Idiosyncrasie du pervers narcissique (partie 2/2) : définitions
« Il n’est qu’un remède aux modes [...] : c’est de situer les faits cliniques dans leur genèse, d’en remonter le fil et d’en baliser la place. »[1]
La première partie de cet article avait pour objectif de « situer les faits cliniques dans leur genèse ».
Pour rappels, celle-ci faisait suite au traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et répondait aux préoccupations de l’époque alors que les toutes jeunes institutions telles que les Nations-Unis et l’OMS exprimaient la volonté de remédier à la situation éducative désastreuse des enfants sans foyers et de ses conséquences sur leur santé mentale.
J’ai alors pu souligner l’étroite parenté qui existe entre, d’une part la théorie de l’attachement de John Bowlby – peu connu en France, mais au combien utile pour le secteur de l’aide à l’enfance –, et d’autre part la théorie de la perversion narcissique – également méconnu malgré le récent prosélytisme de certains magazines de presse.
Pour « remonter le fil » [des faits cliniques] un livre entier n’y suffirait pas. Qui plus est, cette tâche a déjà été magistralement remplie par l’inventeur de la théorie de la perversion narcissique au travers de son ouvrage majeur Le génie des origines. (Qu’aucun de ceux qui critiquent le concept n’a jamais pris soin de lire ou d’étudier, soit dit en passant !)
La « remarquable description clinique de la perversion narcissique »[2] mérite assurément mieux que l’acception courante à laquelle l’ont réduit certains médias, car cette théorie met à jour des processus complexes que le bon sens populaire s’est toujours représentés sous la forme du Mal. Ce qui, par les temps qui courent, ne peut qu’interroger un esprit curieux en quête de réponses.
Il nous faut donc « baliser la place » pour étayer cette assertion, même si pour cela un ou plusieurs compléments à cet article seront nécessaires afin de mieux appréhender ce en quoi cette théorie révèle les stratégies diaboliques mises au service du Mal.
En nous reportant à l’échelle graduée de dénis[3] construite par Racamier pour illustrer sa troisième topique psychanalytique et distinguer les différents registres psychopathologiques qu’il répartit en trois niveaux – et non pas trois catégories –, nous observons que les états mentaux pathologiques vont, dans le sens d’un progrès, des psychoses aiguës aux pathologies narcissiques perverses en passant par les schizophrénies ; nous constatons également que la perversion narcissique se situe tout au bas de cette échelle sur la première marche des « maladies » mentales.
Ce qui fait toute l’originalité de cette « avancée clinique géniale »[4], c’est qu’à chaque degré de cette échelle correspondent un type d’objet particulier et un mode relationnel spécifique qu’entretient le sujet avec son objet (compris ici au sens psychanalytique du terme).
Ainsi, cette carte générale des degrés du déni nous enseigne que la perversion narcissique est marquée par un « déni de valeur propre ». Ce déni de valeur-propre fait partie d’un ensemble plus vaste de dénis regroupés sous la « catégorie » des dénis d’autonomie. La lecture de ce nouveau panorama psychopathologique nous enseigne que l’objet correspondant à la perversion narcissique est un objet-piédestal qui fait dire à Racamier à propos des pervers narcissiques : « Il cherche à nourrir leur gloire de la déconfiture narcissique d’autrui, croyant qu’à chaque pied qu’ils écrasent ils gagnent un pied de hauteur. »[5] Ainsi peut-on en conclure que « l’objet-piédestal » du pervers narcissique n’a aucune valeur propre aux yeux de ce dernier et ce qui est refusé à l’objet, c’est son autonomie.
