qu’une carte. Avec Magritte, admettons donc une fois pour toutes que « Ceci n’est pas une pipe », mais « la représentation d’une pipe », nom d’une pipe !
- Ainsi ne perçoit-on donc jamais un fait, mais « la représentation d’un fait » qui est un commentaire sur le fait livré. L’exemple même choisi par la brochure Le Style du Monde pour faire croire au « titre informatif » opposé au « titre commentaire », se retourne contre ses auteurs. À les en croire, « Milosévic plaide non coupable » serait un titre livrant un fait sans commentaire. C’est oublier le cadre de référence que la formule associe, du moins chez ses opposants. On se souvient aussitôt de ces accusés qui, devant le tribunal de Nuremberg, ont prétendu échapper à leurs responsabilités : « Je ne suis pas coupable, j’ai obéi aux ordres », répétaient invariablement les bourreaux, du kapo jusqu’à l’officier SS. Seulement devant le tribunal international de la Haye, Milosevic ne pouvait alléguer un rôle de simple exécutant au sujet des crimes commis pendant les guerres de Yougoslavie. Le titre prétendument « informatif » ne juge-t-il pas déjà ce chef qui se défile devant ses responsabilités ? Inutile de chercher meilleure formulation : on ne saurait mieux dire. Le fait ne peut être séparé du commentaire qui l’exprime en mots ou en images. À cela aucune malignité ! « Le fait-radium » ne risque pas de trouver sa Marie Curie : il est proprement inséparable de « son commentaire-pechblende ».
3 - La troisième raison tient au choix de livrer ou non l’information.
Les journalistes sont très diserts sur la recherche des « faits », le recoupement des sources, la hiérarchie des informations. Ils le sont moins sur l’acte primordial : dire ou ne pas dire !
- Toute représentation d’un fait est soit gardée secrète, soit livrée volontairement, soit extorquée selon les intérêts des émetteurs et récepteurs. Il en découle que toute représentation livrée ou extorquée s’accompagne d’un commentaire implicite supplémentaire : « information donnée » volontairement car conforme aux intérêts de l’émetteur ou du moins non nuisible - « information extorquée » car utile aux intérêts du récepteur et nuisible à ceux de l’émetteur qui la gardait secrète.
- Dans un article précédent, on a cité l’exemple de Laurent Mauduit, ex-journaliste au Monde et artisan du projet Médiapart : il a vu un jour, révèle-t-il dans un entretien vidéo visible sur le pré-site, son reportage sur les Caisses d’épargne censuré. Il n’en comprendra la raison que lorsqu’il apprendra que le président de surveillance de son journal assurait secrètement des missions rémunérées de conseiller auprès de ces Caisses d’épargne.
- Dire ou ne pas dire, telle est la question qui se pose non pas seulement aux médias, mais quotidiennement à toute personne saine d’esprit attentive à "ne pas livrer volontairement une information susceptible de lui nuire". Ce choix est d’autant plus révélateur que l’exiguité de l’espace de journal ou du temps d’antenne disponibles oblige à un tri draconien qui élimine plus qu’il ne retient. Toute information n’est élue qu’au prix de beaucoup d’autres qu’on exclut.
Une opinion ouvertement ou discrètement exprimée
Rien ne vaut les titres et photos de première page qui annoncent le décès d’un dirigeant pour voir les médias exprimer leur opinion. Ils n’ont pas d’autre choix que de revenir sur le passé, fixer le présent ou regarder l’avenir. Parmi bien des exemples, la mort de Franco, le 22 novembre 1975, a offert une véritable démonstration.
1- Seuls deux journaux de gauche se sont retournés sur le passé pour justifier leur hostilité au dictateur. L’Humanité a légendé, cinq colonnes à la une, en gros caractères, une grande photo de Franco serrant la main d’Hitler : « Il n’était pas l’Espagne. Il était son bourreau ». Libération a préféré la photo d’un de ces cadavres d’enfants alignés après le massacre de Guernica, en avril 1937, avec pour titre : « Des milliers de prisonniers politiques entre l’espoir et l’angoisse ».
Un hebdomadaire d’extrême droite, Minute, a choisi, lui au contraire, de légitimer le passé par le présent : une photo pleine page montrait une foule compacte sur la place d’Espagne à Madrid pleurant le disparu avec pour légende : « Ils n’ont pourtant pas tous connu la guerre civile ». À l’évidence, le portrait de Franco était évité au profit d’une métonymie de la ferveur populaire avancée comme preuve de la qualité du disparu. Même les saluts fascistes étaient édulcorés et décrits pudiquement comme « des mains qui (se tendaient) pour l’adieu ».