Jusque-là, rien de bien extraordinaire, mais pour comprendre la nature du Mal qui nous occupe ici il faut le présenter : « La perversion narcissique définit une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir. »[6]
Cette définition pourtant simple semble poser de gros problèmes de compréhension à tous ceux qui tentent ou ont tenté d’en saisir le sens, soumis ici à des interprétations rocambolesques, pour ne pas dire parfois… farfelues ou fantaisistes. Il semblerait qu’à ce niveau les analyses critiquant la notion s’arrêtent au seul stade de la description des signifiants « pervers » et « narcissique » bloquant par là toute possibilité d’élaboration permettant de rendre compte d’une réalité située à un autre niveau d’abstraction auquel on accède si l’on accepte le fait que l’association de ces deux mots désigne « autre chose ». Wilhelm Reich y aurait probablement vu là l’un des effets néfastes de la « peste émotionnelle ».
Mais avant que de commenter cette première définition, rappelons un point essentiel maintes fois relevé et pourtant constamment éludé : c’est que « le plus important dans la perversion narcissique, c’est le mouvement qui l’anime et dont elle se nourrit »[7]. Ce « mouvement pervers narcissique » désigne une « façon organisée de se défendre de toutes douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui et non seulement sans peine, mais avec jouissance »[8]. Quant à la perversion narcissique, elle représente « l’aboutissement et la destination du mouvement pervers »[9].
Armés de ces quelques repères notionnels, nous pouvons désormais dégager certaines caractéristiques relatives à la perversion narcissique selon l’approche de P.-C. Racamier. Elles sont nombreuses. Le choix de n’en sélectionner que quelques-unes a été opéré en fonction des points les plus importants totalement passés sous silence par les articles de vulgarisation courants, voir même par certains ouvrages prétendument spécialisés sur le sujet :
1. – En tout premier lieu, nous pouvons en déduire que le pervers narcissique désigne une personne qui a recours à des mécanismes spécifiques, de façon durable ou transitoire, pour se protéger d’une souffrance inconsciente qu’il n’a jamais appris à gérer.
2. – Ce mode d’organisation psychique consiste à éviter un deuil – et la dépression qui s’ensuit – ou des conflits internes qui lui appartiennent en propre, mais dont il dénie l’origine tout en les expulsant pour les faire couver ailleurs « non seulement sans peine, mais avec jouissance ».
3. – Il s’agit donc pour le pervers narcissique de projeter ce deuil ou ce conflit interne pour le faire porter par son entourage (famille, collègues de travail, amis, associés, groupes, institutions, sociétés, etc.). Pour être extradé (hors de la psyché du projeteur), ce travail du moi va être déformé au passage de l’intrapsychique à l’interpsychique. Il n’en sera que plus méconnaissable, gagnant en puissance et en « malification »[10].
4. – Cette malification reste impensable, car il n’est rien de plus inconcevable que d’envisager le fait qu’un travail de deuil ou une dépression puisse s’exporter par voies intersubjectives – d’où l’un des principaux écueils à la compréhension de la perversion narcissique.
5. – Les blessures narcissiques infligées à autrui par projections et disqualifications deviennent une source de jouissance pour le pervers narcissique qui érotise ainsi son système défensif au détriment de son ou ses objets manipulés.
6. – La perversion narcissique a donc besoin d’un tiers manipulé pour se réaliser. Ce tiers, qui peut être une personne, un groupe ou une société tout entière, a pour fonction de devenir l’hôte du venin (ou du poison).
7. – C’est dans la relation que cette pathologie va se manifester et que nous pourrons l’observer le plus facilement, ce qui fait dire à certains que la perversion narcissique est une pathologie du lien – sauf que cette pathologie du lien est bel et bien initiée par un individu qui se refuse d’endosser la responsabilité du travail psychique qui lui incombe après un vécu de deuil ou de conflit interne.
8. – Que cette organisation soit durable ou transitoire signifie qu’il ne nous est pas possible de prévoir la reprise ou l’abandon de ce travail du moi dont seul le sujet a la charge. Ce que P.-C. Racamier exprime ainsi : « Combien, pour un seul pervers accompli, faut-il de pervers potentiels ou partiels, de pervers passagers ou manqués : c’est ce que nul ne saurait et ne saura jamais dire. »[11]
9. – Cette formation psychique se développe autour d’un déni spécifique de valeur-propre que les victimes de ce processus infernal et mortifère connaissent très bien pour avoir introjecté ce sentiment de dévalorisation, car telle est la puissance de la « propulsion projective »[12]. Avec le temps, le caractère se forge et s’organise autour d’une perversion narcissique « accomplie » que seule la mise en échec viendra contrarier (d’où le changement de registre pathologique et la régression du sujet en une paranoïa, cf. l’échelle des dégradés de déni).
10. – Le déni comme principal critère diagnostique d’une perversion narcissique nous indique que nous avons affaire à une défense intrapsychique, d’autant plus redoutable qu’elle a la particularité de mettre à contribution, à son corps défendant, l’objet du pervers narcissique (cet objet, je le rappelle, peut-être un conjoint, la famille, un ou des collègues de travail, amis, associés, groupes, institutions, sociétés, etc.).
11. – etc.
Bien d’autres particularités propres à la perversion narcissique peuvent encore être dégagées de ces seules définitions, mais pour la simplicité du propos, cet article ne saurait prétendre à une quelconque exhaustivité, d’autant qu’en évoquant une défense intrapsychique nous venons de soulever un détail très important sur lequel il convient de s’attarder quelque peu en opérant au préalable une légère digression pour apporter quelques précisions concernant le cadre de cette théorie.
Nous savons depuis Freud que les défenses intrapsychiques ont pour fonction de protéger le Moi du sujet contre les angoisses qui jalonnent son parcours de vie. Selon Henri Cabrol[13], « les mécanismes de défense sont des opérations mentales involontaires et inconscientes qui contribuent à atténuer les tensions internes et externes. Les concepts d’organisation défensive, de style défensif, décrivant des combinaisons de mécanismes de défense, relativement stable et caractéristique de la personnalité d’un sujet, apparaissent une dimension majeure du fonctionnement de la personnalité, du normal au pathologique… »
Or, le concept de perversion narcissique s’ancre dans la recherche psychanalytique. Ou plutôt devrions-nous dire, d’une psychanalyse moderne débarrassée de ses oripeaux et de ses égarements conceptuels où l’avait confiné le seul champ d’investigation intrapsychique. En l’ouvrant sur le vaste domaine de l’interpsychique, Paul-Claude Racamier, qui tout en reconnaissant la dette qu’il doit à Freud[14] et à ses illustres prédécesseurs – tel que Victor Tausk jalousé et rejeté par Freud –, a « révolutionné » cette discipline par une profonde remise en question que ne lui ont toujours pas pardonnée les fidèles du dogme freudien.
Je rappelle à ce propos que la troisième topique psychanalytique[15] de Paul-Claude Racamier est une topique intra- ET interpsychique.