2- Quant aux autres « journaux dits d’information », ils ont tous escamoté le passé qu’ils ne voulaient sans doute pas condamner, pour retenir moins le présent que l’avenir. Ils évitaient ainsi de s’expliquer sur leurs sentiments envers Franco. Mieux valait regarder l’avenir et le nouveau couple royal beaucoup plus présentable ! Mais, ce faisant, taire les crimes du dictateur revenait à faire preuve de complaisance à son égard au détriment de ses victimes. « Juan Carlos sera roi demain », titrait L’Aurore qui ne retenait que deux photos compassionnelles, celle du défunt dans son cercueil et de sa famille en deuil . « La fin de Franco. Il était comme mort depuis un mois. Maintenant c’est chose faite, paraissait, en revanche, jubiler France-Soir au-dessus d’un grand portrait du Prince et de son épouse. Voici venue l’heure de Juan-Carlos ». Le Figaro avait, quant à lui, cherché la plus mauvaise photo qui fût d’un bout de cercueil qu’on transborde à la va-vite dans un corbillard, avec ce titre : « Espagne : succession assurée mais avenir incertain. Juan Carlos proclamé roi demain. Obsèques de Franco dimanche ».
3- Reste Le Monde qui a préféré lui aussi regarder le présent et l’avenir en tournant le dos au passé : « Le général Franco est mort. Le prince Juan-Carlos deviendra roi d’Espagne samedi ». Ne tient-on pas enfin un exemple de son prétendu « titre informatif » qui livre « le fait brut » débarrassé de « sa gangue de commentaire » ?
Pas davantage, pour trois raisons :
A- La formule choisie -
« Le général Franco est mort » - exprime « le fait » avec brutalité ; c’est le contraire de l’euphémisme dont on use en général pour ménager la sensibilité de son interlocuteur : « il s’est éteint », préfère-t-on dire par exemple, ou « il n’est plus ». « L’adieu », titraient Aujourd’hui et Le Figaro à propos de la mort de Jean-Paul II, le 4 avril 2005. « Le grand merci », choisissait même La Croix.
B- Mais n’est-ce donc pas la preuve, va-t-on objecter, que la formule ne saisit que le fait non contaminé par des sentiments de peine ou de sympathie ? Non, car c’est en fait la formule protocolaire réservée à une personnalité éminente, qui tait toute querelle du passé pour ne retenir que l’instant présent d’un destin scellé méritant à ce titre concentration d’attention à défaut de méditation par respect. Franco est donc classé parmi les personnalités respectables.
C- Cette formule est enfin protocolaire à un second titre : l’intronisation de Juan Carlos annoncée aussitôt renvoie à l’expression usuelle des monarchies que la mort du monarque n’interrompt pas, mais qui survivent dans la personne du successeur légitime : le roi est mort, vive le roi ! Un fonctionnement régulier des institutions monarchiques espagnoles est ici simulé, comme si Juan Carlos succédait en héritier légitime à son père, alors que c’est à un dictateur issu d’un coup d’État et d’une guerre civile meurtrière, qu’une longévité de 36 ans avait fini par rendre honorable. Le général Eisenhower en 1959 et le général de Gaulle, lui-même, en 1970 n’avaient-ils pas fini par lui rendre visite ?
Il est sidérant qu’on puisse aujourd’hui encore s’obstiner à distinguer « le journal d’information » (ou privilégiant les faits) et « le journal d’opinion ». Rien n‘y fait : la profession journalistique et l’École avec elle qui la copie sans discernement, restent attachées à cette mythologie, malgré tous les arguments qui la réfutent et les exemples contraires que les médias offrent malgré eux. Le « fait » reste inextricablement incorporé à sa gangue de « commentaire » et d’ « opinion ». Inutile donc de chercher à distinguer « articles d’opinion » et « articles privilégiant les faits », c’est impossible !
En somme « journaux dits d’opinion » et « journaux dits d’information » ne diffèrent que par la méthode choisie pour faire connaître leur opinion : les premiers le font ouvertement en toute honnêteté, les seconds, discrètement et parfois honteusement. Cette typologie est donc non seulement une erreur, mais un leurre pour dissimuler une opinion qu’on cherche à faire admettre plus facilement à l’insu de ses lecteurs abusés.
Paul Villach
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