La psychanalyse « orthodoxe » a largement exploré le domaine de l’intrapsychique, de ses angoisses et de ses complexes, mais elle a « négligé » celui de son interaction avec le monde externe et l’interpsychique. (Les tentatives n’ont pourtant pas manqué de la part d’auteurs psychanalystes pour rendre compte de ces interactions.) Ce que corrige de façon « remarquable et géniale » la démarche de Paul-Claude Racamier, car « si la névrose impose une perspective analytique centrée sur l’intrapsychique, la perversion sexuelle et la perversion narcissique posent le problème de la prise en considération de la dimension interpsychique. L’emprise narcissique du sujet sur l’objet est au cœur de la défense perverse. Ainsi, à la différence de la perversion sexuelle, la perversion narcissique témoigne d’une cruauté ou d’une malignité toute particulière. »[16]
C’est dans cette dimension interpsychique que « les processus psychiques, dont l’unité (qui ne peut s’apercevoir dans la seule enceinte intrapsychique), s’accomplissent entre plusieurs personnes (couple, famille, groupe, société) en vertu d’interactions inconscientes obligées. »[17]
Dans ses vastes travaux de recherche sur la perversion[18], Janine Chasseguet-Smirgel résume ainsi la problématique fondamentale du pervers : « Il parvient ainsi à éviter l’Œdipe et, ce qui lui est corrélatif, la menace de castration. […] Le déroulement rituel de l’acte pervers constituerait ainsi une technique magique destinée à modifier la réalité, à faire basculer le sujet dans une autre dimension – celle de l’indifférencié – technique que nous avons rapprochée des messes noires et des religions du diable. L’acting-out, caractéristique de la perversion, est lié, à notre avis, à l’évitement de l’élaboration psychique des problèmes (la dépression, la douleur, le sentiment d’insuffisance) et à la tentative de lui substituer une solution magique qui rend nécessaire une actualisation, une inscription dans la réalité externe, qui a valeur analogue aux gestes et paroles du magicien, destinées à faire advenir une nouvelle réalité, “à violer l’ordre normal de l’univers” » (S. Ferenczi). J. Chasseguet-Smirgel conclut : « C’est à un problème d’omnipotence narcissique que nous avons affaire, omnipotence que nous avons également trouvée lorsque nous avons cru déceler, chez les pervers, l’ambition de prendre la place du Créateur. »
Ces considérations posent le cadre conceptuel dans lequel la topique interactive de P.-.C Racamier se situe. Cette topique est un dérivé de sa troisième topique psychanalytique dans le sens où elle en est un sous-ensemble regroupé dans la « catégorie » des pathologies narcissiques perverses et illustrées par les dénis d’autonomie[19] : « Cette topique s’installe au lieu et place de l’espace intermédiaire – cet espace qui s’inscrit lui-même au sein de la topique ternaire des espaces : interne, externe et intermédiaire. Dans la topique interactive, l’agir remplace la pensée ; l’intermédiaire est collabé, les processus s’engrènent inéluctablement. Du psychique ne subsistent plus, à l’extrême, que des traces plus ou moins lointaines ; ces traces sont très difficiles à “rabouter” : c’est qu’ici le déni et le clivage règnent à la place du refoulement, et que les traces traversent les personnes et les générations : rien ne saurait se voir et se concevoir hors d’un regard familial et d’un regard institutionnel. »[20] « Les retombées dans l’analyse individuelle sont considérables pour la compréhension des agirs, des composantes incestueuses, perverses et manipulatrices du transfert. »[21]
…
Espérant ne pas avoir perdu le lecteur en route, ses précisions étaient nécessaires pour rendre compte de la difficulté – mais pas de l’impossibilité – qu’il y a à situer cette « pathologie ».
Nous pouvons dès lors comprendre une autre caractéristique de la perversion narcissique : elle « est faite avant tout d’actions et de conduites »[22], d’« extragir »[23], de « faire-agir »[24] et de « trans-agir »[25]. D’où le fait qu’elle soit parfois maladroitement amalgamée avec la manipulation et les manipulateurs dont les descriptions émanent le plus souvent du courant de la psychologie comportementale[26] pour qui le « pervers narcissique » n’est qu’un diable à bannir de la société des humains, ignorant par là même que ce « diable » nous habite tous et qu’il peut se déclencher, chez certains sujets « sensibles », à tous moments.
Ce sont ces actions et ces conduites mises en œuvre par les mécanismes de défense du sujet qui vont permettre de discriminer le fonctionnement « pathologique » de celui du « normal » d’une psyché assumant la responsabilité du travail qui lui incombe et la prise en charge de son développement que les vicissitudes de la vie quotidienne peuvent venir entraver.
En cela, point n’est besoin d’être un fin psychologue pour comprendre que les plus profonds bouleversements que nous connaissons se produisent à l’occasion de déceptions auxquelles la vie courante ne manque pas de nous confronter.
Dans un climat social où la fréquence d’expériences douloureuses, conflictuelles ou dépressives s’intensifie, où nos émotions sont mises à contribution par La stratégie du choc[27], nos capacités de résiliences s’en trouvent durement affectées et finissent par s’émousser. Autrement dit, en période de crise, certains déboires de la vie quotidienne – qui en toutes autres circonstances passeraient pour un mauvais cap à franchir – peuvent se transformer en véritable source de stress renforçant l’angoisse latente des individus qui, au lieu de gérer cela comme une épreuve à surmonter, se retrouvent face une situation de deuil insurmontable. (Au sens psychanalytique du terme désignant un « processus intrapsychique, consécutif à la perte d'un objet d'attachement, et par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de celui-ci »[28]. En plus de la perte d’un proche, cela comprend notamment les changements de poste, les pertes d’emplois, les séparations, les déménagements, mais également les croyances, les convictions, les schémas de pensée, etc.)
Ce deuil insurmontable sera extradé et soumis au processus de malification le rendant ainsi méconnaissable et inintelligible : « Sachant que tout travail psychique doit se faire, nous devons cependant savoir qu'un travail s'accepte ou bien se rejette. […] Il arrive que le moi se refuse à la tâche qui lui incombe. On dirait alors d'un cheval qu'il “refuse” l'obstacle : l'ayant pressenti, il ne le passe pas ; de même se peut-il qu'un moi, à peine aura-t-il pressenti le travail qui l'attend, mais qui le rebute, en refuse la charge. Ce travail refusé sera mis en attente. Il n'attendra pas indéfiniment. La séquence suivante obéira au principe selon lequel un travail du moi ne se perd jamais : aucun travail psychique ne se perd s'il est de quelque importance. Ce qui n'est pas accompli par l'un devra quand même être fait. Il le sera par d'autres. Il sera donc transporté. Mais non sans avoir été dégradé en chemin. C'est alors en effet qu'intervient le processus d'exportation ou plus exactement d'expulsion du travail refusé. Il faut souligner au passage que l'expulsion s'opère selon des méthodes de transport spécifiques. »[29]
Bienvenue dans la quatrième dimension !
« De temps en temps, les hommes tombent sur la vérité. La plupart se relèvent comme si de rien n'était. » (Winston Churchill.) Certains après avoir poussé la porte de l’antre du diable la referment aussitôt par peur de l’aventure, préférant le confort douillet des illusions de la matrice. Tout le monde n’est pas capable de supporter les effets de la pilule rouge…
Après cette courte – trop courte – présentation, il ne restera plus qu’à décrire les méthodes de transport et les mécanismes par lesquels ce travail du moi refusé va être projeté, couvé ailleurs et propagé à la façon dont on se débarrasse d’une patate chaude. (Les nombreuses définitions en note dans cet article donnent de précieuses indications sur les procédés de propagations qu’utilise une psyché pour extrader ses propres affects indésirables.) Ce qui ne clôturera pas pour autant le sujet de la perversion narcissique.
Pour finir j’évoquais supra le fait que la perversion narcissique était une défense intrapsychique, ou pour le dire plus exactement, une organisation de « défenses rigides conjointement dressées ». Cette organisation défensive qui nécessiterait à elle seule un autre billet – peut-être prochainement –, Paul-Claude Racamier lui a donné un nom. Audacieux s’il en est compte tenu de l’importance qu’il lui attribue, mais très timidement introduite dans le champ des concepts psychanalytiques tant il connaissait la « raideur » de ses collègues lorsqu’il s’agissait de s’émanciper de leur maître à penser. Il a nommé cette organisation défensive : défense de survivance[30]. La définition en note nous fait prendre la mesure de la prudence à laquelle il fit preuve pour introduire cette nouvelle notion dans sa discipline. Pour autant, les quelques courants de recherche qui ont réalisé l’exploit de s’affranchir de la tutelle du « dogmatisme » freudien – tel que celui de la psychanalyse groupale et familiale – offrent des analyses des faits sociaux d’une précision chirurgicale que le grand public, pour répondre aux vœux de Carl Gustav Jung exprimant le souhait que les atrocités de la Seconde Guerre mondiale ne puissent plus jamais se reproduire[31], aurait tout intérêt à connaître afin d’assurer la sienne… de survie. Car comme le résume très brillamment Gérard Bonnet, dans son ouvrage La perversion, se venger pour survivre (2008) : « L’acte pervers n’a rien à voir avec le comportement bestial, brutal ou instinctif auquel on le réduit souvent. C’est un acte humain d’une richesse et d’une complexité diabolique, et d’une logique à toute épreuve. […] On éviterait bien des erreurs, policières, judiciaires, politiques, thérapeutiques, si l’on écoutait ce message, en tenant compte des ses éclaircissements. Car la perversion se nourrit de vengeance, et plus l’on se méprend plus elle s’en prend à ceux qui ne l’ont pas compris. Pour le pervers, c’est une question de survie »[32].
A suivre…
Philippe Vergnes
[1] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, p. 132.
[2] Selon les « bons mots » du Dr Daniel Zagury, psychiatre des hôpitaux, expert près la cour d'appel de Paris, chargé d'enseignement en psychiatrie légale (faculté du Kremlin-Bicêtre, Paris IV) et auteur de L’énigme des tueurs en séries.
[4] Toujours selon les « bons mots » du Dr Zagury.
[5] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, p. 308.
[6] Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, p. 59. C’est moi qui souligne.
[7] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, p. 280.
[8] Ibidem, p. 284. Souligné par P.-C Racamier.
[9] Ibidem, p. 284.
[10] « Désigne (par opposition à la bonification) le processus intrapsychique puis interactif par lequel une notion (fantasme, affect, désir, pensée, etc.) est soumise à des altérations successives jusqu’à être finalement dotée d’un potentiel croissant de malfaisance ; à peine amer et mauvais, mais vivable, voire même potentiellement fécond, le produit psychique d’origine est rendu pire, et de plus en plus toxique ; transporté par force (la force de l’agir) dans d’autres psychés, il y opère comme un poison ; malifié d’abord en fantasme il le devient en fait.
(Par exemple : un sentiment de deuil [porteur d’une certaine douleur, mais porteur aussi d’un progrès possible] est transformé en un poison dévastateur ; expulsé* hors de son site, il est envoyé dans les psychés proches, qu’il envahit et parasite. [Il semble que même une activité en soi bienfaisante, comme l’exercice de la pensée, puisse être ainsi malifié].
La malification est exactement l’inverse de la bonification, grâce à laquelle un affect, un fantasme ou un dérivé pulsionnel, d’abord reçu avec crainte et comme une menace, est transformé de façon positive et bienfaisante en vertu d’un travail de façonnage* ; ainsi pour les affects primitivement éprouvés par le bébé ; ainsi pour l’angoisse, d’abord dilacérante, puis muée en un signal d’alarme qui sera définitivement utile. De même en ira-t-il pour les œuvres de la sublimation.) » Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, pp. 50-51.
[11] Ibidem, pp. 280-281.
[12] « Désigne la force motrice nécessaire aux envois projectifs hors du cœur de la psyché. Cette propulsion détermine la direction, la distance et la violence du tir “projectif”, son économie.
La distance : un tir très proche ne dépasse pas les limites du moi corporel, et il y “plante” une hypocondrie ; propulsé hors du moi, mais dans la famille, il “insémine” un organe hypocondriaque familial* (ou figurant prédestiné*) ; le tir “à ciel ouvert” donne des hallucinations, dont la source sera plus ou moins éloignée.
Pour toute activité projective, l’évaluation de la force propulsive et de son économie est indispensable au clinicien comme au thérapeute.
Qui a le premier décrit et jalonné ce processus, c’est Tausk. » Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, p. 60.
[13] Henri Cabrol, « Les mécanismes de défenses », in Recherche en soi infirmiers n° 82, septembre 2005.
[14] « Je tiens à l’héritage de Freud : à sa hardiesse, à sa largeur, à sa prudence. Mais je ne tiens pas à la frilosité de l’esprit. Je ne suis pas de ceux qui ne font pas un pas sans se référer par le texte à la bénédiction de Freud : je me suis assez pénétré de son œuvre et de sa démarche pour me dispenser de ses indices. » Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 15. Liberté d’esprit qui dérange le monde de la psychanalyse « orthodoxe ».
[16] Jeanne Defontaine, « Quelques aspects du transfert dans la perversion narcissique », Revue française de psychanalyse 2003/3, Volume 67, p. 839-855. C’est moi qui souligne.
[17] Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, p. 65. C’est moi qui souligne pour une nouvelle fois rappeler que nous sommes là dans une description dimensionnelle (mais pas exclusivement).
[18] Janine Chasseguet-Smirgel, Éthique et esthétique de la perversion, Seyssel, Champ-Vallon, 1984.
[19] Cf . Tableau des dégradés de déni, « Pervers narcissique (partie 1/2) – Plongée au cœur des origines d’un concept en vogue ».
[20] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 74.
[21] Claude Pigott, « Topique interactive », in Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Tome 1, Condé-sur-noireau, Collège de psychanalyse groupale et familiale, 1998, p. 273. C’est moi qui souligne.
[22] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 289.
[23] « Désigne la tendance interactive à expulser par l’agir une part de sa vie psychique et la faire agir au dehors (ou co-agir) afin d’en verrouiller* les issues.
Exemples : clivages et dénis ne tiennent la route que s’ils sont soumis à l’extra-agir ; les deuils expulsés* sont irrésistiblement extr-agis. » Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, p. 40.
[24] « Méthode relationnelle interactive consistant à faire agir des partenaires de l’entourage.
(Il y a antinomie entre le savoir-faire et le faire-agir ; mais il y a contact entre le faire-valoir et le faire agir.) » Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, p. 95
[25] « Désigne le fait d’agir au travers de quelqu’un, d’exercer un agir défensif et offensé qui passe à travers la frontière du moi pour être capté et mis en œuvre par une autre personne.
Exemple : deuil expulsé* transagi par un proche ; clivage calfaté par voie de transagir. » Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, p. 66.
[27] Pour une anatomie de la stratégie du choc lire notamment : « Perversion narcissique et traumatismes psychiques – L’approche biologisante ».
[28] Définition du travail de deuil, Dictionnaire de la psychanalyse en ligne de Laplanche et Pontalis.
[29] Paul-Claude Racamier, « Pensée perverse et décervelage », in Gruppo, Revue de Psychanalyse groupale n° 8, 1992, p. 139.
[30] « Désigne un principe fondamental de la vie psychique, visant à assurer et à maintenir la pérennité narcissique de l’être.
Ce principe d’organisation des forces narcissiques et de l’instinct de conservation vise à la perpétuation de l’être corporel et psychique, face aux forces physiques et fantasmées qui le menacent de mort ou de toute autre espèce de disparition. La survivance a donc pour contraire et pour complément la disparition. Le double principe de survivance et de disparition (dont les deux volets opposés sont complémentaires) est à la nécessité narcissique ce que le principe (lui aussi double) de plaisir et de déplaisir est au désir libidinal. On peut présumer que la survivance s’organise avant le plaisir ; c’est elle qui mobilise les défenses massives que l’on dit (abusivement) psychotiques et qui prévalent de manière écrasante non seulement dans les organisations psychotiques, mais aussi marginales ou ultra-névrotiques, ainsi que dans les états critiques ; ces défenses de survivance sont surdéfensivement verrouillées* ; la paradoxalité* est elle-même une organisation de survivance. » Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, Paris, Apsygée, 1993, pp. 64-65.
[32] C’est moi qui souligne.
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